Billet invité. Ouvert aux commentaires.
« Pourtant, que la montagne est belle », chantait la chaude voix de Jean Ferrat encore dans nos oreilles. Oui, elle est belle. Si belle. Oh, pas toujours facile, certes, on le sait, mais au fond n’est-ce pas cela qui fait aussi sa force, sa magie, son charme ? Nous ne vivons pas là, dans ces hauts plateaux, pour la facilité, mais bien pour la qualité d’une vie et d’une terre.
Mais une étrange violence s’est sournoisement abattue sur cette beauté et sur le pays. À coups de nitrates, de machines coupeuses d’arbres et de broyeuses, l’homme blanc est en train de scier fièrement la branche sur laquelle il était bien assis, de détruire son propre abri et de transformer en un désert aride cette terre déjà rude – par son altitude et son passé volcanique, semblable à l’Islande – que ses ancêtres s’étaient tant battus pour améliorer quelque peu, de génération en génération. Il en aura fallu bien moins d’une pour tout anéantir.
Certains s’entêtent à nommer cela « progrès ». Ah.
Le constat est alarmant, et inutile d’aller pleurer sur la lointaine Amazonie, le désastre est à nos portes : les rivières se dépeuplent sous l’action des produits chimiques dont s’inondent les champs gagnés sur des forêts parties en fumée avec leurs insectes, baies et champignons. (Il faudrait à ce propos encourager et saluer ceux qui ont encore le courage d’épandre du lisier.) Couper du bois a toujours été une chose naturelle, tant pour construire que pour se chauffer. Mais aujourd’hui, pour alimenter une région de plus en plus large, on ne coupe plus : on rase à la vitesse des machines et non plus des bras, on broie, pour satisfaire l’appétit d’usines fort discutables fonctionnant aux granulés ou pour répondre à des lois sur l’environnement encore plus discutables, et on ne replante plus. Plus rien. Alors qu’il existe des lois qui obligent à le faire, qu’il existe des plants disponibles… mais la théorie autruchiste du « Après moi, le déluge ! » bat son plein.
Que les ingénieurs et les dirigeants ne comprennent pas – ou ne veuillent surtout ni voir ni comprendre – la situation, soit. Ceux qui gèrent une si profitable situation nevont pas s’embarrasser de bassés conséquences sur le petit peuple, l’exemple actuel le plus frappant, tout à fait similaire, se situant en Arctique dans la course effrénée à l’or noir. Mais n’y a-t-il pas un seul terrien pour comprendre, voir, oser dire et oser faire ?
Se redresser comme les aras bleus de « Rio » ou les indiens extra-terrestres tout aussi bleus (un hasard ?) d’« Avatar » ?
Où est donc passé ce bon sens lié à la terre nourricière depuis des millénaires ?
La formule classique « Quelle Terre laisserons-nous à nos enfants ? » est bien désuète face à la brutale réalité. Il faut aujourd’hui dire en effet : « Sur quelle Terre allons-nous vivre dans cinq ans ? ».
Faudra-t-il uniquement importer les myrtilles chimiques des États-Unis, les champignons tchernobylisés des pays de l’Est, le veau aux hormones d’Italie, le fromage aseptisé de Hollande, les légumes forcés du Chili et les pommes de terre sans goût d’Espagne ? Parce que nous n’aurons plus rien ici ? La dernière Aubrac finira-t-elle empaillée parce que la race et les petites fermes n’étaient pas rentables, en termes européens, alors que ces dernières font pourtant vivre nos montagnes – si on les laisse vivre ? Tout ça parce que la terre de Lozère, si riche en choses simples, aura été trahie, rasée et brûlée aux nitrates par ses propres habitants pour jouer à la Beauce à coup de primes à l’herbe ? Avec un air de grenouille qui voulait devenir plus grosse que le bœuf ? Tout cela pour obéir à la loi de l’argent, des pseudo-normes européennes, des appétits aveugles fort bien aiguisés, au détriment du bon sens paysan – entendre par-là « celui-qui-habite-le-pays » – qui malgré tout sommeille toujours en nous ?
Il est grand temps de se remémorer cette phrase si lourde de sens, si lucide et si désabusée d’un chef indien effondré devant l’appétit féroce et l’entêtement aveugle des Blancs sur ses terres d’Amérique, il y plus de deux siècles déjà : « Lorsqu’il aura arasé la dernière colline, asséché la dernière rivière et abattu le dernier arbre, l’homme blanc comprendra que l’argent ne se mange pas ».
