Propriété individuelle et propriété collective, par Dominique Temple

Billet invité.

Dans l’économie de réciprocité, Aristote distingue trois régimes de propriété, chacune définie par sa fonction sociale [1].

  • la propriété individuelle des moyens de production et la propriété d’usage collective,
  • la propriété collective des moyens de production et la propriété d’usage collective,
  • la propriété collective des moyens de production et la propriété d’usage individuelle.

Il estime que le premier régime, dans lequel la propriété des moyens de production est reconnue à l’individu et la propriété d’usage à la collectivité, est le meilleur parce qu’il correspond à une structure de réciprocité généralisée qui fait droit à la responsabilité.

Si de nombreuses communautés reconnaissent la propriété individuelle pour la terre, qui peut en effet être mise en valeur individuellement [2], d’autres ont donné la priorité à une structure de réciprocité collective, la communion ou la redistribution. Dans la communion, dit le philosophe, tout est commun, et l’anthropologie le confirme en parlant de prestations totales. Mais la plupart des sociétés ont associé les deux formes de propriété. À la redistribution (réciprocité centralisée) revient la propriété collective ; ce dont les Etats contemporains se souviennent lorsqu’ils confient la gestion de l’espace public à des entreprises publiques. À la réciprocité généralisée (le marché) est réservée la propriété individuelle des moyens de production et du travail.

La réciprocité généralisée (la réciprocité de marché) s’est imposée pour de bonnes raisons : elle engendre la responsabilité et la justice ; la réciprocité centralisée engendre bien ces deux valeurs, mais pour un seul, tandis que la réciprocité généralisée les engendre pour tout le monde ; la réciprocité centralisée produit la solidarité, mais la réciprocité généralisée produit l’individuation et la responsabilité, qui sont généralement préférées à la solidarité.

Rappelons le principe de la réciprocité généralisée : chacun est un intermédiaire entre plusieurs autres mais doit répondre de tous les autres sous peine que la matrice commune de leur valeur de référence soit détruite. Cette réciprocité est la matrice de l’individuation du sujet et du sentiment de responsabilité, et d’une liberté souveraine de l’individu dès que la propriété des moyens de produire selon ses compétences lui est reconnue. Le rêve d’une société de propriétaires n’est pas sans raison ! (la théorie de la justice de John Rawls, par exemple, bien que ce ne soit pas à partir du sentiment de justice que doive être revendiquée la propriété individuelle mais à partir du sentiment de responsabilité !). Elle n’est pas vaine la fierté de l’homme qui entend réaliser l’universel dans le singulier, l’humanité dans l’individu, et la grandeur dans l’humilité : Voltaire prétendait que la sagesse est de cultiver son jardin. Le jardin en effet est à même d’assurer en chacun le sentiment d’humanité s’il est la propriété nécessaire pour faire fructifier les compétences de chacun au bénéfice d’autrui. C’est pourquoi la propriété des biens premiers et des moyens de production devrait être déclarée inaliénable car sinon des hommes pourraient en être privés lorsqu’ils seraient forcés de s’en démunir pour survivre, et ceux qui ne pourraient recouvrer leurs droits seraient voués à l’esclavage.

En Europe, après l’abolition de l’esclavage et du servage, tout le monde eut droit à la propriété. Elle fut proclamée un droit universel et sacré. Cependant, la privatisation de la propriété autorisa le plus fort à disposer de la propriété du plus faible, du moins de ses moyens de production, en échange d’un salaire, selon un accord déclaré libre par les uns, forcé par les autres. La privatisation de la propriété laisse le champ libre au cynisme de celui qui retire à la propriété sa fonction sociale pour en faire le réservoir de l’accumulation capitaliste.

Au XXe siècle, les capitalistes se sont mis à l’abri d’une contestation de leurs victimes grâce à une relative redistribution sociale. Ainsi aujourd’hui, en attaquant le capitalisme, il semble que l’on détruirait en même temps les avantages sociaux arrachés par les luttes populaires et les acquis de la science que le capitalisme s’est appropriés. Il y a de quoi être circonspect ! Personne ou presque n’ose l’envisager ! Le dépassement du système capitaliste ne peut être que progressif.

La question demeure néanmoins : pourquoi la société renonce-t-elle à la l’inaliénabilité de la propriété définie à partir de sa fonction sociale au profit de la privatisation de la propriété et de l’accumulation capitaliste ?

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[1] Voir Dominique Temple (2015) « Propriété privée et propriété inaliénable ». Egalement publié sur le blog de Paul Jorion .

[2] Ceux qui ne la possédaient pas étaient dits esclaves, et ceux qui perdaient à la guerre devenaient des esclaves politiques qui ne pouvaient reconquérir un statut de citoyen que s’ils s’assimilaient à la société de leurs vainqueurs …

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