Billet invité.
Suite à mon précédent billet, j’ai reçu plusieurs réactions qui montrent à quel point la propagande déforme la perception d’une situation d’une grande complexité.
Une polarisation très partielle :
La Syrie connaît aujourd’hui une guerre civile, et ce depuis 2011. Comme toute guerre civile (je dois publier prochainement un billet là-dessus sur mon blog), il y a une phase de « polarisation », c’est à dire de constitution des camps qui s’affrontent (et qui ne sont pas prédéterminés comme dans un conflit international).
La disparition ou la contestation par une partie des populations de l’autorité institutionnelle préétablie (qui est le propre d’une guerre civile) amène à une extension de la violence (qui est normalement un des monopoles de cette autorité, le plus souvent un Etat), qui se répand au sein de multiples groupes.
Mais ces groupes, constitués au début sur des bases de solidarités individuelles (famille, quartier) vont se « polariser », se regrouper jusqu’à former deux camps (au mieux).
La complexité et l’imbrication des situations au Proche-orient font que cette polarisation est rarement achevée qu’en Occident (2 camps finissent par s’affronter). Ce fut le cas au Liban et c’est le cas en Syrie. Je développerai ces points plus en détail dans ce « fameux » prochain billet dont le titre sera : qu’est-ce qu’une guerre civile ? (oui je sais je le promets depuis quelques temps déjà).
Rebellion modérée dites-vous ?
Pour revenir à mon précédent billet, ces réactions diverses montrent un refus d’admettre l’existence, ou la réalité d’une rebellion dite « modérée ».
Je rappelle d’abord que ce terme de « rebellion modérée » est un terme de journaliste, que je n’emploie qu’avec prudence. Il est trompeur car il ne s’agit pas d’une « modération » dans la violence (c’est une guerre civile horrible et Daech n’a pas le monopole des décapitations, puisque des miliciens de l’ASL l’ont fait – il ya même eu un cas médiatisé d’anthropophagie d’un chef de groupe ASL, et depuis deux jours, les décapitations de prisonniers ou de cadavres ennemis s’étendent mêmes aux milices pro-Assad – si vous voulez des photos, il y en a – âmes sensibles s’abstenir).
La réalité derrière ce terme correspond aux unités relevant de l’armée syrienne lible (ASL), c’est àd ire une rebellion qui n’est pas jihadiste. Il s’agit donc de groupes qui combattent Assad comme Daech, mais uqi n’ont pas comme projet en cas de victorie l’imposition de la Charia à la société syrienne « ‘libérée » par leurs soins (contrairement aux Jihadistes).
Et même cette définition, qui correspond le mieux en théorie à la situation, peut s’avérer trompeuse sur le terrain.
En effet, outre les éventuelles manipulations (l’existence de groupes jihadistes sous prête-noms ASL pour obtenir des armes est une possibilité vraisemblable, et impossible à détecter a priori, même si l’idéologie jihadiste interdit normalement ce genre de pratique « false flag » sur une aussi longue période, et on constate sur le terrain qu’une partie des armes reçues par l’ASL des Occidentaux sont reversées, par la force ou dans le cadre d’accords locaux, aux groupes jihadistes).
Et surtout, la distinction idéologique quant au projet futur pour la Syrie, des groupes qui combattent Assad et l’EI est compliquée à opérer.
Outre que tous les groupes ASL ne publient pas un traité sur leurs idées politiques, il existe à la fois des groupes de miliciens sunnites qui n’ont pas d’avis sur la question de la Charia – je rappelle qu’avec l’engagement des Russes et les offensives concomittantes de l’Ei et des pro-Assad, ce n’est pas la priorité. Ces groupes doivent-ils être classés en tant que « modérés » ou jihadistes ?
Et surtout, d’autres groupes, comme Ahrar ash-Sham (HASI), qui se revendiquent jihadistes (et qui est soutenu matériellement par le Qatar et les milieux salafistes sunnites saoudiens), sont difficiles à classer. Cette milice a combattu encore récemment le JAN, et elle est aujourd’hui traversée par des débats idéologiques importants entre les jihadistes purs et durs (qui tendent donc vers une allégeance au JAN), et ceux qui refusent l’imposition « totalitaire » de la Charia en cas de victoire. Certains parlent de jihad révisionniste (ce qui est à mon avis un peu rapide mais les pbs et débats internes existent puisque des groupes de combat HASI quittent en ce moment le mouvement, pour se rallier au JAN).
