Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Face à certains outrages, aussi loin des illusions de l’angélisme que des poses du pessimisme, sans être ni pessimiste ni optimiste, sauf à se voiler la face, ou être dans l’auto-aveuglement, il est temps de sonner le tocsin, et comme disait Walter Benjamin , « il faut organiser le pessimisme 1 ».
Parmi les scandaleuses réformes entreprises par le gouvernement Abe, je fais allusion ici à la controverse autour de la directive issue du ministre de l’éducation, Hakubun Shimomura, encourageant les universités publiques japonaises (86 en tout) à abandonner l’enseignement des sciences humaines et sociales et à « favoriser des disciplines qui servent mieux les besoins de la société », c’est-à-dire les sciences et technologies ainsi que les formations techniques. Bien sûr, on pourra toujours trouver des raisons ou des prétextes pour justifier pareille aberration. En effet, la tendance vers le renforcement de l’enseignement des « STEM » selon leur acronyme anglais (c’est-à-dire Sciences, Technologies, Engineering – Ingénierie – et Mathématiques), jugées cruciales pour la compétitivité économique, est observable partout dans le monde. Or, à l’heure où la dette nationale est un sujet d’inquiétude un peu partout (et nulle part plus qu’au Japon, où elle atteint 240% du Produit National Brut), les subventions publiques à l’éducation ne peuvent être augmentées pour soutenir ce renforcement des STEM – au contraire, la tendance est plutôt à la baisse – et ce sont trop souvent les sciences humaines et sociales qui sont donc vulnérables aux coupes budgétaires.
À ce contexte international, il faut ajouter deux tendances plus particulièrement japonaises. La première est la volonté du gouvernement de Shinzo Abe de mettre en place un système d’apprentissage et de formation professionnelle similaire à celui dont disposent par exemple la Suisse et l’Allemagne. En effet, les Japonais considèrent traditionnellement un diplôme universitaire comme indispensable à la réussite dans le monde du travail, et ce même si la carrière choisie n’a que peu à voir avec les études qui la précèdent. Le deuxième facteur est lié au vieillissement de la population. Dû au faible taux de natalité qui règne dans l’archipel depuis plus de deux décennies, le nombre de jeunes en âge d’entrer à l’université a fortement baissé. Si l’on ajoute à ce phénomène l’attrait continu des grandes villes et des prestigieuses universités qu’elles abritent, on comprend vite que de nombreuses universités provinciales (ainsi que les universités privées moins prestigieuses) ont connu une importante baisse de fréquentation, des classes à moitié vides, et par conséquent des difficultés financières.
Néanmoins, pour peu qu’on ait un minimum de « regard éloigné » (selon l’expression chère à Claude Lévi-Strauss), une vision à long terme, autre que myope (comme la plupart de ceux qui nous gouvernent à travers le monde), une conscience de l’interdépendance des savoirs et de l’absolue nécessité de penser librement (ce qui fait de nous des êtres humains dignes de ce nom), ces raisons ne suffisent pas, et les mesures prises par l’actuel gouvernement du Japon s’avèrent aussi lamentables que dangereuses.
Dans un éditorial pour le Japan Times, le président de l’Université de Shiga, Takamitsu Sawa, a rappelé que ce mépris pour les sciences humaines n’est pas nouveau au Japon : en 1960, le ministre de l’Éducation déclarait déjà que les universités devraient se concentrer uniquement sur l’enseignement des sciences naturelles et de l’ingénierie. Mais pour lui, cette attitude est dangereuse : « Le fondement des sociétés démocratiques et libérales est l’esprit critique, qui se nourrit de la connaissance des humanités. Sans exception, les États totalitaires rejettent l’enseignement des humanités, et les États qui rejettent cet enseignement deviennent toujours totalitaires. 2 » Car pour eux, penser représente un danger, une menace potentielle.
