Billet invité.
Il y a une certaine forme de naïveté, voire de pensée magique, à croire que les mots peuvent occulter la réalité. C’est particulièrement vrai dans le domaine militaire, là où la violence guerrière doit se faire présentable à l’heure du dîner familial devant les informations télévisées. Sans aller jusqu’à l’utilisation d’oxymores tels que ‘frappes chirurgicales’ (la chirurgie tente de réparer et de sauver son prochain, pas de l’occire), il est toujours de bon ton de manier l’euphémisme : de dire ‘neutraliser’ en lieu et place du trop grossier ‘tuer’ ou mieux encore, d’évacuer la mort des hommes au profit de simples destructions matérielles. Ainsi, il conviendra de dire qu’un blindé a été détruit -voire pour les plus sourcilleux, de dire que la cible a été traitée- mais surtout de s’abstenir de parler du sort de son équipage transformé en pot-au-feu dans une carcasse carbonisée…
Vous me direz, la belle affaire que voilà ! De tout temps les horreurs de la guerre ont été euphémisées et le combat présenté sous une forme plus ou moins romantique (hollywoodienne dirait-on de nos jours). Et de tout temps, les armées ont rendu à la vie civile des hommes brisés physiquement et moralement. D’ailleurs, comment faire autrement pour recruter ? Le matériau de base, l’humain, supporte très médiocrement le combat, et à part un infime pourcentage d’aliénés, une majorité de soldats atteignent assez rapidement le maximum de l’horreur qu’ils sont capables d’encaisser.
Et bien figurez-vous que les OS du champ de bataille, à l’égal de leurs confrères civils, ont vocation (horripilante expression) à être remplacés par des machines. Pas par des robots-tueurs bien sûr, un nom qui évoque tout à la fois le terminator et la machine hors de contrôle. Non, non, par des SALA ! Un joli néologisme qui évoque tout à la fois la rigueur, la froide efficacité et la neutralité administrative. Imaginons-nous dans quelques années, apprendre aux informations du 20h que des SALA ont libéré une ville de l’emprise de djihadistes. Pas de quoi troubler notre digestion, même en sachant que SALA veut dire Système d’Armes Létaux Autonomes !
Bref, le meilleur des mondes pour des sociétés occidentales vieillissantes, qui considèrent la mort au combat de leurs soldats comme des accidents du travail susceptibles de recours devant la justice. Et un outil de rêve pour des politiques qui n’auraient rien à craindre d’une vidéo montrant un SALA brulé dans une cage, ou aux circuits hydrauliques tranchés par un homme de noir cagoulé !
Science-fiction ? Il y a encore quelques années, oui. Mais plus de nos jours, où tous les pays possédant des complexes militaro-industriels travaillent d’arrache-pied à la réalisation de ce scénario. Réalisation d’autant plus aisée, qu’il ne s’agit pas là de Big Science nécessitant des centaines d’hectares de bâtiments industriels et de lourdes infrastructures. De simples immeubles de bureaux suffisent, et la robotique est par essence une activité duale où les applications peuvent facilement basculer du monde civil aux environnements militaires. Bref, contrairement à l’atome militaire, la prolifération de la robotique du même bois risque d’être quasiment impossible à enrayer. Circonstance aggravante, la modicité des moyens financiers nécessaires et l’accessibilité des technologies duales, en feront une famille d’armes aisément accessible aux organisations infra-étatiques, aux différentes mafias, voir aux simples ‘associations de malfaiteurs’…
Mais où en est-on exactement aujourd’hui ?
Les SALA existent déjà, mais leur autonomie contrainte par les environnements complexes, les réserve à des missions de patrouille/interdiction dans des zones à topologie simple et limitée spatialement (typiquement la no man’s zone à la frontière des deux Corée). Mais les recherches actuelles poussent à rendre les machines totalement autonomes dans des environnements complexes (striés selon la terminologie militaire) et sous fortes contraintes temporelles.