Nous y sommes, hélas, presque déjà. À l’heure des redécoupages de cantons et de régions qui nous font tous – soyons honnêtes – frémir ou hurler devant tant d’aveuglement encore et d’illogisme, tant humain que géographique, n’est-il pas temps de se serrer la main et les coudes pour penser à l’avenir que nous devrions construire, tant pour nous-mêmes que pour nos enfants et les leurs ?
L’érosion gagne autour de chaque terre dévastée – pardon, de chaque forêt rasée – le vent s’engouffre dans les parcelles vides, les prés drainés se dessèchent, chaque éolienne plantée bétonne le sol en profondeur et perturbe des sources – comme au Truc de l’Homme, et point besoin d’avoir fait de grandes études pour y penser. Sans études autres que celle du ciel et de la terre, nos ancêtres avaient bâti des murs pour retenir le sol et délimiter des espaces tout en rendant la terre un peu moins aride, planté des haies et des arbres au bord des routes et chemins pour les protéger du vent et de la tourmente… ces mêmes routes qui aujourd’hui sont envahies l’hiver par les congères et occasionnent autant de frais que de désagréments… ces mêmes chemins qui aujourd’hui ressemblent à des autoroutes ravinées pour de soi-disant raisons de normes bureaucratiques, de sécurité ou de remembrement.
Partout, on entend : « Ha ! ‘Y a plus une truite !… Plus de framboises !… Plus de canaris ni de charbonniers !… Les arbres tombent plus vite que les mouches !… Les broyeurs ne nettoient plus mais détruisent les bords de routes !… Tiens, là, hier encore j’allais aux cèpes ! etc… ». Allez, soyons francs, qui ne l’a pas entendu ou ne l’a pas dit ?
Les esprits retords diront qu’il en reste bien assz, des forêts. Que tout ça c’est des prophéties de mauvais augure, comme celles du savant fou dans « Tintin et l’Étoile mystérieuse », comparaison qu’utilisait récemment d’ailleurs Brice Couturier à l’attention de Paul Jorion et de sa lucidité dérangeante.
Car après le pétrole, le bois et surtout l’eau pure vont devenir les enjeux et les richesses convoitées du XXIème siècle. « Investissez dans une forêt ! » proclame-t-on ici et là. Et dans l’ombre, les géants rachètent déjà les restants boisés de la planète. L’Islande est convoitée sans ménagements pour son eau et son énergie propre…
L’eau et le bois. La Lozère possède les deux. Vendue au plus offrant, deviendra-t-elle un désert peuplé d’éoliennes et de derricks de gaz de schiste ? Les réserves d’eau seront-elles asséchées (comme par ce projet de Nasbinals) pour alimenter d’insatiables zones bien loin d’ici au détriment de ceux qui habitent justement ici ?
Attendrons-nous donc la fin pour réagir ? Homme blanc avoir toujours rien compris ?
Alors, et si les Lozériens se montraient actifs et solidaires pour préserver leur territoire et l’héritage de leurs ancêtres ? Et si chaque commune, si petite soit-elle – oh, toute politique largement tenue à l’écart, il ne s’agit que de survie humaine – donnait l’exemple en s’impliquant, en replantant, en préservant ses forêts et ses cours d’eau, ses marécages ? Quelques exemples existent déjà, encourageants.
Protéger la forêt – ce qui ne signifie pas forcément « gérer durablement », petite phrase qui a autorisé bien des excès « légaux » fort loin de l’intérêt des forêts elles-mêmes et de leur écosystème – n’est pas seulement protéger les arbres, c’est protéger tout ce qu’elle offre et produit, toutes les espèces la faune et de la flore qu’elle abrite, toute l’eau qu’elle retient au lieu de la laisser ruisseler loin et éroder, c’est protéger les abeilles qui souffrent tant des pesticides et des nouveaux déserts, c’est aussi protéger le gibier qui s’y abrite, et derrière – et avec – tout cela, c’est protéger l’homme, la vie, notre terre, et l’avenir dont le profil est de plus en plus incertain, voire hélas certain.
