Billet invité.
Sorti le 30 novembre 2015, soit deux semaines après les attentats du 13 novembre 2015, qui ont frappé Paris, le numéro 7 de la revue officielle francophone de l’État Islamique (numéro du mois de Safar 1437, soit le mois qui commence le 13/11/2015) est riche d’enseignements et doit donc être analysé en détail.
Tout d’abord, et contrairement aux communiqués rédigés en français, par l’EI, qui sont souvent truffés de fautes et dénotent un manque de maîtrise de la langue, la revue Dar al-Islam éditée par l’agence Al-Hayat est soignée (malgré tout de même quelques fautes).
Ensuite, si la couverture et le titre font référence aux évènements survenus à Paris le 13 novembre 2015, le contenu ne leur laisse qu’une place réduite, avec l’introduction de 2 pages (qui reprend le communiqué paru quelques heures après les attaques), et un reportage photo de 5 pages.
Le reste du magazine comporte soit des articles traduits de la revue anglophone Dabiq, soit des articles originaux, dont celui qui nous intéresse plus particulièrement, titré sur une citation du Coran : « Ô vous qui avez cru ! Préservez vos personnes et vos familles d’un feu » (at-Tahrim 6).
Avant d’étudier plus en détail cet article de 6 pages, nous signalerons aussi la rubrique classique du magazine « Les mots de l’ennemi » qui fait la part belle à des extraits réécrits de Marc-Edouard Nabe, et un article d’une page sur la campagne « Not in my name » page 44 (nous y reviendrons en conclusion).
Dans ce numéro, et avec un article, l’État islamique cible donc l’école publique française et les services sociaux, à la manière désormais classique d’une communication suffisamment ouverte pour que la menace soit difficile à parer mais pour autant assez précise pour que les partisans de l’EI ou les apprentis jihadistes puissent agir dans le sens voulu par la Direction, et ce même sans instructions ou liens directs.
Il s’agit en effet, comme nous l’avons déjà analysé dans un précédent billet, de mettre en place une capacité d’action tactique décentralisée à l’extrême, laissant la place à l’initiative individuelle (et donc difficilement prévisible et neutralisable) dans le cadre d’un plan coordonné (comme une version moderne et efficace de l’Auftragstaktik de l’armée allemande).
Rappelons que les salles de concert avaient fait l’objet d’un article équivalent dans un précédent numéro, et que le Bataclan avait plus particulièrement été ciblé par l’un des jihadistes français les plus actifs, Fabien Clain, avait menacé le Bataclan d’une attaque dès 2009 (relevons que le commanditaire de ces attaques est nécessairement d’un niveau bien supérieur à Abaaoud qui n’est que le chef de l’équipe sur le terrain, et que l’un des concepteurs de ces opérations peut être ce Fabien Clain).
Il s’agit donc de ne pas tomber dans un catastrophisme et une paranoïa, mais pour autant de prendre au sérieux la nouvelle menace qui est ainsi énoncée de manière fort logique : l’éducation est l’une des priorités de l’action de l’EI, il est donc rationnel que l’école publique d’un pays « ennemi » devienne une cible prioritaire. De plus, la multiplication des cibles permet de disperser les moyens sécuritaires ennemis et de faciliter donc les attaques, tout en allégeant la pression sur les sanctuaires territoriaux de l’EI (« La Gestion de la Barbarie » comporte de longs développements sur ce point).
L’article est construit en trois parties, et constitue donc une démonstration destinée à convaincre les partisans de l’EI que l’attaque des écoles publiques et des services sociaux est conforme à l’idéologique jihadiste, et qu’elle constitue donc une priorité (c’est à dire une « obligation ») pour tous les jihadistes à l’avenir.
La première partie de l’article revient, en s’appuyant sur des citations, sur les obligations des parents à l’égard de leurs enfants dans l’idéologie jihadiste (qui rappelons-le est une idéologie autonome « souchée » sur l’Islam). Le premier paragraphe intitulé « responsabilité des parents en Islam » se conclut sur l’incompatibilité pour des parents « qui se veulent de l’Islam » (en réalité jihadisme), de « jeter » (sic) « leurs enfants dans ces antichambres de l’Enfer, que sont les écoles de la mécréance et de la perversion« . Signalons que les termes de mécréance et de perversion, qui reviendront fréquemment dans l’article, semblent plus particulièrement dédiés à la France (dont Paris était déjà la « capitale des abominations et de la perversité » dans le communiqué revendiquant les attaques du 13 novembre).