Pour donner un exemple précis des objectifs recherchés, il s’agit à moyen terme de disposer de systèmes autonomes aptes à se déplacer en environnements urbains (sous-sols et surfaces plus ou moins encombrés, mais également intérieurs d’immeubles détruits), en ‘ouvrant’ eux-mêmes des passages pour éviter les différents pièges à feu, tout en étant capables de concentrer des feux discriminants et précis à l’aide des techniques de swarming (regroupement ponctuel en essaim des différents capteurs et effecteurs). Cependant, les difficultés en cas de conflits asymétriques à discriminer combattants et non combattants, boucliers humains et otages, posent de redoutables problèmes juridiques. D’autant plus que la furtivité des cibles rend illusoire de pouvoir insérer une chaine de commandement humaine dans la boucle identification-poursuite-destruction. Dès lors, qui serait responsable en cas de ‘bavure’ médiatisée ? Le sous-officier ayant la responsabilité de la machine dans son groupe de combat ? L’officier subalterne commandant la section ? Le colonel commandant la manœuvre à l’échelon opératif ? Un général à l’échelon stratégique ? Et en cas de dysfonctionnement, où aller chercher les responsabilités ? Chez le concepteur, le fabriquant, les sous-traitants ? Comment alors prouver que la maintenance a été réalisée correctement ? Bref, un formidable imbroglio juridique où chaque acteur, à l’intérieur de chaque structure, utiliserait toute son énergie à se dédouaner et à accuser les autres. Sans même parler de l’indépendance d’une enquête où le secret industriel et le secret militaire seraient en jeu… et confiée à des enquêteurs eux-mêmes partie prenante du complexe militaro-industriel !
Il semblerait dès lors que l’on s’achemine pour pallier ces difficultés, vers deux types de systèmes autonomes. D’une part, des ‘robots-tueurs’ proprement dits, des SALA, qui ne seraient employés qu’en cas de danger existentiel pour la nation utilisatrice, suivant le principe « au diable le Droit si mon existence même est en jeu, et de toute manière ce sont les vainqueurs qui fixent les règles ! ». Et d’autre part, des robots dotés de systèmes d’armes incapacitants, destinés aux combats asymétriques au milieu des populations civiles.
Une énième révolution dans l’art de la guerre qui ne pourra être véritablement pensée et érigée en doctrine qu’à la lumière des retex. En effet, seul le retour d’expérience sera à même d’établir la typologie des réactions tactiques des combattants adverses. Et il est permis de penser que, les cultures militaires et guerrières étant fort différentes les unes des autres, le spectre des réactions et des contre-mesures prises sera lui-même très étendu. Pour illustrer le propos en prenant un exemple dans l’actualité, il est permis de se demander si des tactiques incluant des attaques suicide seront utilisées contre des machines fabriquées à la chaine. A priori non, puisqu’une usine est capable de fabriquer en quelques jours plus de machines qu’il n’y a de volontaires disponibles pour de telles actions. Les combattants-suicide devraient donc logiquement être réservés à des cibles de plus haute valeur, que des ‘boites de ferraille’ robotisées. A priori…, car il est également permis d’imaginer des techniques de neutralisation, non pas des machines elles-mêmes, mais des opinions publiques. En envoyant combattre des femmes et des enfants par exemple. La force du faible se déployant plus facilement sur la scène médiatique, il n’est pas très difficile d’imaginer les slogans et les mises en scène montrant la lâcheté d’armées de haute technologie, envoyant combattre des robots exterminateurs de femmes et d’enfants !
Bref, après un certain laps de temps, il y aura forcément une variété de réponses… difficile à imaginer aujourd’hui. Qui par exemple pour penser lors de l’invasion éclair de l’Irak en 2003, que la majorité des pertes militaires américaines proviendrait d’une remise à jour d’une technique apparue au moyen-âge… la sape, et rebaptisée pour l’occasion IED ? Qui pour penser que le coût des contre-mesures dépasserait celui du programme Manhattan ?! Si la technologie est censée diminuer l’opacité du brouillard de guerre, difficile de nier qu’elle rajoute également plusieurs couches de complexité à la manœuvre, qu’elle soit de niveau tactique, opératique, stratégique… ou bien politique.
