Billet invité.
Dans le discours qui nous est tenu quotidiennement, la puissance économique est à la fois la garantie du bien-être matériel des citoyens et de la capacité du pays à imposer ses choix sur la scène internationale. L’Allemagne serait le parfait modèle, entre son taux de chômage très bas et sa capacité à faire entendre son point de vue dans l’Union européenne. Cette réussite se résumerait tout entière en un mot : « compétitivité ».
Ce que vient rappeler brutalement l’affaire Volkswagen, c’est combien cette apparente réussite est artificielle et fragile, et non reproductible. La « réussite » allemande est loin d’être exemplaire.
Avec la bénédiction du gouvernement, les entreprises allemandes se sont lancées dans la recherche de clients sur les marchés extérieurs, au détriment du marché intérieur. Les excédents commerciaux renforçaient la position du gouvernement allemand. Avec un positionnement haut de gamme des produits « made in Germany », les marchés extérieurs étaient plus profitables que le marché intérieur pour le plus grand bénéfice des entreprises allemandes. Dans la doxa libérale, les « succès » allemands constituaient la justification d’un discours tout entier tourné vers la compétitivité.
Parts des exportations de biens dans le PIB – 1967 à 2010 – En % du PIB courant (source CEPII)
En pratique, la bonne santé de l’économie allemande dépend fortement de la conjoncture internationale sur laquelle l’Allemagne a une influence somme toute limitée. De ce point de vue, il se trouve que les ennuis de Volkswagen, comme d’autres entreprises allemandes, ont commencé il y a déjà quelques mois. La fermeture du marché russe pour cause d’embargo a été une première alerte. Le krach boursier chinois et le ralentissement de la croissance en Chine ont été un deuxième coup de semonce. Pour quelques grands groupes allemands, une part substantielle des profits vient du marché chinois. Si demain la récession revient en Europe, si des marchés se ferment pour cause de fraudes caractérisées, ce qui était présenté comme une force pourrait bien devenir le talon d’Achille.
C’est le deuxième volet de l’affaire en cours. Les clients qu’elles ne trouvent pas sur le marché intérieur, les entreprises allemandes doivent les chercher à tout prix à l’export. Le facteur clé de succès n’est pas la qualité : ces succès à l’export se construisent sur la base de choix marketing et industriels parfois douteux. Quelques dirigeants ont imposé leur vision dans une pure logique de compétition interne et externe. Ainsi, la volonté de VW de devenir N° 1 mondial de l’automobile imposait de réaliser un certain volume de ventes aux États-Unis, premier marché mondial. Plutôt que de développer une gamme adaptée au marché américain, le groupe a décidé de rentabiliser à tout prix les investissements réalisés en Europe dans les moteurs diesel (au détriment de la santé publique…). Il a choisi une hasardeuse stratégie de différenciation, en cherchant à imposer l’image d’un diesel propre et économique, quitte à tricher sciemment avec la réalité. En voulant gagner sur tous les tableaux, l’industrie manufacturière ne se révèle finalement pas très différente de la finance, prête à toutes les manipulations pour quelques points de rendement supplémentaires.
L’Allemagne n’est pas une exception, c’est bien la course au profit qui gouverne la politique des entreprises, au détriment des salariés. Malgré une conjoncture favorable, la part des salaires dans la valeur ajoutée a diminué significativement, même le quasi plein emploi de ces dernières années en Allemagne n’a pas permis de regagner tous les points perdus. Dans le même temps, la rentabilité économique des entreprises s’est envolée. La proportion de ménages vivant sous le seuil de pauvreté est aussi élevée que partout ailleurs en Europe, alors que l’effort fiscal pèse surtout sur les classes moyennes et populaires.
En d’autres termes, le marché allemand, en matière automobile comme dans d’autres, est relativement atone, il est entretenu à coup de promotions et de discounts, car le potentiel de client solvable ne s’élargit pas. La réussite à l’export s’est construite en négligeant le marché intérieur. Quant à la prétendue compétitivité allemande en matière industrielle, elle tient pour l’essentiel à une sous-traitance massive réalisée dans les ex-pays de l’Est. L’Allemagne perd des emplois industriels (500 000 dans la dernière décennie), si le chômage se maintient à des taux très bas, c’est grâce à la conjonction d’emplois de services mal payés et d’une faible démographie.
Cette focalisation sur l’export montre aujourd’hui toutes ses limites. Il est difficile de mesurer les dégâts collatéraux de l’affaire VW, mais on peut quand même souligner quelques possibles effets dominos. Tout d’abord, VW est « Too big, to fail », d’autant plus que le land de Basse-Saxe possède toujours une part significative du groupe VW. Néanmoins, l’intervention de l’État ou du land de Basse-Saxe pourrait se révéler nécessaire. Ces deux entités publiques en ont les moyens, tant que les effets domino sont limités, mais l’exemple de l’industrie financière américaine montre que les effets de bord sont parfois considérables. Compte tenu de l’échec d’une stratégie du groupe reposant entièrement sur les volumes et de prévisibles amendes record, il y aura une cure d’amaigrissement. Celle-ci ne sera pas sans conséquence, non seulement en Allemagne, mais aussi dans le tissu industriel des ex-pays de l’Est, c’est même là que l’impact pourrait être le plus fort. Si les effets du scandale en cours s’étendaient à d’autres marques et produits allemands, le modèle allemand pourrait rapidement virer au cauchemar et coûter quelques points de croissance, surtout si l’on tient compte d’une conjoncture mondiale de plus en plus difficile. La locomotive européenne pourrait bien faire basculer l’Europe dans la récession.
C’est l’occasion de se poser quelques bonnes questions sur la validité du modèle, de s’interroger sur la pertinence des stratégies des grands groupes industriels. Hors de contrôle, dédiées au profit, elles ne sont pas « la solution » à tous nos problèmes.
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