Il rappelle aussi que durant la Seconde guerre mondiale, les étudiants japonais en sciences naturelles et ingénierie n’étaient pas envoyés au front, mais le Japon sacrifia en priorité des étudiants en sciences humaines. Partie négligeable. Tout est lié et tout se rejoint : enseignement, savoirs (au pluriel), histoire, politique… Et c’est toujours au nom d’abstractions que l’on tue, opprime, ou que l’on se laisse tuer ; que « l’on sacrifie l’homme concret à une conception abstraite de l’homme 3 », pour citer Vassili Grossman. Comme le montre Emiko Ohnuki-Tierney (anthropologue américaine, auteur de Kamikaze Diaries : Reflections of Japanese student soldiers, University of Chicago Press, 2006), les kamikazes étaient des étudiants d’élite, de 16 à 22 ans, issus des meilleures universités. Ils avaient vécu au contact intime des pensées occidentales ; beaucoup connaissaient le latin, deux langues étrangères. Dans leurs carnets intimes et correspondances, ils citent en détail de nombreux ouvrages occidentaux (philosophie, littérature, histoire…), de Platon à Rousseau, de Romain Rolland à Thomas Mann, de Nietzsche à Kierkegaard… L’État les sacrifia dans une dernière bouffée d’irrationalité. Il envoya une partie de sa future élite à une mort insensée, en inventant les opérations « kamikaze » au moment même où la défaite était devenue inéluctable.
Aujourd’hui, l’extraordinaire formatage des esprits, qui caractérise parfois l’éducation au Japon, procède de la même irrationalité. Parenthèse : s’agissant de l’enseignement en général et des sciences humaines en particulier, il y aurait d’autres réformes bien plus nécessaires, par exemple concernant l’enseignement de l’histoire au lycée. Cette matière étant étrangement scindée en deux (l’histoire mondiale, obligatoire, et l’histoire du Japon, facultative), comment relier les événements entre eux, mettre les faits en perspective ? Je cite une professeur rebelle japonaise, Kimiko Nezu, qui, au-delà des nombreux tabous et évitements dont l’enseignement de l’histoire est encombré, déclare : « Au Japon, l’histoire s’étudie comme le code de la route. On coche la bonne réponse sans se demander pourquoi, on doit faire correspondre le bon événement à la bonne date. C’est du lavage de cerveau. Au Japon, on ne proteste pas, on ne pose pas de question et on ne donne pas son opinion. 4 » L’un des grands travers de cet enseignement : le manque de contextualisation, d’analyse et de débat – bref, tout ce que permettent précisément les sciences humaines. Sans parler de la question des manuels, que la droite japonaise surveille scrupuleusement, car l’heure est à la réécriture de l’histoire, édulcoration des faits, négation des atrocités et des bilans sur toute la période 1931-1945… Manipulation étatique du passé, qui fait dire à Saito Kazuharu, de l’université Meiji : « La classe politique a pris l’histoire en otage. 5» Le malaise peut continuer… ainsi que « l’enseignement de l’ignorance », car une bonne partie des étudiants japonais (voire la majorité ?) ignorent ce qui s’est précisément passé dans cette région du monde (la leur) durant cette période capitale, pourtant pas très ancienne… Et quand un peuple ignore son propre passé, c’est la porte ouverte à toutes les manipulations et falsifications.
La loi sur les secrets d’Etat, la révision de l’article 9 de la Constitution pacifiste et les nouvelles lois sur la sécurité (qui constituent pour certains, tel Kenji Ishikawa, constitutionnaliste à l’Université de Tokyo, un véritable « coup d’état »), le sacrifice des sciences humaines, tout va dans le même sens : une logique de guerre, qui sacrifie tout aux grandes entreprises… car il est clair qu’avec cette nouvelle législation, le Japon (dont le budget militaire se classe déjà au 8eme rang mondial) va renforcer son armement. Les propagandes étatiques entretiennent ainsi un dénigrement de l’esprit (et de la sensibilité) ; et que le matériel humain passe de la chair à canon à la pâte à modeler ne constitue nullement une libération. Dans ce contexte, que signifie « utilité » sinon traiter les hommes en « matière humaine » ? D’un point de vue historique, cette politique éducative représente une régression et une manipulation qui s’apparente à de la propagande. C’est également une aberration d’un point de vue épistémologique, et d’un point de vue plus largement humain.
