LE TEMPS QU’IL FAIT LE 9 OCTOBRE 2015 – (retranscription)

Retranscription de Le temps qu’il fait le 9 octobre 2015. Merci à Olivier Brouwer !

Bonjour, nous sommes le vendredi 9 octobre 2015. Et hier, dans la journée, j’ai eu l’occasion de repenser à Monsieur Jérôme Kerviel. Pourquoi ? Eh bien, je lisais l’audition du patron de Volkswagen aux Etats-Unis. Pas celui qui a démissionné ni celui qui l’a remplacé, mais celui qui est patron de la compagnie automobile aux Etats-Unis.

Il y avait une commission, je ne sais plus si c’était du Congrès ou du Sénat, qui l’avait fait venir pour lui poser des questions, et il s’est fait descendre en flammes. Il a dit qu’il n’était pas au courant d’un certain nombre de choses et qu’il ne pouvait pas répondre aux questions, mais ça n’a pas empêché les députés ou les sénateurs, de bonne ou de mauvaise foi – de mauvaise foi peut-être, parce qu’il y en avait qui défendaient peut-être l’industrie automobile américaine de manière indirecte – mais il s’est fait attaquer vertement.

Et en tout cas, la chose qui était frappante, c’était que l’argument qui consistait à dire qu’il y avait peut-être quelque part des subalternes qui avaient fait des choses qui n’étaient pas bien mais dont la direction n’aurait pas eu vent, cet argument-là n’a pas marché. Il a été balayé par les commentaires de ces sénateurs et de ces congressistes, de ces parlementaires. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’on connaît ça bien, aux Etats-Unis. Moi, j’ai vécu douze ans aux Etats-Unis, j’ai travaillé dans des entreprises, et c’était inscrit dans l’ADN des entreprises que, eh bien voilà, ça marche de la manière suivante.

L’entreprise a une politique, une politique qui consiste à faire telle et telle chose. Ce sont évidemment les gens du rang qui sont obligés de la mettre en application, mais alors, pour ce qui est de l’information précise sur ce qui est fait, eh bien, on s’arrange pour que cette information ne remonte pas. Elle remonte de quelques degrés : il est quand même difficile, comme dans l’affaire Kerviel, de prétendre que le supérieur hiérarchique immédiat n’avait pas la moindre idée de ce que faisait son collaborateur – encore que dans le cas de la Société Générale, on ait pu utiliser cet argument de manière massive – mais on s’arrange quand même pour que l’information précise ne remonte pas d’échelon en échelon. Si bien que le patron peut, de bonne foi (enfin, de « bonne foi » entre guillemets !) prétendre, affirmer, même, qu’il ne sait pas quelle est la pratique frauduleuse qui se trouve appliquée. Pourquoi ? Parce qu’on s’est arrangé pour qu’elle ne remonte pas jusque là, qu’elle se perde dans les étages.

Alors, la malchance, évidemment, de Monsieur Kerviel, c’est qu’on admettait encore ce genre de plaisanterie, on faisait semblant qu’on ne savait pas que c’était comme ça que ça marche à l’époque où il a eu son procès. Depuis, bon, les choses ont évolué et, précisément aux Etats-Unis, quand un directeur d’entreprise essaye de ressusciter cet argument : « Mais moi, je ne savais pas exactement ce qui se passait », eh bien, on lui dit d’arrêter de rigoler, de se payer la tête du monde.

Voilà, ça c’est une bonne chose. Ça fait partie, quand même, des choses qui avancent un petit peu, c’est que les gens ne sont plus tellement dupes. Il y a cette histoire de servitude volontaire de La Boétie : le fait que les gens sont complices. Les gens sont complices de la servitude dans laquelle ils se trouvent, mais il y a quand même des périodes où les gens commencent quand même à en avoir marre, même de leur servitude volontaire ! Ce n’est pas un état constant. Quand les choses ne vont pas trop mal, quand tout le monde ne crève pas de faim, voilà, c’est un truc qu’on admet, mais quand ça va vraiment mal, ça saute : il y a des bouchons qui sautent. On appelle ça des ralliements de gens d’une classe à une autre – voir la Révolution française – mais c’est surtout, je dirais, qu’il y a des gens qui sortent de leurs gonds, et quand il y en a trop qui sortent de leurs gonds, il y a ce qu’on appelle des « lanceurs d’alertes », c’est-à-dire des gens qui n’en peuvent plus et qui vendent la mèche publiquement, et voilà, ça se répand. Par conséquent, le système ne peut pas continuer comme ça indéfiniment.