La première partie se poursuit avec des développements sur « l’importance de l’éducation en Islam », en reprenant des exemples tirés du Coran et de plusieurs Hadith, mais toujours lus sous le prisme de l’idéologie jihadiste, c’est à dire sans aucun recul, aucune contextualisation, et avec un totalitarisme absolu.
La conclusion de ce développement revient là encore à l’objet principal de l’article : « que dire alors de ces écoles où les menus halâl sont devenus illégaux au nom de la laïcité ? ».
La partie suivante (« L’obligation d’une éducation laïque en France sous le contrôle de la franc-maçonnerie ») va analyser l’école publique française et ses principes, pour les dénoncer, en prenant soin de les présenter de la manière la plus détestable pour un jihadiste. Elle s’ouvre sur un paragraphe reprenant l’histoire de l’enseignement à partir du « franc-maçon Jules Ferry« . Bien qu’assez pauvre en références historiques, les auteurs de cet article ont tout de même pris soin d’effectuer des recherches (manifestement sur le net) pour réécrire l’histoire de l’éducation nationale à travers le prisme jihadiste.
L’objet est de convaincre le lecteur non seulement du caractère inacceptable, mais également offensif et agressif des valeurs de l’école publique française à l’égard du jihadiste. Les auteurs constatent ainsi qu’arraché à l’église catholique, « le système éducatif français s’est construit contre la religion en général et que l’Islam en tant que seule religion de vérité ne peut cohabiter avec cette laïcité fanatique« .
La Charte de la Laïcité est qualifiée de « Charte de la mécréance » (source gouv.fr)
La démonstration de l’incompatibilité absolue entre les valeurs de l’éducation nationale en France et le jihadisme s’appuie sur les arguments suivants :
– la séparation de la religion et des affaires de l’État (pas pour un jihadiste attaché à la Charia)
– la liberté de conscience inacceptable (obligation de tuer l’apostat)
– « l’Islam est une religion de justice et ne croit pas l’égalité telle qu’elle est enseignée dans les écoles de la république » (en outre, les hommes et les femmes ne sont pas égaux selon les jihadistes)
– « le prosélytisme est une obligation pour chaque musulman » (jihad-e-Kabir : la propagation de la foi).
La démonstration s’articule ensuite en intégrant la responsabilité des parents « croyants » qui acceptent que leur enfant « ingurgite cette bouillie de mécréance, corrompant ainsi sa prime nature et lui faisant emprunter les voies des gens de l’Enfer« .
Il ne s’agit donc pas simplement de refuser un discours présenté comme digne de « l’enfer », mais de ne pas accepter même qu’il soit tenu.
Cette deuxième partie se poursuit sur « les mécréances et péchés enseignés dans les écoles », qui sont listés et critiqués chacun individuellement :
1) la laïcité et la démocratie, qualifiées de « fausses religions ».
2) la théorie du darwinisme de l’évolution : cette critique confirme les convergences très fortes entre les jihadistes et les ultra-conservateurs catholiques ou protestants, qui avaient déjà été constatées lors des manifestations contre le mariage pour tous.
3) la tolérance et l’humanisme, qui sont présentés comme des valeurs éducatives opposées au concept d’alliance et de désaveu. Cette critique est très intéressante d’abord parce qu’elle lie étroitement le jihadisme de l’État islamique avec le wahhabisme le plus rigoriste prôné par le du petit-fils de Al-Wahhab, Al ash-Shaykh (1786-1818, théoricien de l’alliance et du désaveu, coeur de l’idéologie wahhabiste), et ensuite parce qu’il s’agit d’un argument faible et très rapidement contre-productif, les valeurs de tolérance et d’humanisme étant difficiles à combattre auprès de tout esprit non fanatisé (sauf lorsque ces valeurs sont proclamées mais non appliquées – ce qui est malheureusement trop souvent le cas, surtout sous le règne de l’état d’urgence).
