Des couacs comme symptômes, par Jacques Seignan

Billet invité.

On a appris hier un nouveau « couac » du pouvoir socialiste : diminuer l’allocation adulte handicapé (AAH) en y incluant les revenus des livrets d’épargne (qui sont au maximum de 205 €/an pour un livret A). La pétition en ligne, initiée par l’Association des Paralysés de France, explique concrètement ce qu’il en est :

« Et pourtant, aujourd’hui, suite à une décision du gouvernement, plus de 200 000 personnes en situation de handicap vivant dans cette précarité risquent de perdre de 105 à 179 euros par mois ! (…) Le gouvernement a en effet inscrit la prise en compte des intérêts des livrets non soumis à l’imposition (livret A, livrets d’épargne populaire, livret jeune, PEL, CEL…) dans le calcul des ressources des bénéficiaires de l’allocation adulte handicapé (AAH). Un nouveau mode de calcul dont le résultat sera, pour ces personnes, l’exclusion de droits connexes : complément de ressources et majoration pour la vie autonome. [Rappel : L’AAH = 807€ /Seuil de pauvreté évalué par l’Insee = 987€.]. (…). Une mesure d’économie déshumanisée prise sans mesurer l’impact sur les populations fragilisées, telles que de nombreuses personnes en situation de handicap, bénéficiaires d’une AAH, d’une petite pension d’invalidité ou du RSA ».

Les mots manquent pour exprimer le dégoût et comme le dit la pétition : « Stop à l’indécence !». Vivrions-nous un cauchemar politique dans lequel on s’efforcerait de nous décourager à jamais de voter à gauche ?

Le livre fondamental d’Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, [Fayard, 2015] permet de s’arracher à la rage pour comprendre comment un tel degré d’abjection politique peut être atteint [réfléchir à la formule : amputer les revenus d’un handicapé …]. La pétition a donné un indice : « Une mesure d’économie déshumanisée ». En effet il y a une mesure technique et complexe qui indéniablement ferait faire des économies, minuscules certes, mais on nous ressasse que les petites rivières font les grandes rivières. Au ministère des Finances, on cogite donc (ah leur admirable créativité!), le gouvernement entérine et l’Assemblée veaute – enfin, parfois ça coince. Les députés de la majorité socialiste, sidérés et éberlués, sont confrontés à des « couacs » en série (cf. une mesure sur la demi-part touchant des retraités, le report de la DGF) et finissent par réagir. Ces soi-disant couacs ne sont que les symptômes concrets de la gouvernance par les nombres décrite par A. Supiot (*). Citons-le (p. 24 dans l’introduction) :

« C’est donc un double mouvement que décrit ce livre. En premier lieu, celui de la quête d’un pouvoir impersonnel dont le modèle serait une machine à gouverner et qui a abouti à la gouvernance par les nombres. Et en second lieu, celui du retour de l’allégeance personnelle comme réponse aux impasses de cette gouvernance ». Il évoque la « réapparition d’une structure juridique de facture typiquement féodale ».

Il est cohérent que la concentration extravagante des richesses (et du pouvoir) implique la formation d’un néo-féodalisme. De plus il rejoint implicitement les analyses de Paul Jorion sur les effets de la logique comptable (autre type de gouvernance par des nombres), déjà dénoncée par J.M. Keynes lire dans Penser tout haut l’économie avec Keynes [O. Jacob, 2015] le chapitre 10, pp 125-129. La « dictature des résultats financiers » pour le ‘management’ des entreprises s’est étendue à celle du gouvernement purement technocratique de nos sociétés.

Les être humains sont évalués, mesurés, comparés, gérés ; ce sont des nombres et ces nombres les broient : les vieux, les handicapés, les retraités modestes, les « assistés »… Eux d’abord, mais à terme, nous tous, qui ne serons plus « employables » puisque les boulots manuels et intellectuels disparaissent de façon accélérée. Aux yeux de nos Princes, toutes nos âmes sont mortes, ce ne sont que des statistiques et des chiffres, des coûts in fine. Et les serviteurs de la Religion féroce alimentent leurs ordinateurs, versions modernes du dieu Moloch, nourris aux Big Data : une « économie déshumanisée ». Aux dernières nouvelles, les députés PS ne sont pas trop volontaires pour le suicide, même assisté… Mais ils sont bien naïfs s’ils pensent que de pathétiques rétropédalages suffiront à les sauver… même si leurs remplaçants seront eux aussi soumis à ces impératifs idéologiques et destructeurs.

Mettre fin à la gouvernance par les nombres est un objectif vital.

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– Dans son livre, A. Supiot nous donne, en passant, une clé politique pertinente, p. 47 :

« la notion de gouvernance a aussi conquis (…) le vocabulaire de la Communauté puis de l’Union européenne.(…). Couronnement de ce processus, le concept de gouvernance a été consacré au plus haut niveau de la hiérarchie des textes européennes avec l’adoption du Traité pour la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire, entré en vigueur le 01.01.2013. Traité, que le candidat à la présidence de la république française, M. Hollande, avait promis de ne jamais ratifier en l’état, et qu’il ratifia cependant aussitôt élu… Mais il est vrai que la gouvernance reposant sur la capacité de rétroagir en temps réel aux signaux qu’on reçoit, n’est guère compatible avec le respect de la parole donnée. »

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