Le Journal du Dimanche, Paul Jorion : « On ne joue pas avec l’arme monétaire », le 11 octobre 2015

Paul Jorion : « On ne joue pas avec l’arme monétaire »

Bruna Basani : L’économie américaine peine à créer des emplois et déprime les marchés, sommes-nous à la veille d’un nouveau krach ?

Les marchés font plutôt le constat que nous sommes face à une stagflation qui bloque la reprise de l’économie et non pas face au scénario de type « subprimes » qui avait ébranlé leur confiance en 2008. Mais cela crée de la volatilité. Et il y a un facteur aggravant car on réalise dans le même temps que les entreprises innovantes ne créent pas beaucoup d’emplois. Elles génèrent du temps partiel et des jobs précaires. C’est pour cela que l’écart se creuse, en particulier outre Atlantique, entre la courbe du chômage et celle du sous-emploi en forte progression qui, elle, intègre les postes à mi-temps.

La finance réagit-elle aussi aux politiques monétaires laxistes des banques centrales et notamment de la Réserve fédérale américaine ?

Le vrai danger vient de la politique monétaire de la Fed déployée depuis 2009. On se rend compte que la planche à billets du quantitative easing a injecté dans l’économie des milliards dont on ne parviendra pas à se débarrasser. Si demain l’économie repartait franchement, les taux d’intérêt remonteraient et les marchés de capitaux seraient incapables de les digérer. On ne joue pas avec l’arme monétaire. Cette politique est ni plus ni moins une mesure de désespoir que l’Europe a adoptée à son tour et une drogue dure dont on va avoir le plus grand mal à se sevrer. En outre, on se rend compte que cet afflux d’argent ne va pas dans l’économie réelle mais alimente la spéculation, crée des bulles et génère, in fine, un risque systémique.

N’y a-t-il pas d’autres causes à l’origine des courbes en dents de scie des Bourses ?

Le trading à haute fréquence accentue la volatilité des marchés. Il permet de faire une cartographie correcte des anticipations grâce à des robots. Du coup, tous les opérateurs vendent ou achètent dans le même sens et c’est l’épilepsie malgré les coupe-circuits mis en place.

Vous décrivez ni plus ni moins une finance qui devient folle.

Il n’y a plus aujourd’hui de contre-pouvoir aux effets nocifs de la spéculation qui gangrène le monde de la finance. Nous allons donc aller vers plus de volatilité orchestrée par des banques qui elles sont de plus en plus concentrées et donc systémiques.

Dans votre dernier livre *, vous invitez à poser les jalons d’une nouvelle réflexion économique car, dites-vous, nos modèles théoriques sont faux ?

La « science économique » n’est pas une science, elle est aux ordres de la finance. Jusqu’au XIXème siècle elle était sur de bons rails et Adam Smith par exemple, apportait une lecture sensée de l’économie politique. Tout change ensuite. Les milieux financiers imposent un discours compliqué et erroné de la réalité. Leurs modèles sont en partie faux. C’est d’ailleurs ce que dira Olivier Blanchard l’économiste en chef du FMI en 2012 en invitant les Etats à supprimer leurs politiques d’austérité basées sur de mauvais calculs. Peine perdue.

Que préconisez-vous pour éviter ces écueils ?

Il faut casser les règles qui ont été élaborées dans les années 80 par des organismes privés d’experts comptables en dehors de tout contrôle. Elles sont fondées sur une idéologie libérale et inégalitaire qui permet une concentration de la richesse et la constitution d’une aristocratie de mercenaires. Elles postulent, par exemple, que les salaires sont des coûts et les bonus des dirigeants des parts de bénéfices dans le but délibéré d’aligner les intérêts des managers et ceux des actionnaires. Ce sont des accélérateurs discrets d’inégalité économique et de prédation.

* Penser tout haut l’économie avec Keynes, Odile Jacob

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