4) l’interdiction de la prière : qui est obligatoire pour tout enfant à partir de 7 ans (avec châtiment corporel à partir de 10 ans selon le hadith n°407 de la Sunan at-Tirmidhî). Là encore un argument faible, l’école n’interdisant pas aux enfants de prier chez eux (au besoin en rattrapant les prières non faites).
5) la banalisation de la fornication et de l’homosexualité : autant les deux arguments précédents sont faibles, autant celui-là sera nécessairement un argument fort auprès d’un croyants obsédés par la pudeur (aussi bien pour les femmes que pour les hommes) et agressés par une société française complètement insensible à la nudité. Le texte s’appuie là encore sur les arguments des opposants au mariage pour tous : l’homosexualité, qualifiée de « vice maléfique » et de « perversion » ne serait pour l’école républicaine qu’une « orientation sexuelle comme une autre« . La critique s’étend d’ailleurs aux avortements, qualifiés de meurtres d’enfants, qui seraient des pratiques banalisées et encouragées par l’école (ce qui est factuellement faux en pratique).
6) la mixité entre les filles et les garçons « qui est une porte ouverte vers la fornication« . L’argument est pour le coup très faible, et d’ailleurs il ne repose que sur un hadith, et sur l’impérieuse nécessité d’éviter les « tentations » inhérente à toute mixité…
7) l’interdiction du hijâb : les jihadistes récupèrent habilement un des points de crispation actuel entre l’école publique et les musulmans en France, mais en y ajoutant un hadith selon lequel « tout père qui accepte que ses femmes, soeurs et filles soient dévoilées par l’école républicaine est un dayyûth » (un dayyûth est l’une des trois personnes pour laquelle le Paradis est interdit, avec l’alcoolique et celui qui rompt les liens de parenté).
8) le dessin des êtres dotés d’âmes : il s’agit là d’un argument limité au wahhabisme le plus rigoriste, qui est iconoclaste à l’égard de toute représentation humaine ou animale, afin de combattre tout associationisme ou déviance du culte unique à vouer au Dieu des jihadiste et à son prophète.
9) la musique (voir commentaire précédent).
La deuxième partie se termine donc sur des « classiques » de l’idéologie jihadiste, habilement mêlé à des points concernant plus largement les musulmans, voire des questions qui agitent aussi les milieux ultra-catholiques, protestants ou juifs. Il s’agit de rationnaliser une idéologie, afin de pouvoir appuyer la conviction des lecteurs sur les discours d’autres registres, y compris considérés comme ennemis (ultracatholiques « croisés »).
La troisième partie découle directement des deux premières, et consiste en un paragraphe unique intitulé : « la solution face au problème ».
le texte n’offre que deux solutions :
– la hijrah (c’est à dire l’émigration vers l’Etat islamique, en emmenant ses enfants pour les soumettre au Diwân de l’éducation, « qui a mis en place des écoles où les programmes sont réellement islamiques. purifiés de toutes les mécréances et péchés... ».
– Combattre et tuer tous ces corrupteurs (formulé ainsi dans le texte).
C’est dans cette partie de l’article, page 17, que se concentrent les menaces, par une méthode désormais bien rodée.
Le texte commence par constater que « les fonctionnaires de l’éducation nationale (…) tout comme ceux des services sociaux qui retirent les enfants musulmans à leurs parents sont en guerre ouverte contre la famille musulmane« . le texte précise que la « dernière trouvaille de l’Etat français est de retirer les enfants des musulmans qui ont simplement l’intention de rejoindre l’Etat » islamique (c’est a priori vrai et c’est déjà arrivé récemment, par exemple en Italie ou à Lyon en février 2015).
L’Etat islamique donne alors ses instructions claires, de combattre et de tuer, « de toutes les manières légiférées« , ces ennemis. Le texte précise même qu’il s’agit là d’une obligation (rappelons que les instructions formulées de la même manière, il y a longtemps de tuer les soldats croisés partout ont été suivies de nombreuses applications, notamment à Londres ou à Paris).
