Le charme discret de l’intestin monétaire, par Franck Janura

Billet invité.

Immense succès de librairie, l’essai de la jeune étudiante allemande en médecine Giulia Enders “Le charme discret de l’intestin” propose au lecteur de découvrir avec un certain humour et un vrai talent de pédagogue les méandres de nos organes digestifs. A priori sans liens évidents avec les organes financiers et leurs fonctionnements, le livre de Giulia Enders incite cependant à quelques rapprochements inattendus.

Dans le chapitre intitulé “les particules alimentaires” Giulia Enders aborde les mécanismes digestifs qui au sein de notre intestin grêle aboutissent à la réduction en constituants communs (sucres, acides aminés et lipides) de la nourriture que nous ingérons en vue de son assimilation dans notre sang.

Dans ce chapitre, les molécules de sucre font l’objet d’une attention toute particulière notamment du point de vue de la distinction qui y est opérée entre les sucres simples et rapidement assimilables et ceux plus complexes qui demandent plus de temps à notre système digestif pour être décomposés.

Un premier rapprochement peut donc être tenté entre les sucres simples et les injections de liquidités issues des politiques dites non conventionnelles (ou assouplissement quantitatif) des grandes banques centrales et leurs alternatives plus conventionnelles que l’on pourrait associer aux sucres complexes (ou sucres lents).

Au même titre donc que les sucres simples qui ne demandent pas de traitement enzymatique au sein de l’intestin grêle et sont directement assimilés dans le sang, les injections de liquidités issues des politiques non conventionnelles sont elles aussi directement assimilées sur les marchés financiers, véritable système sanguin des économies de marchés “modernes”.

Les politiques dites conventionnelles à base notamment de variations de taux d’intérêts (quand ils ne sont pas déjà nuls) demandent quant à elles souvent beaucoup plus de temps avant de pouvoir être digérées et assimilées par les différents acteurs économiques. C’est la même chose pour les sucres complexes ou sucres lents alimentaires dont la complexité des structures glucidiques rend leurs décompositions par l’organisme plus laborieuses.

Revenons encore un instant sur les injections de liquidités dites “non conventionnelles” à base d’achats d’actifs effectuées par les banques centrales. Il est intéressant de noter que celles-ci génèrent une opinion ou rhétorique de marché (navré pour le pléonasme) vouée à en justifier le recours à ce type de politique et à réguler l’absorption du surplus de liquidités ainsi créé. Les arguments avancés ont souvent trait aux probables effets sur le crédit et sur l’inflation de ces mesures de politique monétaire “hors convention”.

Comment ne pas songer ici à l’insuline (aussi connue sous le nom d’hormone de l’abondance… tient donc) qui au sein de nos organismes vise à rétablir un certain équilibre dans notre sang suite à une assimilation trop importante de sucre ?

Bien sûr, comme le précise Giulia Enders, une fois dissipés “les effets du commando spécial” que représente cet apport en sucres simples (ou dans notre cas en injections de liquidités banques centrales et achats d’actifs) la fatigue s’installe comme s’immisce la fatigue et le doute sur les marchés financiers…

Mais qu’à cela ne tienne ! De la même manière que notre corps qui “vient juste de découvrir le placard où maman cache bonbons et friandises, et qu’il se goinfre sans se douter de rien”, le système financier vient lui aussi de dénicher la cachette des liquidités des banques centrales et ne se gêne pas d’en faire une consommation excessive !

Giulia Enders prévoit d’ailleurs pour l’être humain une prochaine étape faite de “maux de ventre et d’état comateux sur le canapé” et il est tentant de faire les mêmes prévisions pour les marchés financiers.

Pour éviter de donner l’impression de sombrer dans un monétarisme désinhibé et en filant un peu plus loin la métaphore, deux alternatives se présentent au corps humain face à cette surabondance de sucre : soit son stockage sous forme de glucides complexes de réserve entreposés dans le foie (le glycogène bien connu des sportifs) soit sa transformation en graisses dans les tissus adipeux. Ici, le parallèle entre le stockage sous forme de dettes des liquidités issues des assouplissement quantitatifs des banques centrales et le stockage des graisses dans notre corps est intéressant.

En effet, Giulia Enders formule à ce stade un rappel tout à fait décisif en précisant que : “de toutes les particules alimentaires, les graisses sont les plus efficaces et les plus précieuses”. Un rappel à l’ordre pour tous les apôtres du régime “alimonétaire” autrichien d’inspiration hayékienne ?

Les dettes comme les lipides sont capables de concentrer une énergie (ici économique) considérable qui peut prendre la forme d’investissements socialement performants et durables. Ainsi et à l’image de notre corps qui est très sélectif et prudent dans l’épuisement de ses graisses, le système économique devrait protéger ce capital de dettes (toutes mes excuses aux âmes sensibles hayekiennes…) en prenant garde néanmoins de dissocier les bonnes des mauvaises graisses… pardon dettes.

L’équivalent de l’huile de friture dans le cas des dettes correspondrait par exemple à celles contractées pour recapitaliser des systèmes bancaires exsangues et corrompus comme ce fut le cas pour le système bancaire hellène dans les épisodes les plus sombres de la crise grecque. A l’inverse, l’huile d’olive extra vierge de la dette serait par exemple à rechercher dans des programmes de soutien aux petites et moyennes entreprises en mal de financement ou encore dans des crédits environnements.

Évidemment et comme dans le cas des mauvaises graisses alimentaires les thuriféraires des mauvaises dettes (FMI en tête) ne sont pas à court d’arguments pour en masquer les risques et espèrent qu’à l’instar de leurs homologues alimentaires ces mauvaises dettes puissent se retrouver par un heureux “hasard” digérées par une opération de socialisation indolore équivalente à la digestion par notre foie des mauvaises graisses…

Après donc les fêtes d’Halloween durant lesquelles les pires sucreries ont rempli les escarcelles de nos enfants (et l’auteur de ces lignes en a encore fait cette année la triste constatation) et par anticipation des fêtes de noël, la lecture du livre de Giulia Enders est recommandée et pas seulement au premier degré…

Partager :

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote bancor BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta