Billet invité.
Bien que né en 1883, John Maynard Keynes était pleinement un homme de son temps. Marqué par l’atroce absurdité de la Grande Guerre de 14-18, mais également par la désolante tragi-comédie du Traité de Versailles : un texte dicté par les égoïsmes nationaux, les intérêts politiciens courtermistes, et dont il présentait les funestes répercussions qu’il exposera dans son livre Les Conséquences économiques de la paix.
Pour ce brillant esprit formé dans l’esprit de la scolastique, il était évident que la paix entre nations devait pour pouvoir se maintenir disposer de soubassements économiques solides, et que des peuples affamés, des cohortes de millions de chômeurs, finiraient par porter au pouvoir les pires des hommes. C’est pourquoi il pensait la macroéconomie en termes de « désarmement financier », et se donnait pour objectif suprême, un système monétaire international « pacifié » et stable. Ou pour le dire avec son bel esprit anglais, a level playing field, un superbe gazon parfaitement plat où chaque pays, quel que soit son handicap, pourrait jouer à armes égales. Un système adossé à un certain type de monnaie, décrit dans le détail par Paul Jorion, et dont la résultante, l’esprit même, aboutirait à une réduction automatique des inégalités entre débiteurs et créanciers. Cela par la régulation des flots de capitaux, afin de toujours veiller à ce que leurs allocations soient favorisées, là où elles sont socialement utiles et nécessaires aux économies. Dit inversement, un système où chaque nation aurait la possibilité de gérer ses propres taux d’intérêt, sans que leur niveau ne soit déterminé par la prédation qu’exercent des capitaux pirates, à la recherche de l’opportunité la plus alléchante à l’échelle internationale.
Est-il utile de préciser que le fonctionnement d’un tel mécanisme, implique également la prohibition des havres fiscaux ? Bref, de quoi comprendre la véritable haine que près de 70 ans après sa disparition, les prêtres de la Religion Féroce vouent encore à Keynes !
Mais cela veut-il dire que la martingale absolue existe, et qu’il suffit de l’appliquer pour détruire le Veau d’Or ? Il semblerait, d’après les écrits enthousiastes qu’il a adressé au gouvernement britannique, que Keynes ait réellement cru l’avoir découverte… au travers du système économique que l’Allemagne hitlérienne avait mis en place, pour contourner le Traité de Versailles et reconstituer une armée et une industrie de guerre !
Un principe basé sur le troc, appelé bons MEFO, et qui permettait de dissimuler une partie de l’endettement du pays, tout en capturant les fonds thésaurisés par les différents agents économiques. Ce qui a probablement séduit Keynes, étant l’idée que deux pays puissent conclure un accord bilatéral (en l’occurrence avec des marks « parallèles », les « Aski » – Ausländersonderkonten für Inlandszahlungen), permettant de négocier leur taux de change. Mais en fait, dès le mois de novembre 41, Keynes aura changé d’avis du tout au tout pour parler d’« une fiction faite de bric et de broc, fondée essentiellement sur l’expérience anormale d’un état de guerre » (Skidelsky 2000 : 216).
La lecture du livre vous dévoilera la raison de cette volte-face, mais au moins les choses sont-elles claires : Keynes n’était pas un dogmatique. Lorsqu’un problème se présentait à lui, il le mettait totalement à plat et l’examinait d’un œil neuf. Cela sans aucun a priori, hormis sa volonté de mettre l’économie au service du bien commun. Et il n’hésitait pas un seul instant – comportement incompréhensible pour les thuriféraires de la Religion Féroce – à changer d’avis, si les faits lui donnaient tort !
Et pourtant, malgré sa très riche expérience et son intelligence au service d’une sensibilité prônant une organisation sociale et économique, allant dans le sens d’une plus grande justice – ou du moins une réduction des inégalités – Keynes échoua à imposer sa vision à Bretton Woods. Les accords qui y furent signés en juillet 44, entérinèrent la nouvelle organisation monétaire mondiale voulue par les Américains. Une organisation où toutes les monnaies sont définies en dollar, et où le seul dollar est défini en or. Exit donc le bancor proposé par Keynes comme unité de compte aux échanges internationaux, et seul à même de « pacifier » les relations économiques, en évitant les déséquilibres trop importants entre les balances extérieures des nations.
On sait ce qu’il en advint, et toutes les étapes qui conduisirent à l’effondrement du système sont clairement déclinées.
Mais au-delà de l’échec d’un homme, qui avec le recul semblait inévitable –comment le représentant d’un pays ruiné par la guerre aurait-il pu s’imposer, face à une Amérique dont l’économie représentait alors la moitié de la production mondiale ? – la véritable découverte pour le lecteur provient de l’éclairage original donné par Paul Jorion, du combat que Keynes mena face au représentant des États-Unis, Harry Dexter White.
En suivant pas à pas une enquête digne d’un célèbre détective à la gabardine fripée, le lecteur apprendra comment la maladie diminua John Maynard Keynes, au moment où il avait le plus besoin de toutes ses facultés. Pire même, comment le traitement qu’il suivait fut susceptible de modifier sa personnalité et ses réactions !
Des contingences de la vie auxquelles nuls, même les plus grands esprits, n’échappent. Ainsi s’écrit l’Histoire…
Peut-être l’ai-je déjà écrit ici mais un ami disait que ce n’est pas le peintre qui choisi le paysage mais…