La suite du texte revient sur la démonstration, afin de combattre l’argument relatif au fait de tuer des « innocents non combattants » (le texte tente de démontrer que les professeurs combattent le jihadisme « par la langue« , et les services sociaux le combattent « par la main« ), ou celui de tuer des femmes – ce qui serait autorisé sous certaines conditions, remplies en ce qui concerne les femmes ennemies qui travaillent dans l’éducation nationale ou les services sociaux.
Le texte appelle aussi à enlever les enfants « qui ont été arrachés à leurs mères » et les « exfiltrer » vers l’Etat islamique.
C’est la partie du texte la plus importante, puisque pour appuyer les injonctions de frapper le plus durement possible le personnel des écoles ou des services sociaux, l’Etat islamique fait appel aux ressorts de l’émotion en essayant de manipuler les lecteurs : « des mères aux coeurs déchirés et vides attendraient » un jour de revoir leurs enfants « trop souvent retenus par ces sous-hommes qui ne méritent que la mort« .
Il s’agit de s’appuyer sur un registre de victimisation très fréquent et efficace pour les jihadistes, permettant de motiver les passages à l’acte, qui se trouvent ainsi revêtus d’un caractère « défensif » qu’ils n’ont pas.
Aucun exemple précis n’est donné sur cette accusation grave, et conscient de la faiblesse de leur argumentaire sur ce point, les auteurs y rajoutent plusieurs références à des hadiths, pour conclure par une démonstration assez pauvre, et dont la manipulation est très grossière : laisser ces enfants grandir dans la mécréance est comme de les « voir mourir à petit feu ». Et le texte d’affirmer que « tous les jours des enfants musulmans sont assassinés dans les institutions de la république judéo-maçonnique« .
Le texte glisse très vite, et habilement, sur cette affirmation aussi grossièrement exagérée d’assassinats quotidiens d’enfants musulmans dans les écoles publiques françaises, pour rebondir sur un argument très rationnel : le rejet de toute tentative de créer des écoles « islamiques » qui n’est pas une solution dès lors que les programmes sont les mêmes que ceux de l’école publique (ce qui est logique).
Enfin, le texte se termine sur une conclusion courte et recentrée sur les exemples du Prophète, qui a combattu plutôt que d’accepter ou de transiger avec un ennemi.
On le voit, la menace est claire et ne doit absolument pas être sous-estimée. Les écoles publiques représentent des cibles potentielle d’une attaque terroriste jihadiste de l’Etat islamique pour au moins trois raisons :
– les écoles constituent un élément essentiel de cohabitation des communautés, une de ces « zones grises » que l’État islamique veut voir disparaître pour polariser les camps et rassembler les musulmans au sein de son idéologie. C’est le lien avec l’article d’une page contre la campagne « notinmyname » qui vise à défendre le « vivre ensemble » propre à ces « zones grises », de cohabitation entre les communautés, que l’EI veut détruire.
– Dans le cadre de cet objectif, une attaque d’école publique aura un impact majeur, en ouvrant la porte à une nouvelle vague de stigmatisation et de division (vague de réaction islamophobe qui peut même être maximisée selon le modus operandi adopté par les attaquants, et l’impact humain et médiatique d’une attaque meurtrière d’une école publique)
– enfin, il s’agit de cibles faciles d’accès, car très nombreuses et que nos moyens ne permettent pas de protéger.
Il est donc urgent que les pouvoirs publics, plutôt que d’épuiser nos services dans des perquisitions administratives, et d’autres mesures d’exception aussi inefficaces que contreproductives, réfléchissent à cette menace réelle, et adoptent une stratégie de prévention qui nous permette de continuer à avoir confiance dans la sécurité de nos écoles, coeur de nos valeurs mais aussi de notre avenir.
L’absence de réaction médiatique à ces menaces pourtant réelles et incontestables ( à l’exception des milieux d’extrême-droite, ce qui est encore plus maladroit) ne laisse rien augurer de bon.
Il ne faut pas que, comme pour les moyens de transport, les militaires ou les salles de concert (sans parler de Charlie Hebdo), nous subissions à nouveau une attaque jihadiste, pour découvrir après que la cible comme le mode opératoire étaient prévisibles.
Il est plus que temps de reprendre l’initiative, surtout s’agissant de la sécurité de nos enfants et de leurs enseignants.
» Voyou » …?…plutôt..!