D’abord, sous l’angle de l’épistémologie, il est aberrant de vouloir séparer les savoirs, encore plus d’en détruire certains au prétendu bénéfice d’autres. À notre époque – et c’est bien sûr une situation mondiale – les sciences sont désormais sous la dépendance de l’économie, du marché, des industries. Dans l’histoire de l’humanité et de l’esprit, c’est une mutation majeure et tout à fait récente. Il y a d’abord eu un processus d’autonomie des sciences modernes, la séparation au XVIIIe siècle de la science et de la philosophie, et parallèlement, peu à peu, le couplage entre sciences et techniques s’est fait de plus en plus étroit. Mais jusqu’à Newton environ, les grands scientifiques sont aussi des philosophes, des penseurs, qui n’ont pas ou peu de liens avec des applications pratiques de leur savoir. Mais par la suite, on a perdu cette vision d’ensemble, et l’évolution des sciences, en raison de leur complexité croissante, mais pas seulement, est allée vers une spécialisation accrue, et un certain abandon de la pensée sur ses propres pratiques, découvertes, jusqu’à une dépendance, imbrication (soumission ?), toute récente, de la science comme connaissance, savoir, à la technique, aux technosciences. Et ce clivage majeur dans l’histoire des sciences a été scellé par la fabrication de l’arme et de l’énergie nucléaires, à travers le projet Manhattan à Los Alamos (1942) : c’est de cet événement capital que date la dépendance ou la fusion de la science comme connaissance avec ses applications techniques, militaires ou industrielles. Depuis lors, même malgré eux, de nombreux scientifiques sont devenus des conseillers techniques de la domination, au service des appareils militaro-industriels, étatiques ou non.
Nous assistons aujourd’hui à cet arraisonnement de la connaissance scientifique, prise dans l’engrenage de l’économie et du politique, subordonnée à l’industrialisation des technologies appliquées, à des impératifs financiers à court terme. Non seulement la recherche scientifique fondamentale s’en trouve fortement atteinte et menacée, mais manque aussi une vision interdisciplinaire, transdisciplinaire. À tel point que, le présentisme de notre époque aidant, le divorce entre science et culture, science et philosophie semble sur le point d’être consommé ; comme si les sciences prétendaient se passer d’une connaissance de l’histoire des sciences et de l’histoire des idées. C’est ce « grand écart » qu’analyse par exemple Jean-Marc Lévy-Leblond (physicien et penseur des sciences), qui écrit que « si ces frères ennemis, le scientisme et l’irrationalisme, prospèrent aujourd’hui, c’est que la science inculte devient culte ou occulte avec la même facilité. 6 »
Pourtant, les sciences humaines et sociales peuvent être de la plus grande utilité à celles qui ne le sont pas – sous entendu celles qui sont, ou du moins s’avèrent parfois « inhumaines et asociales ». Car comment séparer sciences et idées ? science et culture ? Comment ne pas voir que les sciences contemporaines évoluent dans un cadre social, politique, économique qui délimite et détermine étroitement la recherche et donc les « vérités » accessibles ? Ainsi, la découverte en 2012 du fameux boson de Higgs a été possible grâce à la construction de l’accélérateur de particules LHC (le plus grand dispositif expérimental jamais construit), qui a coûté des milliards d’euros. Et cette dépendance des sciences est encore plus nette en biologie, du fait des intérêts des multinationales de la pharmacologie, qui contraignent les possibilités de recherches dans les sciences de la vie. Car ce qui prévaut aujourd’hui, dans le domaine scientifique comme en tout, se résume à compétition, concurrence, notoriété publique, accès aux financements… Et il est clair qu’en voulant privilégier les sciences et les techniques, Abe va clairement dans ce sens-là, celui d’un primat absolu de l’économie ultralibérale ; et sûrement pas dans un souci de « vérité » philosophique et/ou scientifique. Au passage, cet étouffement de l’esprit est une tendance mondiale, puisque la domination planétaire du libéralisme, accompagnée d’une famine spirituelle, n’épargne aucun pays – et en France, la soi-disant « exception française » est actuellement contaminée et malmenée par ce mainstream. Pour exemple, la récente réforme des collèges, qui instaure une quasi disparition du grec, du latin, des anciennes « humanités », au profit de vagues EPI (« Enseignements Pratiques Interdisciplinaires ») censés « lutter contre l’ennui ».
Avant de conclure (et retrouver la littérature… et l’homme !), je voudrais élargir le point de vue ; car au-delà du Japon et de la politique d’Abe, la désintellectualisation de nos sociétés, le sacrifice du progrès social au progrès matériel, les lectures de nos sociétés, du monde et de l’homme réduites au droit, à l’économie et à la technique, la marchandisation de toutes choses (de la culture, des savoirs, des sciences, de l’éducation, comme des objets), le règne de l’hyperconsommation (dont le slogan tacite se résume à « ne pensez pas, dépensez ») s’inscrivent dans une normalisation à grande échelle, puisque liée à la mondialisation. Comme si nous avions perdu tout « goût de l’infini », selon l’expression de Baudelaire, qui « perdu dans ce vilain monde », lançait dans une de ses Fusées, avec autant de colère que de tristesse, son fameux « le monde va finir ». Amère prophétie (que partageaient à peu à près à la même époque, bien des esprits clairvoyants, tels Tocqueville, Chateaubriand, Fourier, Melville, Thoreau) qu’il précisait ainsi : « nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle » que « la ruine universelle, ou le progrès universel » se résorbera « dans les étreintes de l’animalité générale 7 » – une ruine de l’esprit et du cœur, avilis et piétinés par le règne bourgeois de l’argent. Depuis, ce mouvement n’a fait que s’amplifier de façon exponentielle, au point que le formatage des êtres, le nivellement de « l’homme unidimensionnel » dont parlait Herbert Marcuse, indexé au « progrès » économique, consistent à transformer les humains en machines à produire et consommer, en simple rouage de la machine économique, au mépris des conditions décentes de vie pour les humains (human decency), comme au mépris de la planète, devenue la poubelle des hommes et gravement mise en péril. La planète est malade, et ce pour des raisons liées à l’activité humaine. En proie à une logique aveugle, selon une spirale cinétique vertigineuse, nous consommons chaque année l’équivalent d’une planète et demie ; ce n’est plus tenable. En même temps, la biosphère se réduit à vue d’œil et de manière irrémédiable – actuellement sur 76.000 espèces répertoriées, 22.000 sont menacées d’extinction. Ainsi, le devenir de la nature et de la civilisation se trouve inféodé à une improbabilité commune. Sans compter que nous vivons désormais à l’ère où « l’apocalypse est techniquement possible » (Gunther Anders), l’homme disposant des moyens techniques de (se faire) disparaître – et le Japon (« cobaye de la civilisation de l’atome8 », comme l’a écrit Osamu Nishitani) se devrait d’en savoir quelque chose et de le montrer de manière digne et humaine au monde.
