Pour Hegel, ni le temps ni l’espace n’existent en tant que tels : nous sommes plongés dans un flux qui est celui du devenir, dont la caractéristique est de ne jamais rester pareil à lui-même. C’est seulement pour nous y retrouver un peu que nous avons jugé utile de distinguer au sein du devenir, le temps et l’espace. Le seul point fixe dans le flot tumultueux du devenir, c’est le maintenant qui lui ne bouge pas : nous sommes à tout moment dedans, il sépare un passé dont nous savons de quelle manière il s’est déroulé grâce au souvenir, et un avenir dont nous ne savons pas encore la forme qu’il prendra et qui suscite chez nous la crainte ou l’espérance (Hegel [1818] : 145).
On considère le plus souvent aujourd’hui que la dissertation d’habilitation intitulée : « Les orbites des planètes », que Hegel défendit en 1801, le jour de ses 31 ans, apporte la preuve que le malheureux philosophe « ne comprenait absolument rien » à la démarche scientifique. La raison en est qu’il traite d’ignares les savants, tels Galilée, mais surtout Newton, qui imaginent qu’il y a, à ma droite, Monsieur le Temps, et à ma gauche, Madame l’Espace, pour faire au contraire l’éloge de Kepler qui formule ses « trois lois » du mouvement des corps célestes en termes d’un devenir qu’on pourrait qualifier de « global », plutôt qu’en combinant maladroitement la géométrie et l’arithmétique : « La partie géométrique de la mathématique fait abstraction du temps, souligne Hegel, et […] la partie arithmétique fait abstraction de l’espace » (Hegel [1801] : 131).
Que fait Kepler autrement que Galilée et Newton ? Au lieu de parler d’une orbite autour du soleil que la Terre parcourra en un an, Mars en 1,88 années, etc. il « pose le tout et en déduit les rapports des parties » (ibid. 140), il dit dans sa deuxième loi : « En une même période de temps, toute planète parcourt une distance telle que l’aire balayée par le rayon qui la joint au Soleil est constante ». Quand on dit cela, « c’est le phénomène total qui est décrit et déterminé complètement » (ibid. 143). Ce que fait une planète, dit Hegel à la suite de Kepler, c’est maintenir constant quelque chose qui est à la fois du temps et de l’espace, autrement dit, un « bloc de devenir ».
Or nous sommes mus par les sentiments : nous réagissons non seulement au monde qui nous entoure, mais aux sensations qui nous parviennent des profondeurs de nous-même. La dynamique d’affect qui détermine nos actes autorise que nous nous laissions capturer par ce qui nous entoure : êtres humains comme nous mais aussi objets présentant certains traits spécifiques. Nous disons que nous sommes « captivés » par eux : ils nous enchantent, nous leur abandonnons une part de notre autonomie pour suivre leur propre détermination, ce sont eux qui décident alors de ce que nous allons faire. Et cet enchantement est susceptible de nous abstraire temporairement du flux tourmenté qui nous emporte. On parle alors du sentiment esthétique, ou plus simplement de la « beauté », qui fait que, captivés, nous échappons, pour ce qui est de notre propre sensation, au devenir du monde. Dans le temps provisoirement suspendu du sentiment de la beauté, nous échappons au bruit et à la fureur, dont nous sommes pour une part également la source, et atteignons la sérénité.
Nous connaissons des moments de très grande joie, de bonheur authentique lorsque nous nous abîmons dans la contemplation du monde tel qu’il est alors, captivés par ce qui est empreint de beauté.
Cette satisfaction que procure la beauté, nous la découvrons au détour d’un chemin, mais aussi dans les choses que l’artiste a voulues belles : une sculpture, un tableau, une mélodie.
Dans l’expérience esthétique, rien de plus n’est nécessaire pour compléter le moment présent : il pourrait se prolonger indéfiniment sans engendrer aucune nouvelle inquiétude, aucun nouveau souci. Pourtant, le tumulte du monde emporté par le devenir met bientôt fin à cet apaisement fugace.
