Retranscription de Le temps qu’il fait le 13 novembre 2015. Merci à Cyril Touboulic !
Bonjour, nous sommes le vendredi 13 novembre 2015. Et donc, faites un peu attention quand vous sortez de chez vous parce que, quand même, on sait bien qu’un vendredi 13, il faut être un tout petit peu prudent. Ou si vous croyez au contraire que vous aurez de la chance un peu plus que d’habitude, eh bien, n’hésitez pas donc à acheter un billet de loterie.
Bon, bien entendu, moi, je ne crois pas du tout à toutes ces fadaises ! Vous le savez, il y a beaucoup de choses auxquelles je ne crois pas, et la superstition en est une. Ceci dit, la superstition a un intérêt de mon point de vue, c’est que ça corrobore une représentation que j’ai du fonctionnement de la conscience : c’est ce qui nous permet de nous lever chaque matin en nous disant : « Tiens ! Moi, je suis de nouveau là ! », et puis de se déconnecter en soirée ou au milieu de la nuit. Ça, c’est une conséquence inattendue, c’est un « effet induit », comme on pourrait dire.
Et à quoi sert vraiment la conscience, cette lucarne qui est là ? Eh bien, c’est un mécanisme de synchronisation entre les différentes sensations que nous pouvons éprouver. Il est très important pour notre survie, à titre individuel, et à la reproduction, qui est notre tâche avant de disparaître – enfin, il n’y a personne qui a défini ça un jour, mais c’est comme ça que les conséquences de la physique de notre monde, et de la chimie, et puis de la biologie qui est venue après. Les conséquences, c’est ça. –, et que la vie n’a pas réussi à nous rendre immortels à titre individuel, donc il faut qu’on soit prudents. Donc, il y a un mécanisme pour ça, et ce mécanisme, c’est la conscience qui fait connecter la sensation que j’ai, là, au bout du doigt et qui est à une distance de 60 cm de mon cerveau, qui me fait communiquer aux impressions quasiment immédiates que j’ai, là, au fond de l’œil. Et que fait ce mécanisme ? eh bien, il essaye de trouver, bien évidemment, automatiquement – je veux dire, c’est sa fonctionnalité même – des correspondances entre ce que je sens, quand je touche, je ne sais pas, la bogue d’une châtaigne, l’image que je vois du fruit luisant, le souvenir qui me revient du fait que c’est bon à manger – enfin, ce qu’il y a à l’intérieur –, et ainsi de suite. Et du coup, nous voyons des patrons, des configurations.
Et bien entendu, et comme vous le savez, nous avons une tendance du coup à trouver des configurations partout, à voir des rapports significatifs, alors que dans l’ensemble des sensations qui nous viennent, quand il y a quelque chose qui nous est bénéfique ou qui nous est nuisible, il y a des tas d’effets d’environnement, des choses qui sont là par hasard, et ainsi de suite. Et alors, nous avons donc cette tendance – « le Moi est paranoïaque » disait Jacques Lacan. « Le Moi est paranoïaque » : il voit plus de significations qu’il n’y en a. Et la superstition, eh bien, voilà, c’est ça, c’est trouver la signification dans des trucs qui sont de l’ordre de la coïncidence, qui n’ont pas de signification, qui sont là en arrière-plan, et dont nous essayons de faire émerger du sens comme le fait qu’un vendredi 13… bon, évidemment, si je me fais renverser par une auto en sortant d’ici, vous allez me dire que, voilà, il y a une preuve en sens contraire ! Mais enfin bon, je vais essayer d’être plus prudent que d’habitude pour essayer de corroborer encore davantage ma théorie ! Voilà.
Et en fait, eh bien, ce n’est pas du tout de ça que je voulais vous parler aujourd’hui. En fait, je voulais vous parler de quelque chose que j’ai déjà évoqué. J’ai dit que j’allais en parler, et cette chose dont j’ai dit que j’allais en parler – je ne sais pas, il y a 15 jours, la semaine dernière, je ne sais plus –, c’est le « gold plating ». Qu’est-ce que c’est que le gold planting ? Eh bien, ça veut dire « plaqué or » en anglais, et c’est une expression. D’où est-ce que ça vient ? Eh bien, c’est une expression qui est utilisée en informatique par les rédacteurs de logiciels. Et gold plating, c’est quelque chose qu’il ne faut pas faire : c’est quand le produit est fini, c’est d’essayer encore de le fignoler au-delà des nécessités. C’est du raffinement inutile et qui risque encore d’être contre-productif, comme on dit, de faire plus de tort que de bien. Et donc, il faut éviter le gold plating.