Il y a une autre idée qui m’est venue hier. C’est que, je l’ai expliqué parfois, quand on me demande de raconter mon histoire, je dis que j’aurais voulu être biologiste. Et quand j’avais quatorze, quinze, seize ans, je voulais devenir biologiste, c’était ça qui me passionnait, je faisais des camps de « jeunesses scientifiques » dans cette perspective-là. Et puis, je me suis intéressé à la politique. C’est essentiellement le fait de descendre dans la rue pour protester contre la guerre du Vietnam qui m’a lancé dans ça. Enfin bon, il n’y avait pas que ça. On a essayé – j’en parlais récemment à une autre pionnière de cela – on a créé un syndicat [des élèves] de l’enseignement secondaire en Belgique, donc il n’y avait pas que la guerre ailleurs. Mais bon, je me suis laissé captiver par les questions de société et j’ai laissé tomber l’idée de la biologie. Mais enfin, j’avais quand même appris un certain nombre de choses, et il s’est fait qu’à une époque beaucoup plus lointaine, à l’époque où je rédigeais ma thèse en anthropologie, de manière alimentaire, j’ai participé à un plan de repeuplement d’une rivière en saumons. Et comme je n’avais pas perdu l’habitude de dire des choses dans ce domaine-là, eh bien, j’ai pu faire un rapport qui ne présentait pas trop mal quand même.

Et ce qui me revient de cette époque-là, l’époque de la pêche, c’est de réfléchir à comment ça fonctionne, des espèces. Et en particulier, il y a – ça n’a pas trop l’occasion de s’exercer maintenant, parce qu’on est arrivé à des tels massacres des populations de poissons, des populations de crustacés, de coquillages, etc. que ça n’a pas l’occasion de s’exercer – mais il y a dans les espèces marines, il y a des mécanismes de mortalité qui dépendent de la densité. Quand la densité augmente trop, la mortalité augmente. Ça peut être par des effets d’épidémies, mais ça peut être par des effets beaucoup plus, comment dirais-je, beaucoup plus directs : les poissons pondent davantage d’œufs quand la densité est faible, ils en pondent beaucoup moins quand la densité est forte autour d’eux.

Et je me posais la question : là, je ne pensais pas à l’affaire Kerviel, je pensais à l’ultralibéralisme. Est-ce que ce n’est pas un mécanisme simplement mortifère pour essayer de faire baisser la densité d’une population ? Si c’est ça, effectivement, ça marche. Nous vivons dans une société où il y a un certain nombre d’hypothèses sur la manière dont les choses ont commencé pour nous. Il y a, comme dit Aristote, eh bien, le fait que nous sommes un animal social par destination, par nature. C’est dans notre nature profonde d’être un animal social, zoon politikon, alors, si c’est le cas, eh bien, il n’y a pas de raison d’essayer de trop se torturer les méninges à se demander pourquoi la justice est apparue, pourquoi l’État est apparu, ça fait partie de notre bagage biologique : si on se mettait à parler, si on se mettait à créer des outils et ainsi de suite, eh bien, dans la suite, on aurait des États, on aurait un système de justice et ainsi de suite.