Ainsi vont « les dégâts du progrès », « nos horreurs économiques 9 » (Rimbaud), « nos désastres utilitaires 10 » (Bataille). En sacrifiant ainsi l’esprit, mais aussi la sensibilité, c’est-à-dire notre vie intérieure, ce qui tend à faire de nous des êtres humains, ces manœuvres d’assujettissement, ces outrages en cours, faits également à la planète (tout est lié), cette nouvelle tyrannie sans tyran du capitalisme total barricade les horizons, mutile notre liberté… car dans ce nouveau malaise dans la civilisation, c’est bien de liberté qu’il s’agit avant tout. Pourtant, les critiques de cette croyance aveugle dans le progrès, de cette « dictature des valeurs économiques » (propagée par l’américanisation industrielle du monde) sont nombreuses, même au sein des économistes, dont les plus éclairés finissent par dire qu’ils n’y entendent rien, que cette prétendue « science » est devenue folle, et que ce capitalisme du désastre est désormais à l’agonie, tant il a engendré des processus devenus tout à fait incontrôlables, et sources de catastrophes. À l’ère de la révolution numérique et à l’aube d’une gigantesque mutation du travail humain (50% des emplois seraient menacés de numérisation), on ne peut plus compter sur une hypothétique croissance, insoutenable écologiquement, et balayée par une insécurité économique et sociale permanente, alternance de hauts et de bas, de bulles et de crises… De fait, selon le paradoxe d’Easterlin, une hausse du PIB ne se traduit pas nécessairement par une hausse du niveau de bien-être ressenti par les individus. La France est aujourd’hui deux fois plus riche qu’en 1970 ; pourtant le bien-être (comme les richesses) ne semble pas vraiment partagé. Mais l’appétit de richesse étant insatiable, « l’homo economicus » est, comme disait Alfred Sauvy, un marcheur qui n’atteint jamais l’horizon. Le primat de l’argent est tel que les dirigeants du monde font « comme si », et tenant les humains pour superflus, poursuivent, en toute irresponsabilité, en dépit des évidences et risques technologiques, écologiques et humains, connus de tous, la même Apocalypse joyeuse.
Tout ceci, qui se ramène moins à l’utile qu’à l’utilitarisme, est une immense duperie, un « dés-astre ». Car qu’est-ce que « l’utile » aujourd’hui (selon l’acception de nos dirigeants) ? Pêle-mêle, le confort matériel, le flux permanent des marchandises, fondé sur une obsolescence chronique, toujours plus de « progrès » (où l’on confond technique et modernité), bref une servitude volontaire et une idéologie morbide qui ne dit pas son nom, mais sacrifie l’homme au culte de la marchandise et à la puissance technologique. Ainsi, si l’homme fut d’abord, et reste toujours menacé par sa réduction à l’animal (les cauchemars et prophéties de Kafka ont été largement vérifiés par l’histoire), il est aujourd’hui également menacé par sa réduction à la machine, par la mécanisation, automatisation, artificialisation de la vie, sous toutes ses formes. En prétendant « améliorer » l’humain et ses conditions de vie (réduites au dérisoire confort matériel), les technologues du posthumain, via la convergence des technologies (le programme NBIC, réunissant nanotechnologies, biotechnologies, sciences de l’information et sciences cognitives), tendent à indexer, voire réduire l’homme à la machine. On nous fabrique de la sorte un homme automatisé, dépossédé de soi et du monde, dépossédé de ses capacités proprement humaines et singulières à s’inventer lui-même (individuation) et habiter le monde. Un « homme augmenté » (Better than Human) de tout un arsenal d’artefacts et prothèses, qui se présente plutôt comme un « homme simplifié » (selon l’expression de Jean-Michel Besnier), désincarné, amoindri – en somme, une négation de l’homme, et pour finir une négation de la vie. Du fait de ce monde hanté par la perfection mécanique, de cette domination techno-industrielle, qui cultive la consommation du monde, autant que « l’art de réduire les têtes », nous vivons une époque de « baisse de la valeur esprit », comme le pressentait Paul Valéry dès 1939 – ce qui conduit à la guerre. Crise de civilisation, crise des significations, crise du sens, marquée par une montée de l’insignifiance, en raison du vide de la société de consommation. La vie est ainsi gaspillée, au bénéfice du matérialisme qui gouverne le parc humain, et fait croître, parallèlement à celles de la planète, les pollutions et dégradations de l’esprit.