L’extase est un au-delà de l’émerveillement né de la beauté : ce n’est plus simplement le temps qui est suspendu, c’est la conscience elle-même qui s’évanouit fugitivement. Lacan a attiré notre attention sur l’expression du visage de sainte Thérèse d’Avila dans la fameuse statue du Bernin qui se trouve à Rome : la contemplation de la beauté divine qui la terrasse est une jouissance qui ressemble à s’y méprendre à l’orgasme : « Elle jouit, ça ne fait pas de doute ! » (Lacan, Encore : 168).
L’artiste contemporain s’en prend parfois au devenir d’une autre manière : sa façon de nous abstraire du temps consiste là à réduire celui-ci en poussière en faisant de l’objet d’art un objet éphémère, qui rejoint alors les vanités de la Renaissance dans son esprit, natures mortes rappelant d’un ton lugubre que le temps de la vie humaine est limité.
Quand je dis : « Tel est le sens de ma vie », qu’est-ce que je cherche à exprimer ? J’offre mon interprétation d’un certain scénario, je propose un commentaire sur la manière dont s’est déroulée ma vie : j’ai cherché à accomplir telles choses et j’y suis parvenu. Or la beauté est le contraire d’une histoire racontée : elle est la négation même du déroulement auquel renvoie le sens de la vie qui lui s’accommode de l’écoulement inéluctable et désordonné du devenir, quitte à y lire un ordre fait d’intentions et de volonté porteuse d’intentions, défiant le plus souvent toute vraisemblance.
Le spectacle de la vie ne nous est offert qu’une seule fois, et plutôt que de vouloir la contraindre dans le carcan d’un projet qui se serait déroulé comme prévu, ne vaut-il pas mieux chercher à la libérer entièrement des contraintes du devenir, et à défaut de parvenir à lui imposer un sens, chercher, comme l’artiste, à la rendre tout simplement belle ?
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W. F. Hegel, Les orbites des planètes (dissertation de 1801), trad. F. De Gandt, Paris : Vrin 1979
W. F. Hegel, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques [1818], trad. J. Gibelin, Paris : Vrin 1987
Jacques Lacan, Encore, Séminaire 1972-73
84 réponses à “Qu’est-ce que la beauté ?”
En v’là du beau monde, en v’là du beau travail, en v’là du beau savoir,
Du
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En « ville », tout peut prendre du sens .
Un peu éphémère quand même .
Dois je le dire,j’ai reçu il n’y a pas très longtemps un selfie d’une jeune femme,un ego-portrait (disent les québécois), dénudé .
Je ne m’y attendais absolument pas,je l’ai pris en pleine poire,bouleversé,érotisé à la seconde.Une expérience de beauté non éphémère , l’onde de choc continue de se propager.Pour autant je ne répondrai pas,trop compliqué, dévastateur.
Voilà c’est ma manière de disserter sur une expérience dont je ne sais s’il faut la classer dans la rubrique esthétique,éthique,érotique…
C’est peut être cela la beauté,une émotion inclassable.
Inclassable ?!
On peut voir ?….
@ Vigneron
Le lieu crépi Morbihanais ou Landais importe t-il le plus… ? Je connais plus les Landes pour y vivre depuis plus de 20 ans et le milieu forestier pour y avoir, en formation pour adulte, obtenue un diplôme de BTA aménagement forestier. J’ai cru pouvoir par la suite y travailler dans le domaine pédagogique et environnementale, avec l’obtention d’un BAAFA ou BATEP, mais me suis heurté à la prétendue « concurrence » de plus jeune que moi, ainsi qu’à n problème de financement de cette dernière formation, dans un milieu associatif (et même d’un parc naturel régional) assez fermé selon moi, et les horizons que j’espérais y trouver.