On le voit, la notion de « rebellion modérée » est, sur le terrain et le long terme, un de ces concepts pièges qui peuvent générer beaucoup de surprises (et de déceptions), surtout dans un contexte de grande fluidité (les évolutions de la guerre civile syrienne se sont accélérés et ont gagné en ampleur depuis l’arrivée des Russes et des Iraniens).
La rebellion modérée dans les propagandes :
Mais cette notion est encore plus complexe du fait des biais introduits par les propagandes des différents camps.
En effet, les discours « officiels » russes et américains sont inopérants pour désigner la réalité d’une rébellion très éclatée et aboutissent à « brouiller » encore plus une situation déjà fluide et complexe.
Le discours russe : la rébellion ne sont que des terroristes jihadistes ou des bandits.
Ce discours n’est que la reprise du discours de Bachar el-Assad du 20 juin 2011 (c’est le plus ancien que j’ai pu trouver), discours constant de la propagande de Damas : la rebellion est le fruit d’un complot étranger de terroristes jihadistes armés par les puissances ennemies (USA, KSA etc.), et la rebellion modérée n’est qu’un mythe (donc seul Bachar el-Assad peut lutter contre les jihadistes, qu’il s’agisse de ceux d’Al Qaida ou de Daech).
C’était déjà le discours du régime lors de la répression du soulèvement des Frères musulmans (massacre de Hama en 1982).
C’est faux d’abord parce que la contestation est née en Syrie en février 2011, d’abord dans des franges de la société plutôt favorables au régime (tribus bédouines sunnites du sud de la Syrie). Ce discours se fonde donc sur une réécriture de l’histoire de la contestation.
Et surtout c’est faux parce que le postulat d’une unité réelle sous une façade de différence, ne tient pas compte des combats entre les groupes rebelles (ni des frappes aériennes US contre le JAN, pourtant groupe rebelle).
En effet, tous les groupes rebelles ne présente pas un front uni et les combats et accrochages sont fréquents entre eux, aussi bien entre les Kurdes (YPG) et les jihadistes d’Al Qaida, les jihadistes entre eux (par ex. JAN contre HASI), entre les rebelles de l’ASL et les jihadistes…
Enfin, les populations des secteurs rebelles ne sont pas toutes des soutiens des jihadistes. C’est ainsi qu’il y a eu en 2013, 2014 et 2015, plusieurs manifestations civiles (notamment à Alep, Deraa et Zabadani) des populations vivant dans les zones rebelles pour demander que les jihadistes soient écartées de la gestion des territoires. C’est ainsi qu’Alep et dans certaines zones autour de Deraa, l’administration « civile » a été transférée des milices jihadistes aux forces de l’ASL (à Zabadani, le front al-Nusra n’a pas voulu lâcher la direction d’une zone encerclée par le Hezbollah et attaquée en permanence – la ville a été prise au cours de l’été par les chiites et les sunnites ont été chassés).
Certes, les manifestations récentes (comme celles à Alep du 13/10), sont moins dirigées contre les groupes jihadistes que pour une unité des groupes rebelles, et contre les chefs en échec (il existe aussi des manifestations de soutien des jihadistes, mais sans que l’on puisse juger de leur caractère « spontané »).
Pour autant, le discours du « tous des terroristes » est un discours de propagande, tronquant grossièrement la situation dans le seul but d’imposer Assad comme le seul « rempart » aux islamistes.
Le discours US n’est pas plus opérant :
Selon les USA, il y aurait une rébellion « modérée » (c’est-à-dire non islamiste), puis le front al-Nusra (al Qaida en Syie) et Daech. Or il existe des groupes jihadistes qui refusent l’obédience à Al Qaida (JAN) comme à Daech (ISIS), tout en souhaitant imposer la Shari’a à la société syrienne en cas de victoire.