Et alors ? Et alors ? Eh bien, ce n’est pas en tant qu’informaticien que je vais vous raconter ça ce matin, c’est parce que c’est un vocabulaire qui est utilisé du côté des communautés européennes, et c’est un reproche qui est adressé essentiellement par les milieux financiers, par le milieu des affaires, c’est un reproche adressé aux pays, c’est la chose suivante : il y a des directives, bien entendu, qui viennent de Bruxelles – et c’est vrai même quand on habite en Belgique –, et les différents pays qui reçoivent ces instructions vont essayer de se protéger contre leurs conséquences et leurs implications en faisant du fignolage, en faisant des exceptions à titre national, en essayant de raffiner. Une autre manière de gold plating, évidemment, c’est, et ça, la France en est une grande spécialiste, de faire voter des lois une semaine avant les directives européennes pour empêcher qu’elles ne s’appliquent exactement telles qu’elles ont été définies, ou d’anticiper des nouvelles lois qui sont en préparation, pour les déconnecter, pour les émasculer, les neutraliser. Et c’est présenté, bien entendu, comme un obstacle au commerce, un obstacle au fonctionnement des institutions dans un cadre international, puisque imaginez que vous êtes une firme qui fonctionne à l’intérieur des 19 pays de la zone euro, et que à tout moment, quand vous essayez d’appliquer quelque chose dans un pays en particulier, on vous dit : « Oui, mais nous, ici, cette directive européenne, on l’emploie autrement », eh bien, vous n’arrivez pas à faire votre business correctement. Et qu’est-ce que vous allez faire ? Eh bien, vous allez demander à des lobbyistes de faire en sorte que au niveau national, il n’y ait pas de gold plating, qu’il n’y ait pas de restrictions, qu’il n’y ait pas de raffinements inutiles, qu’il n’y ait pas des retouches, du fignolage, etc., pour pouvoir faire votre commerce et pouvoir faire vos affaires de la manière la plus pratique qui soit pour vous.
Et alors ? Et alors, pourquoi je vous parle de ça ? C’est parce que – d’abord, parce que je voulais vous en parler – parce qu’en fait, c’est d’abord une protection des pays contre un régime ultralibéral, qui nous est distribué d’en haut, puisque, eh bien, vous savez bien, le système ultralibéral, il concentre ses efforts justement au niveau bruxellois, et les États essayent de se défendre par ce moyen-là.
Et alors, ce qui est nouveau pour moi, par rapport à ce que j’avais l’intention de dire, c’est que j’ai acheté ce livre qui s’appelle The Architecture of Collapse : The Global System in the 21st Century , c’est par Mauro F. Guillén. Ça vient de paraître, [et] quand je dis que ça vient de paraître, c’est que ça vient vraiment de paraître – je ne sais pas, il y a 2 semaines ou un truc comme ça. Je l’avais commandé sur amazon, et il me l’a envoyé dès que c’est sorti – c’est arrivé avant-hier – et j’ai commencé à le lire. Et là, il y a un chapitre en particulier qui s’appelle « La zone euro comme un système complexe avec un couplage extrêmement étroit (tightly-coupled) », voilà. Et donc, c’est un film… non, c’est un livre – je vois trop de films sur ce sujet – qui est consacré à l’effondrement (collapse), vous connaissez : la nouvelle discipline de collapsologie. Et donc, ce chapitre en particulier s’intéresse aux causes probables d’effondrement de la zone euro, enfin, on les a déjà bien vues à l’œuvre en novembre.
Et alors, le paradoxe par rapport à ces institutions bruxelloises, c’est que l’auteur de ce livre recommande le gold plating. Il dit que c’est un moyen justement de diminuer la fragilité du système, que nous vivons en fait dans ces 19 pays qui constituent la zone euro sont extrêmement divers, et ça, nous le savons – nous le lisons tous les jours dans les journaux –, et que les tentatives d’unifier, à marche forcée, un système global pour fonctionner au niveau de chacun de ces pays, est un effort dévoyé qu’il ne faudrait pas faire parce que l’Europe a bénéficié essentiellement de sa diversité, d’une concurrence saine – et parfois très malsaine, comme nous le savons aussi – mais aussi de l’inventivité, qui nous vient du fait d’avoir des voisins qui nous donnent des idées de faire des choses autrement. C’est une thèse classique de Claude Lévi-Strauss sur l’Amérique latine, sur les populations pré-colombiennes, qu’elles étaient fécondées de manière remarquable par la présence de voisins faisant les choses autrement.