Pour avoir étudié, sommairement, l’Histoire de la création du plus grand massif forestier d’Europe, qu’est le massif de pins maritimes Landais, Girondin, et de la Dordogne… surtout son origine, j’ai découvert autrement ses « Landes désolantes ». J’ai appris à apprécier au travers quelques rares photos et tableaux, croquis, etc, et autres manières écrites, poétiques, du cadre de vie des habitants de ces Landes, leurs cultures agropastoralistes, avant qu’elle devienne sylvicole, etc, j’ai découvert ce qu’elle pouvait receler de beau. J’ai su appréhender, modestement, derrière ce que l’époque colonialiste de ces anciens temps, Colbertiste aussi, ce qui avait comme beauté opposée à la laideur qui y était prêtée.
Alors que les populations locales Landaises y étaient représentées dans l’imaginaire collectif national, pour justifier les grands travaux nationaux de peuplement du pins et surtout de l’industrie qui en découlait (résine et bois essence de térébenthine, bois d’œuvre – pour la construction de navires (négriers) à Bordeaux, en descendant le long de la Leyre des bois de chêne, et autres bois de second œuvre, etc), comme sous développées, Le pire se passa. Elles y était présentée de manière aussi avilissante, indigne, inhumaine que l’étaient les populations africaines, pour justifier leur esclavagisme. Et ce fut toute une culture ancestrale qui fut engloutit par ces « progrès ». Sous prétexte de combattre les moustiques et leurs pathologies qui ne touchaient « que » les pèlerins, et autres « touristes » traversant ces Landes, le mythe du repère des brigands de grands chemin vint aussi justifier l’éradication de la beauté de mode de vie adaptée à la rudesse du paysage, du climat, et des échanges avec les autres régions.
Alors que les travaux de départ était censé équilibrer « harmonieusement » la culture du pins maritimes, par endroit, l’extraction de sa résine à petite dose, durcissant son cœur tout en rallongeant un peu leur vie, avec celle culture de chênes tauzin, etc, et leur temps long, sur des générations, la culture du court-terme et du rendement immédiat a favorisé la monoculture, et l’esclavagisme des résiniers, etc… Aujourd’hui la monoculture que je peux voire même du pyla lorsque je fais du parapente, est ce qui me fait trouver laid, quelque fois, ces si beaux couchés de soleil un soir d’été, rougissant, au point d’embraser l’atmosphère (au sens métaphorique)en se reflétant sur les troncs rectilignes de ces forêts, et dans le sous bois. Cette même monoculture accélérée jusqu’à son extrême met en danger en péril ce massif, cette essence fragilisée aux parasitisme, etc, en plus des incendies. Et ne parlons pas des quelques lagunes d’une exceptionnelle et si rare beauté (abritant plantes carnivores, et autres espèces végétales en voies de disparition, et autres espèces volatiles migratoires, etc) qui ensablée par les curetages intensifs des faussées de drainage, ensevelies sous des « déchetteries sauvages », peinent à être protégé… Y compris par la Région, des assoc, etc.
En bref : la beauté d’une certaine « intention », prétendument « humaniste » à l’époque, tout comme certains-es aujourd’hui tentent d’en faire paraître… sait que trop cacher en son sein bien de ses aspects les plus hideux, laids. Mais je m’égares autant ne veux pas disperser la complexité du sujet.
A mettre en conclusion en plus de ; « En bref : la beauté d’une certaine « intention », prétendument « humaniste » à l’époque, tout comme certains-es aujourd’hui tentent d’en faire paraître… sait que trop cacher en son sein bien de ses aspects les plus hideux, laids. Mais je m’égares autant ne veux pas disperser la complexité du sujet. »
Les « belles » promesses du « progrès » se sont heurtées, comme il était attendu, à la colonisation et conquêtes sauvages de terres n’appartenant qu’à la nature en majorité, à l’époque, faisant de riches nouveaux propriétaires ayant encore aujourd’hui, héritage « oblige », malgré le morcellement des terres, toujours l’objectif d’une gestion de court terme de la nature. Quant au « tourisme vert », opposable et/ou complémentaire à celui balnéaire… son développement connaît des freins dont j’ignore encore tous les mécanismes.
