Une application grossièrement abusive de l’état d’urgence, par Jacques Ghysbrecht

Billet invité.

Le Monde, Etat d’urgence : une circulaire « Pepper Grill », un soupçon de recours et une assignation mobile, le 28 novembre 2015

Daesh est un groupe organisé qui agit militairement, dans un but de domination territoriale quasi–étatique, sur un territoire étendu. La France et la Belgique, comme parties d’une coalition internationale, le combattent militairement sur ce même territoire. Daesh a déclaré son hostilité idéologique aux États européens dans leur ensemble. Il attente à des vies humaines sur le territoire de ces États, de manière organisée, en raison de cette hostilité et aussi par mesure de rétorsion à leur encontre. Cette situation, qui est durable, ne répond pas à toutes les conditions d’un état de guerre, notamment parce que Daesh n’a pas toutes les caractéristiques d’un véritable État et qu’il n’existe pas avec Daesh de possibilité d’un dialogue diplomatique, sans laquelle il n’y a pas à proprement parler de « guerre ». La menace représentée par Daesh en France vient d’atteindre un paroxysme. Cet ensemble de circonstances justifie à mon sens l’instauration de l’état d’urgence, et ce tout autant pour neutraliser la présence actuelle de Daesh en France que pour y réduire sa liberté d’action dans les moments à venir.

L’exposé des motifs de la loi du 20 novembre 2015 définit clairement le but, et par là même restreint l’effet, des mesures d’urgence qu’elle institue. Il justifie ces mesures par « la gravité des attentats, leur caractère simultané et la permanence de la menace établie par les indications des services de renseignements ainsi que le contexte international ». Leur but, précise-t-il encore, est d’« approfondir la lutte contre le terrorisme » et de « rendre plus efficace la prévention d’actes terroristes ». L’ensemble des travaux préparatoires va dans ce sens.

C’est dès lors avec ahurissement que j’apprends par un article dans le journal Le Monde et par d’autres sur le même sujet que, s’appuyant sur l’état d’urgence, certaines autorités administratives ont enjoint aux forces de police qui sont à leur disposition de perquisitionner le domicile de militants écologistes soupçonnés de vouloir organiser des manifestations en marge de la COP 21. Plusieurs dizaines de personnes ont été inquiétées. On les a menottées, on les a fait mettre à genoux, s’allonger par terre. On a fouillé leurs placards, retourné leur lit. Et puis finalement on les a assignés à résidence.

Ces mesures tiennent de l’abus de confiance. Les parlementaires qui ont voté l’état d’urgence n’entendaient évidemment pas qu’il puisse servir à empêcher la société civile d’exprimer son opinion à l’occasion de la tenue de la COP 21. L’exécutif français, en interdisant bien trop largement les manifestations prévues à cet effet, et en prenant les mesures de prévention que l’on vient de décrire, en fait une application grossièrement abusive. Les justifications avancées, telles que la sécurité des manifestants et l’immobilisation de forces de police nécessaires ailleurs, ne tiennent pas debout. La question n’est pas non plus de savoir si les gens qu’on a ainsi inquiétés avaient ou non les intentions qu’on leur prêtait. Braver l’état d’urgence en général, chercher le contact avec les forces de l’ordre sont des délits. Ce sont en plus, des actes inutiles et absurdes. Ce que je reproche aux autorités, ce n’est pas de vouloir s’y opposer, c’est d’utiliser à cet effet des moyens qui ne sont pas faits pour ça.

 Ce détournement de pouvoir est d’autant plus grave qu’il intervient à un moment de crise, un moment dans lequel la nation doit avoir le plus possible confiance dans les dirigeants qu’elle s’est choisie ; un moment où il est important de ne pas donner prise aux craintes qui conduisent certains à s’opposer à des mesures appropriées aux circonstances en raison uniquement des abus qu’elles pourraient permettre.

Peut-être peut-il sembler naïf, futile, d’aborder la question sous l’angle juridique. Je ne le crois pas. Le droit est le meilleur moyen, si pas le seul, qui permet d’empêcher les dérives gouvernementales que nous envisageons ici.

La question, sur ce plan, est de savoir si les détournements de pouvoir auxquels nous assistons peuvent être sanctionnés. Elle mérite évidemment un examen approfondi, mais ici n’en est pas la place. Je me bornerai à des considérations tout à fait générales, basées de plus sur des données de seconde main ; je n’ai ni l’accès aux sources, ni les connaissances requises en droit français qu’il faudrait pour les analyser correctement.

Les autorités qui ont procédé aux assignations à résidence, aux perquisitions dont nous parlons sont des autorités administratives. Leurs actes, comme ceux de toute autorité administrative, ne peuvent s’accomplir qu’à l’intérieur d’un cadre légal. Les actes accomplis en dehors de ce cadre (« manifestement insusceptibles d’être rattaché à l’application d’un texte législatif ou réglementaire ») sont des « voies de fait » qui peuvent faire l’objet de recours non pas administratifs mais judiciaires. Perquisitionner le domicile de militants écologistes, les menotter, les priver de liberté par assignation à résidence en s’appuyant sur une loi qui n’est pas faite pour ça, et donc sans droit, sont je pense des voies de fait. Il appartient dès lors aux tribunaux ordinaires, en ce compris je suppose les juridictions pénales, de condamner les coupables aux peines prévues à cet effet, de les forcer à indemniser les victimes. Il appartient par ailleurs aux tribunaux administratifs de prononcer la levée des assignations à résidence en vertu du référé-liberté » de la loi du 30 juin 2000.

Les fautes dont nous parlons ici ne sont pas des erreurs judiciaires ; les actes de police ordinaires, même procédant d’une erreur, sont accomplis dans un cadre légal qui les permet : le code pénal, le code d’instruction criminelle. Ici, nous sommes hors cadre.

 Je rêve de voir des préfets, des maires, des officiers supérieurs de police, devoir répondre devant les tribunaux correctionnels des accusations de séquestration, violation de domicile, atteinte à l’intégrité physique. Peut-être ne s’agit-il que d’un rêve, mais peut-être aussi existera-t-il de jeunes avocats désireux de se faire un nom en abordant ce domaine encore relativement inexploré. L’affaire n’est pas gagnée : la théorie de la voie de fait est discutée en droit, l’absence de cadre légal sera contestée. Une chose me paraît certaine, c’est qu’ils risquent, ces avocats, de trouver en face d’eux des magistrats disposés à leur prêter une oreille plus qu’attentive. Il faut lire à cet égard le communiqué publié sur Wikistrike le 17 novembre 2015 par le syndicat de la magistrature, dans lequel (ignorant avec superbe le devoir de réserve) il exprime son « inquiétude » à propos de l’état d’urgence qui, selon lui, « modifie dangereusement la nature et l’étendue  des pouvoirs de police des autorités administratives ». Quelle ne sera pas, dès lors, son hostilité aux actes de police administrative accomplis en dehors des pouvoirs qui lui sont donnés par cette loi…
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Je viens de lire ceci.

C’est en route. Le juge des référés a refusé le référé-liberté, mais c’est un juge administratif ; c’était plus ou moins prévisible. Et puis il l’a fait, apparemment, pour défaut d’urgence ; il n’a pas abordé le fond.

Ils vont assigner, je pense, devant les tribunaux ordinaires (je suppose que Le Monde se trompe en parlant de « juge administratif »).

Bonne chance.
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