Mais il y a une autre représentation, qui est celle, finalement, la mieux admise dans nos sociétés, c’est que, en fait, eh bien, nous étions des « sauvages » au départ, qui vivaient tous indépendamment les uns des autres, et puis qu’un jour on en a eu marre d’avoir tant – pas d’avoir tant de liberté, parce que ça, c’était sympathique – mais que ce soit si peu sûr de rester comme ça tout seuls, parce qu’on est exposés aux autres qui vivent comme ça. C’était l’époque où l’homme était un loup pour l’homme, comme disait Hobbes, et puis on s’est réunis, et on a conclu un pacte social, un contrat social comme dit Rousseau. Donc, il n’y a pas que Hobbes qui a parlé de ça, Rousseau en a parlé un siècle plus tard. Cette idée qu’on s’est mis d’accord autour d’une table pour créer l’État, pour créer un système de justice, etc. Curieusement, je l’ai déjà noté, Sigmund Freud, qui pourtant était plutôt porté à avoir une vision très naturaliste de l’être humain, quand il écrit Malaise dans la civilisation, il prend en fait cette idée au sérieux, semble-t-il, cette idée du contrat social, cette idée du pacte social, dont Alain Supiot souligne à juste titre que c’est ça qui conduit à des situations comme la marchandisation maintenant, le fait que tout est un contrat et que, voilà, il y a un contrat librement consenti entre l’employeur qui peut vous virer et votre droit légitime de démissionner. Voilà. Bon, je souris un peu, parce que, évidemment, dans des contextes où il y a des rapports de force, bien entendu, il n’y a pas de symétrie du tout, dans des situations comme celles-là.

Alors, est-ce que l’ultralibéralisme, ce n’est pas simplement un mécanisme qui intervient maintenant, lorsque nous sommes extrêmement nombreux, pour nous conduire à réduire notre nombre ? Et dans ce cas-là, le paradoxe serait le suivant : c’est que cette histoire de l’homme, loup pour l’homme, loup pour lui-même, qui se conduit comme un loup vis-à-vis de ses compatriotes, ses concitoyens, ceux qui sont autour de [lui], ce n’est pas une chose qui aurait existé dans le passé, c’est ce qu’on essaye de nous imposer maintenant. On met entre parenthèses toute idée de solidarité, on nie l’existence de la philia, qui est cette vertu dont parlait Aristote et qui nous permet, justement, d’essayer de huiler les rouages, tous les jours, dans la vie quotidienne, notre bonne volonté à faire marcher la machine. On est en train, non seulement de détruire cela systématiquement, mais on essaye de nous convaincre que ce n’est pas là.

Alors, est-ce que c’est un mécanisme de mortalité dépendant de la densité ? Ce n’est pas impossible. Et ça, j’y pensais, non pas en entendant parler de l’affaire Volkswagen, mais en regardant la vidéo, très bien faite d’ailleurs – je vous recommande de la regarder ! – de Nicolas Hulot. Il y a eu un lien, hier, à cette vidéo, dans l’article de Philippe Soubeyrand, qui parlait du lancement, par Nicolas Hulot, de son mouvement. Mais, comme le souligne aussi Philippe Soubeyrand, Hulot ne parle pas, ou en tout cas il n’a pas parlé lors de sa grande réunion, des questions qui fâchent. Et, parmi les questions qui fâchent, bien entendu, c’est qu’il faudrait renverser la vapeur totalement, justement, dans le cadre du système politique qu’on essaye de nous imposer, si on voulait sauver l’espèce. Il faut faire, non seulement machine arrière, mais il faut renverser entièrement la vapeur, parce que, il y a, dans le libéralisme et dans l’ultralibéralisme, il y a des mécanismes mortifères qu’il faudrait d’abord stopper. Il faudrait poser les grandes questions qui fâchent, dont celle, justement, de la propriété privée, si on veut sauver la planète maintenant. Parce que la violence est inscrite dans l’institution de la propriété privée. Nous naissons dans un monde où les dés ont été jetés longtemps avant nous, et nous nous retrouvons avec très très peu de pouvoir pour changer les choses. Alors, il faut un renversement complet.

Alors, est-ce que Hulot va évoquer ces questions, quitte à fâcher un certain nombre de sponsors éventuels ? Eh bien, on l’espère quand même, parce que sinon, ça ne donnera pas grand-chose, ce sera des cris supplémentaires lancés dans le désert et ça n’aura pas beaucoup d’impact.

Voilà, j’ai parlé de deux choses : de l’affaire Volkswagen, et puis du lancement de la campagne de Hulot, mais ça attire notre attention sur le système que nous avons laissé s’installer dans nos sociétés, et qui, lui, eh bien, signe de manière quasiment inéluctable l’extinction de l’espèce humaine à l’échelle de deux ou trois générations. Si on veut renverser la vapeur, il faut le faire sérieusement et en sachant ce que cela implique.

Voilà, à la semaine prochaine.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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