Donc, bon, il faut dire, ce monsieur dit aussi que si on avait un mécanisme, comme aux États-Unis, qui organise une solidarité conséquente entre les différents pays, le problème se poserait avec moins d’acuité. Mais il donne un chiffre – enfin, il le reprend quelque part –, qui est que, aux États-Unis, quand un État se trouve en difficulté, il a la possibilité d’avoir accès, pour lui, à des fonds fédéraux, et que dans 22% des cas, ça se manifeste : il y a là une possibilité justement de, disons, en gros, de pouvoir éponger 22% des sommes qui manquent grâce une aide fédérale. Et le chiffre à l’intérieur de la zone euro, il est de 0,5% parce que, eh bien, ça fait partie des choses que l’on n’a pas fait dans la zone euro. On commence à le faire à toute petite échelle par différents mécanismes d’intégration, des mécanismes bancaires (l’unité bancaire), mais on est encore très loin d’arriver au chiffre de 22% qu’on peut atteindre aux États-Unis. Entre le 0,5% dont on part et ce qu’il faudrait atteindre, et on pourrait aller évidemment au-delà des 22%, mais on en est encore très très loin. Donc, c’est un des éléments qui manque.
Et du coup, il vaudrait mieux qu’on continue à compter sur la diversité : sur le fait que, eh bien, dans chaque pays, on sait un petit peu comment il faut faire les choses, ou même si on ne sait pas, eh bien, on a l’habitude de les faire d’une certaine manière, et que cette intégration, je dirais, à marche forcée et sans raison autre, finalement, que d’instaurer un système « troïkesque » ultralibéral qui simplement, comme on le sait… Et là, ça rejoint le premier point que j’ai évoqué à propos de la conscience, qui est un système autodestructeur dans ce soliton dans lequel nous sommes pris : effondrement de l’environnement, du fait que nous sommes dépassés par la complexité qui nous entoure, et un système financier et économique autodestructeurs. Eh bien, voilà, il y a peut-être moyen au niveau local, au niveau national, de lutter contre ça.
Et à propos, et je vais terminer là-dessus, si vous êtes à Paris demain et après-demain, voilà, n’hésitez pas à aller donc au « grand métinge », qui aura lieu à l’école normale supérieure, et qui s’appelle « Pour un plan B » [P.J. : remis en raison des attentats, la veille au soir]. Ça se passe donc à partir de samedi (demain) à 13h15 : ouverture par M. Oskar Lafontaine, l’ancien ministre des finances allemand et président de Die Linke en Allemagne. Il y aura des gens dont vous connaissez les noms : [Yanis Varoufakis], Jacques Généreux – je regarde ce que je vois là –, Paul Jorion, vous connaissez aussi, Eric Toussaint, bien entendu, qui a joué un rôle important en Grèce, Olivier Besancenot, vous vous souvenez sûrement de lui, et c’est toujours bon de l’écouter, c’est un monsieur qui mérite d’être écouté bien davantage qu’on ne le fait en ce moment, Romaric Godin, que vous connaissez, de la Tribune, Susan George, voilà. Il y a encore beaucoup de noms, j’ai mis ça sur le blog, vous allez trouver ça facilement. Donc venez au grand métinge, le 14 et 15 novembre, ça se passe à l’École normale supérieure, et si vous ne le savez pas, c’est au 45 rue d’Ulm que vous allez trouver ça.
Et puisque l’on parle d’actualité, le lendemain du dimanche, c’est le lundi, et là, je parle à Rennes, si vous êtes du côté de Sciences Po à Rennes, n’hésitez pas à venir en soirée et à venir m’écouter aussi. Et puis, il y a d’autres événements dont je vous parlerai un peu plus tard, il y en a deux en particulier organisés par Bernard Stiegler dans des domaines différents : l’un, c’est le numérique, et l’autre, c’est le travail qui disparaît. Et, deux événements auxquels j’ai accepté aussi de participer.
Voilà, mais ça, je vous tiendrai au courant, je ne l’ai pas encore annoncé mais ça vient en décembre et en janvier, il n’y a pas d’urgence.
Voilà ! Allez, à la semaine prochaine !
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