Au détriment de la disparition de savoir faire, vivre, être, sur des terres d’exceptions, sans être « déciliniste » il est a constater que ces « belles promesses » perdurent, sur une « terre socialiste ». Et ne parlons pas des promesses de protection du massif forestier par la « diversité » de l’agriculture servant de par feu, qui intensive, en majorité nourrissant le bataille, abusivement exploitée de manière chimique sur du sable, un sol podzolique, empoisonne nappe phréatique, environnement quand elle n’épuise les nappes en arrosant en plein soleil, aux heures les plus chaudes.
Cette monoculture au sens propre comme au figuré donc, en est à promettre dans la culture en ligne, « dans la beauté de l’ordre », des rendements meilleurs. Par la mécanisation, et concurrence extérieure, européenne, de l’abattage et du débardage des bois de coupes, c’est le travail des esclaves bûcheron, tâcherons, qui disparaît. La beauté de ce « progrès » là, pour eux que je connais aussi ayant un BTA bûcheronnage, leur est autant « bénéfique », que le craignant, ils se concurrencent pour se former au peu de poste dans les machines qui produisent plus de 50 fois plus qu’eux en une journée.
En bref : la beauté d’une certaine « intention », prétendument « humaniste » à l’époque, tout comme certains-es aujourd’hui qui tentent d’en faire paraître… sait que trop cacher en son sein bien de ses aspects les plus hideux, laids. Mais je m’égares autant que ne veux pas disperser la complexité du sujet.
Précis et non « crépi » comme je n’ai pu le rectifier dans la toute première phrase.
J’ai le sentiment que ce beau texte n’approche pas la beauté mais la grâce et que nous sommes là face à une expérience spirituelle plus que sensorielle, là où l’instant et l’éternité se confondent, tout comme le dedans et le dehors. Là où les concepts et catégories d’un monde (déjà) en ruine s’effondrent pour laisser place à l »in itio ».
La vérité a probablement quelque chose à « voir » avec la beauté que les métaphores ont bien du mal à traduire.
Beauté, laideur, qu’est-ce qui fait donc la différence ?
Dans une bibliothèque, il y a bien longtemps, j’ai rencontré une jeune fille que la nature n’avait vraiment pas favorisée.
Le hasard a fait qu’elle est venue s’asseoir en face de moi dans une bibliothèque. Dans un premier temps, je dois avouer que la vue de son visage me gênait quelque peu. Nous avons commencé à parler, à parler de tout et de rien et plus elle me parlait et plus je lui parlais et plus j’oubliais la laideur de son visage pour me laisser séduire par la beauté de sa pensée. Elle est devenue mon amie, à mes yeux la laideur de son visage a disparu.
« On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux », disait le Petit Prince de Saint Exupéry. Tellement vrai.
@ Merci Gudule. Pour m’instruire aussi, autant que M. jorion, ses amis-es, et vous autres autres sur ce blog.
Il y a , en parler « Gaga » ( le stéphanois , ma deuxième langue grand-maternelle) , une expression qui m’a toujours mis en joie , pour exprimer une beauté irrésistible : » C’est affreux ce que c’est beau ! » . Je me demande ce qu’en auraient dit Hegel ou Lacan !
Juan vous êtes de Sainté ????
Pour conforter ce que j’écris ci-dessus, je viens de découvrir ceci : http://www.lalibre.be/lifestyle/love-sex/la-reaction-emouvante-d-un-homme-face-aux-photos-retouchees-de-sa-femme-5626372e3570b0f19f870994
Une gamine d’à peine trois ans m’a dit un jour : « je n’aime pas cette musique, elle est triste ». Il s’agissait d’un morceau en tonalité mineure. Pourquoi automatiquement une oreille non entraînée associe un accord mineur à quelque chose de triste ? C’est là que réside le beau, pas forcément dans la satisfaction immédiate des sens, mais dans une expérience de la compréhension du monde qui n’a plus besoin des mots.
La « production de la beauté », par les artistes, n’a rien avoir avec l’extase (de celui qui la regarde). Elle est faite de grosses ficelles et de beaucoup de travail et d’erreurs. D’où l’ambigüité finale de ce (beau) texte : travailler à la « beauté » de sa vie ne nous met pas forcément dans une position avantageuse… vue de l’extérieur, vue du grand Autre.