Les forêts n’ont que faire de ces désastreuses saignées coupe-feu (ouvrant des allées courant d’air perturbant l’écosystème), de ces machines de plus en plus puissantes et destructrices. La montagne n’est pas un champ de maïs. Par ailleurs, on interdit le passage de frêles motos sur les chemins, on crie haro sur les 4×4, mais on autorise sans hésitation – hors chemins – celui des engins lourds à huit énormes roues chaînées, capables de passer aujourd’hui vraiment n’import’où en défonçant allègrement et irrémédiablement chemins, sols et mousses tout en laissant de jolies traînées d’huile. Sous prétexte de rapport et rentabilité. Bizarre, vous avez dit bizarre ?
Sait-on bien que la France exporte à coups de containers vers la Chine – sans aucune taxe d’exportation – chêne et hêtre si précieux… qui nous reviennent d’Asie sous forme de sciages, parquets et meubles à des prix défiant toute concurrence et détruisant toute tentative de commerce local ? Est-on si mal outillé en France et si dépourvu de main d’œuvre qu’il faille aller au bout du monde ? Hum hum. Ils sont fous, ces Européens.
Si le Monde marche sur la tête, c’est son affaire. Mais, et si les Lozériens avaient, eux, le courage de marcher droit sur leur terre, et bien campés sur leur jambes ?
Appelons un chat un chat : l’ancien évêché du Gévaudan, riche et puissant, doit-il succomber aux lois insensées d’une Europe aveugle et aux appétits féroces qui ne laisseront que des ruines ? Subir dans ses montagnes les règles de la loi Littoral au détriment des agriculteurs sous des prétextes de régionalisation ? Se laisser envahir par le soja transgénique de Monsanto pour remplacer le foin ?
L’Europe, certes. Mais… et la Lozère ? Et… nous ?
Et tout ça parce que la France, qui a un tel retard – encore une fois – dans le secteur éolien et photovoltaïque, mise tout sur la « biomasse » pour honorer ses engagements européens, pour une question de chiffres monstrueusement éloignés de toute réalité humaine ou naturelle.
La méga-centrale électrique à biomasse de Gardanne nécessitera 855.000 tonnes de bois par an – allez, disons près d’un million – la moitié provenant des Cévennes prévues pour être rasées par des coupes à blanc (le reste provenant des U.S.A., d’Ukraine et du Canada, lancés dans la même folie), sans aucun plan de reboisement, ce qui représente tant une aberration technique, écologique et humaine qu’une destruction irréversible. Et le tout subventionné par l’État – accessoirement à coup de taxes (même rétroactives !) sur l’électricité actuelle et autres !
Lorsque l’Islande utilise la vapeur d’eau, captée dans le sous-sol volcanique, pour produire électricité et eau chaude, elle prend la peine de réinjecter cette même vapeur, condensée en eau apr
ès usage, en profondeur dans le sol.
Nous sommes à l’époque du « dématérialisé », du carburant « hydrogène » (un bateau fonctionne en Islande, avec un parc automobile, et la première Toyota hydrogène vient de sortir), du « photovoltaïque » (historiquement créé par la France, le four solaire d’Odeillo est devenu un musée oublié), et… on rase le bois – et la vie qui va avec – sans se soucier de rien ?
« La déforestation est responsable de plus de 20% du dioxyde de carbone produit par le genre humain », déclare Wangari Maathai au sein de l’O.N.U. consciente du problème.
Pourtant, entre 1790 et 1800, l’État français met en place une vaste campagne pour le reboisement. Et entre 1860 et 1880, mettant celle-ci en pratique, la France s’engage avec l’Administration des Eaux et Forêts dans une politique très volontaire de restauration des terrains en montagne (RTM) pour contrer et réparer les effets désastreux des défrichements abusifs, des écobuages excessifs voire de totale déforestation entraînant l’érosion des sols (avec notamment en 1875 l’ambitieux reboisement de l’Aigoual). Que diraient aujourd’hui ces braves gens d’hier ? Car il est primordial de noter qu’à cette époque, ces inquiétants déboisements étaient manuels ! De nos jours, leur mécanisation extrême a dépassé la vitesse d’éventuelle régénérescence naturelle ou de reforestation domestique.
Car il faut d’ailleurs bien plus parler de « reforestation » que de simple « reboisement » systématique.