Dès lors, qu’est- ce qui l’emportera auprès des opinions publiques ? La possibilité de mener des guerres zéro-morts (‘occidentaux’) par l’intermédiaire des SALA, ou bien l’aversion face à cette ultime déshumanisation du combat qui verrait des humains être ‘traités’ comme de simples nuisibles par les machines ?
Mais paradoxalement, le choc le plus déstabilisant risque d’être pour nos propres armées. Soyons clair, la guerre à l’occidentale repose sur le concept très chrétien du « donner beaucoup et recevoir peu », sur le concept du « voir en premier, tirer en premier, tuer en premier ». Concept d’autant plus prégnant que l’arme servie est de haute technologie. Il n’est qu’à voir l’asymétrie des risques, entre l’équipage d’un chasseur bombardier tirant une arme à plusieurs dizaines de kilomètres de distance, et les irréguliers au sol ne disposant même pas d’une couverture anti-aérienne à courte distance. Pire encore, lorsque ce sont des drones pilotés d’un autre pays, voire d’un autre continent, qui assurent ces missions de frappes. Mais dans tous les cas, et même si certains se rapprochent plus de l’acte cynégétique que de l’action de combat, ce sont des hommes qui tuent d’autres hommes. Le ‘prix’ à payer pouvant être considéré comme étant celui des syndromes de stress post-traumatiques qui affectent de nombreux pilotes d’UCAV.
Or, il est déjà techniquement possible de laisser aux logiciels embarqués la liberté de décider d’engager ou non une cible. Même si pour des raisons de sécurité (essentiellement juridiques d’ailleurs), il est probable que les opérateurs humains resteront SUR la boucle, ils ne seront plus à terme, DANS la boucle. C’est-à-dire qu’ils se contenteront de superviser les différents systèmes et sous-systèmes, avec tout ce que cela implique de retard dans les transmissions ou de lenteur d’analyse et de réaction en cas d’imprévu… S’il est probable que les premiers SALA opéreront dans des milieux ‘simples’ (domaine spatial, aérien, marin et sous-marin), ça n’est qu’une question de temps avant qu’ils soient à même d’intervenir dans les très complexes milieux terrestres –la majorité des humains vivent maintenant dans les villes- en augmentant de par leur nature même, la létalité des combats (les robots ne tremblent pas, n’hésitent pas). D’où le bouleversement d’un paradigme militaire plurimillénaire, celui qui adosse à la possibilité de pouvoir donner la mort, celui de la recevoir en retour. C’est cette pierre angulaire morale, déjà bien mise à mal dans le cas des drones, qui risque de disparaitre définitivement. Le soldat étant de facto remplacé par un technicien-tueur, abrité tout à la fois par sa distance aux combats et par un corpus juridique le dispensant de toute éthique ou moralité.
On peut donc percevoir les tendances actuelles comme une diagonale des fous. D’un côté, l’instrumentalisation des corps au travers d’un dévoiement politique de la religion, aboutissant au concept de combattant-suicide. De l’autre, la double tentation de chosifier l’ennemi au travers d’une mort robotisée et ‘légalisée’ par un corpus juridique ad hoc. Deux systèmes de lois, l’un utilisant des robots biologiques et l’autre des machines, pour nier la valeur de toute vie humaine. Deux barbaries aveugles s’appuyant l’une l’autre.
Les SALA permettront certainement d’économiser le sang de nos soldats (en tout cas dans un premier temps, avant que le camp ‘d’en face’ n’en aligne d’autres à son tour). Mais le prix à payer pour un avantage tactique transitoire risque d’être terrible !
Celui de notre déshumanisation, de notre robotisation et de la perte de tout repère moral. Quelle civilisation serait capable de survivre à cela ?
En parlant de ‘milliards de dollars’ … un trou de serrure indiscret avec vue sur l’intimité du clan TRUMP… C’était…