Dans Regards sur le monde actuel, Paul Valéry poursuivait sa réflexion de 1919 sur « la crise de l’esprit », au sortir de la première grande catastrophe du XXeme siècle, et ce qu’il écrit en 1939 est non seulement prémonitoire de la seconde grande catastrophe qui s’annonçait, mais aussi du processus de mondialisation engagé comme « mortalité des civilisations ». Dès les années 1930, Valéry a perçu le rapport entre la rationalité industrielle et l’élan des dictatures à son époque. Le même fantasme d’élimination de « l’inutile », du non productif, le même culte de l’efficacité y règnent. Et il pose la question d’une économie politique de la vie de l’esprit, pour parler comme Bernard Stiegler. Il nous enseigne que du sort de l’esprit dépend notre propre sort, car la vie de l’esprit est une transcendance, une puissance de transformation, qui met en jeu ce que le réel contient de possibles. L’homme est un, corps et esprit liés, et on ne peut négliger l’un sans le mutiler, de même qu’on ne peut contrôler l’esprit sans le détruire : « ce sont les mêmes sens, les mêmes muscles, les mêmes membres ; davantage, ce sont les mêmes types de signes, les mêmes instruments d’échange, les mêmes langages, les mêmes modes logiques, qui entrent dans les actes les plus indispensables de notre vie, comme ils figurent dans les actes les plus gratuits, les plus conventionnels, les plus somptuaires. L’homme n’a pas deux outillages ; il n’en a qu’un seul, et tantôt cet outillage lui sert à la conservation de l’existence, du rythme physiologique ; tantôt, il se dépense aux illusions et aux travaux de notre grande aventure. 11 » Mais « notre grande aventure », c’est-à-dire l’aventure de l’esprit, est aujourd’hui entravée par la consommation, par un devenir technique qui se confond avec le devenir marchandise de toutes choses : le « malaise dans la culture » est devenu un « malaise dans la consommation », qui a remplacé et anéanti la culture, par la promotion mondiale et standardisée de « produits culturels », façonnés par un marketing d’ampleur lui-même mondial. Du fait de cette nouvelle « transmutation des valeurs », la valeur esprit se trouve rabaissée aux valeurs matérielles, livrée à une culture jetable, une grande bouffe comme une lente paralysie de l’esprit, et de la vie. Nouvelle manière de tuer la liberté de l’esprit, la liberté de pensée, l’esprit et le verbe – le grec logos désignant à la fois parole et calcul, discours, connaissance… Naguère, comme le montre Valéry, esprit, culture et commerce ont été étroitement liés, notamment sur les bords de la Méditerranée ; ce n’est plus le cas aujourd’hui : « le capital de notre culture est en péril 12 », ce qui se traduit par une régression et des obstructions à la fois sociales, mentales, sensibles, environnementales et économiques.