En effet, l’abus des résineux est tentant pour leur rapidité de croissance – et ce dans beaucoup de régions et de pays hélas, il n’y a qu’à voir la terrible acidification et les risques d’incendie engendrés par la joyeuse prolifération du pin maritime. Mais il faut bien garder à l’esprit que les rois sylvestres de la France étaient des feuillus, chêne et hêtre notamment, ce fantastique et magnifique hêtre qui a courageusement colonisé les hauts plateaux de Lozère rabotés par les glaciers qui ont abandonné çà et là ces énormes blocs erratiques de granit qu’ils ont roulés et polis comme de simples galets. Certaines forêts semblent garder encore un peu de cette mémoire ancienne, comme du côté de la cascade du Déroc ou du Sauvage. Car on oublie facilement que la glace recouvrait encore tout ici, de plusieurs centaines de mètres, il y a tout juste dix mille ans, et que le dernier volcan d’Auvergne s’est éteint il y a 6.600 ans seulement.
Pour comprendre sa terre et voir ce qu’elle était avant que la végétation ne la rende vivable, tout Lozérien, tout Auvergnat devrait une fois dans sa vie aller en Islande où glaciers et volcans travaillent encore à sculpter la terre, et où la végétation a encore tant de mal à reprendre le dessus (1% seulement du pays est boisé). Là-bas, on sait l’importance du moindre arbre pour que la vie existe demain. Tout Lozérien devrait aussi aller faire un tour en Patagonie, dont le sud a été défriché à outrance et brûlé par de récents ancêtres désireux de remplacer ces foutus vieux arbres millénaires inutiles par des moutons producteurs de billets verts, au prix d’une érosion et d’une désertification dont les conséquences se payent encore cher aujourd’hui – tout en ayant au passage éradiqué, à y être, les tout aussi inutiles (à leurs yeux) autochtones, c’était il y a à peine plus d’un siècle…
Alors planter, et vite, oui, et surtout arrêter l’hémorragie. Planter, mais sans oublier de redonner leur richesse aux futures forêts : le mélange de leurs essences. Tout le monde aura remarqué que le hêtre justement a tendance à reprendre actuellement quelques droits de façon naturelle, on s’en rend surtout compte à l’automne au cœur des forêts de pins et sapins. Le bouleau profite lui aussi du déboisement, essaimant et poussant rapidement. À nous alors d’aider ces cycles naturels.
Il est grand temps de relire L’homme qui plantait des arbres, de Jean Giono…
L’ère de l’immédiat, cette pseudo-urgence instantanée créée par ces machines qui nous dépassent, a fait oublier « demain » à la plupart.
Il ne faut pas rêver en chantant d’une action collective, mais plutôt travailler chacun dans une pensée collective, chacun sur ses terres, dans sa commune, puis commune avec commune. Sauver déjà autant de parcelles que possible. L’enjeu est mondial, notre survie est locale. Il ne s’agit pas d’égoïsme mais de conscience et d’organisation. L’histoire du colibri faisant mille voyages pour porter quelques gouttes d’eau sur l’incendie ravageur, et répondant avec ardeur aux animaux qui se moquent qu’il fait sa part du travail. La meilleure façon d’aider l’Amazonie ou les terres dévastées par la production d’huile de palme est peut-être bien de donner un exemple, concret.
Allons-nous prendre ce chemin, enfin ?
Pour demain cueillir et nous chauffer encore. Pour la gamme de verts du printemps, l’ombre parfumée de l’été, les flamboiements de l’automne, les silhouettes de l’hiver. Pour un équilibre entre terre et liberté.
Pour une « sobriété heureuse », comme l’exprime et le prône si justement Pierre Rahbi. Loin de tout angélisme, tout utopisme ou toute écologie militante.
Pour une Lozère « durable » comme il est de bon ton de dire, une Lozère belle et libre.
Avant de se rendre compte, dans un désert autrefois beau et riche de vie, que l’argent ne se mange pas.
(Issu d’une famille originaire de Prunières et des Faux, Henri Pradin a été journaliste, reporter-photographe, guide de montagne, et a collaboré à divers reportages télévisés comme rédacteur et commentateur. Après avoir sillonné le monde, habité au Canada, en Patagonie et seize ans en Islande, il vit aujourd’hui en Lozère, traducteur littéraire sous son nom islandais Henrý Kiljan Albansson).
Laisser un commentaire