Les USA ont ainsi un « angle mort » important (par exemple sur HASI).
Enfin, entre ces deux discours, Il ne faut pas oublier les discours jihadistes sur le terrain qui veulent (comme Assad) supplanter et faire disparaître l’ASL. Rappelons que prenant le prétexte de crimes et de dérives mafieuses de certains groupes rebelles non-jihadistes, les groupes jihadistes les ont combattu et supplanté (par exemple le Front révolutionnaire syrien dont les dérives mafieuses et les brigandages semblent réelles).
C’est ainsi que les récentes victoires (prise de la province d’Idlib ou dans la banlieue de Damas) ont été fortement médiatisées comme étant le « seul » fait des milices jihadistes (HASI, JAN, parti du Turkestan et autres…). Or, à la même époque, l’ASL subissait des défaites au nord d’Alep et dans d’autres secteurs, se limitant à des combats contre Daech aussi sanglants que difficiles… au point que beaucoup glosaient sur l’échec d’une « armée syrienne libre » prise entre les jihadistes et le régime.
Conclusion (provisoire) :
Il faut comprendre que tous ceux qui écrivent que la rebellion modérée n’est qu’un mythe, un élément de language de la propagande US ou européenne, pour faire accepter un soutien à des groupes terroristes dans le seul but de renverser Bachar el-Assad, qui est le pouvoir légitime syrien (je résume), font de la propagande.
A l’inverse, tous ceux qui mettent en avant une « rébellion modérée » monocouleur, alors que nous avons vu que la situation était complexe et fluide, induisent tout autant en erreur.
Rappelons que sur le terrain, les combattants sont pour la plupart musulmans sunnites (pas tous, la rébellion compte au nord, des groupes Kurdes, assyriens chrétiens, et au sud des groupes issus de tribus druzes), et croyants dans un contexte de fort regain des pratiques religieuses dans le pays. Beaucoup ont changé de groupes, se ralliant au gré des vicissitudes à des groupes parfois jihadistes, parfois de l’ASL. Enfin, il n’est pas certain que tous ceux qui combattent aujourd’hui dans les rangs de confédérations islamiques, soient des fanatiques de l’instauration de la Shari’a et du salafisme.
La seule réalité tangible c’est que la lutte contre l’EI et contre les milices pro-Assad n’est pas le seul fait de groupes jihadistes fanatiques et terroristes. Il existe des forces armées porteuses d’un projet politique acceptable pour la Syrie, symbolisé par exemple par les 5 principes de la révolution (dont l’intervention russe a précipité l’adoption à Genève le 18 septembre 2015 – et dont l’absence de médiatisation en dit long sur les biais des médias occidentaux ou russes) :
(on remarquera que si les groupes jihadistes les plus importants, comme HASI ou le JAN, n’y ont pas adhéré – ce qui est logique – d’autres groupes classés « jihadistes » y adhèrent, tandis que toutes les unités ASL ne s’y sont pas ralliées…).
Et l’existence et l’efficacité des unités de la rebellion non-jihadiste a été affichée de manière flagrante durant ces 8 premiers jours, où les secteurs du front tenus par les jihadistes (qui se présentaient jusque-là comme les plus efficaces militairement) ont craqué tandis que les secteurs tenus par l’ASL ont résisté (pour l’instant), malgré les bombardements aériens russes et les moyens lourds déployés.
Depuis le 6 octobre la démonstration a été faite que l’ASL n’était pas un mythe mais une réalité sur le terrain. Que si ces forces présentaient encore des faiblesses, particulièrement face à l’EI, il fallait compter sur elles pour la suite, malgré les incertitudes sur la sincérité de leur projet politique « modéré ».
Et il n’y a pas de meilleure preuve que la réaction de la rebellion jihadiste, à commencer par le JAN, qui a multiplié les communications (y compris de son leader) pour essayer de garder un rôle et une position que les évènements militaires remettent en question.
Pour aller plus loin :
Deux liens vers des présentations récentes de la rebellion en Syrie :
http://www.understandingwar.
@Khanard et Pascal Pour moi, Marianne reste un média de gauche ou de centre gauche, heureusement, il n’est pas encore…