Alors, où est « l’utile » ? Ou plutôt n’y a-t-il pas une limite de l’utile et, comme dit Bataille, quelque « divine liberté » à rechercher « l’inutile » ? N’est-ce pas précisément dans un « au-delà de l’utilité » que l’on peut devenir homme ? Dans un article intitulé « La littérature est-elle utile ? », Bataille assimile fascisme et asservissement à l’utile, une manière de réduire les hommes en matière humaine. Mais il ajoute : « Chaque homme doit être utile à ses semblables, mais il en est l’ennemi s’il n’est rien en lui au-dessus de l’utilité. […] la littérature se refuse de façon fondamentale à l’utilité. Elle ne peut être utile étant l’expression de l’homme – de la part essentielle de l’homme – et l’homme, en ce qu’il a d’essentiel, n’est pas réductible à l’utilité. 13 » Cet essentiel est la part libre de nous-mêmes, qu’aiguisent l’esprit, la sensibilité, la poésie, l’art, la culture, quand ils sont moins synonymes de refuge ou consolation que résistance, appel d’air, violence qui ne détruit pas, mais inspire ; car penser, c’est résister, et aussi rêver, contre les lumières aveuglantes de la Raison technicienne. C’est aussi une manière de réenchanter le monde, « repassionner la vie » (Breton), « continuer à rêver pour ne pas périr » (Nietzsche), ce qui fait que la vie vaille la peine d’être vécue. Car n’est-ce pas au-delà de la consommation que l’on peut véritablement traquer des raisons de vivre ? d’être, et non pas seulement avoir ? « Le travail est un moyen de vivre, et rien de plus. L’œuvre est une raison de plus, et ce n’est pas la même chose 14 ».
1 Benjamin reprend cette expression à Pierre Naville, La Révolution et les intellectuels (1926), Gallimard, 1965, p. 77.
2 “ The foundation of democratic and liberal societies is a critical spirit, which is nurtured by knowledge of the humanities. Without exception, totalitarian states invariably reject knowledge in the humanities, and states that reject such knowledge always become totalitarian.”, dans “Humanities under attack”, Japan Times, 23 août 2015.
3 « Notre conception de la liberté et de l’homme a toujours été partisane, fanatique ; elle a toujours sacrifié l’homme concret à une conception abstraite de l’homme. », Vie et destin, trad. Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard, dans Å’uvres, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2006, p. 233.
4 « Voyage au Japon, qui adore Anne Frank mais ignore tout du nazisme », site internet Rue89 Nouvel Obs, 22 décembre 2013 :
http://rue89.nouvelobs.com/rue89-culture/2013/12/22/voyage-japon-adore-anne-frank-ignore-tout-nazisme-248490
5 « Le Japon et son histoire, stupeur et reniements », par Arnaud Vaulerin, Libération, 7 décembre 2012.
6 Jean-Marc Lévy-Leblond, L’Esprit de sel, Éditions du Seuil, Points-Sciences, 1984, p. 97. Face à cette nouvelle économie de la connaissance scientifique, Isabelle Stengers en est venue à lancer un plaidoyer pour une slow science, cf. Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences, Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2013.
7 Charles Baudelaire, Fusées, Gallimard, coll. Folio, 1986, p. 82-83.
8 Osamu Nishitani : « Le Japon, de Hiroshima et Nagasaki à Fukushima, en passant par l’affaire du thonier Daigo FukuryÅ«-maru, réussira finalement à être le cobaye de la civilisation de l’atome au profit du monde entier (ceci dit en passant, il tirera avantage de l’aide généreuse que lui donneront ses « meilleurs amis » américains, qui ont bien profité de cette occasion pour tester une nouvelle stratégie en Asie de l’Est). », « Où est notre avenir ? », dans Ebisu. Études japonaises, n° 47, printemps-été 2012, p. 67-68 – version originale parue en japonais dans Gendai shisô, mai 2011, vol. 39, n° 7, Tokyo, Seidosha.
9 Arthur Rimbaud, « Soir historique », Illuminations, Gallimard, coll. Poésie, 1986, p. 190.
10 Georges Bataille : « Ne nous semble-t-il pas souvent qu’au-delà de son impuissance, l’art moderne poursuit la fin que n’atteignent plus nos désastres utilitaires ? », dans « L’utilité de l’art » (Critique, mai 1952), O.C., t. XII, Gallimard, 1988, p. 212.
11 Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Gallimard, coll. Folio, 1988, p. 209.
12 Ibid. , p. 227.
13 Georges Bataille, « La littérature est-elle utile ? » (Combat, novembre 1944), O.C., t. XI, Gallimard, 1988, p. 13.
14 Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, op. cit. , p. 258.
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