POURQUOI LA RUSSIE SOUTIENT ASSAD : HISTOIRE ET PERSPECTIVES

Billet invité.

En ce début du mois de septembre 2015, la crise syrienne et la guerre civile qui s’étend vit un nouveau tournant.

Si la Russie a toujours soutenu le régime d’Assad, diplomatiquement en bloquant toute résolution de l’ONU, et militairement par la fourniture de matériel militaire, jamais l’engagement russe n’avait atteint l’intensité qu’il est en train de connaître, avec un véritable pont aérien (environ 10 avions cargos par jour) et flux de navires chargés jusqu’au pont de matériel militaire (voir mon précédent billet : Syrie l’escalade et la contagion).

La question est désormais de tenter d’analyser les objectifs poursuivis par la Russie en s’engageant aussi fortement en Syrie.

Une alliance historique traditionnelle et indispensable :

Rappelons que l’implication de la Russie en Syrie et dans le Proche-Orient est ancienne, notamment pour la défense des chrétiens orthodoxe (qui représentent 4,5 % de la population syrienne).

Bien qu’à l’origine soutien militaire d’Israël, l’URSS se rapproche de la Syrie, dont le régime nationaliste et proto-socialiste cherche des appuis pour contrebalancer le soutien des USA à l’état juif. Le premier contrat d’armement est signé entre Moscou et Damas en 1956, et la coopération entre les deux pays va se développer rapidement, avec des accords commerciaux. L’URSS finance les infrastructures syriennes, notamment la construction d’un chemin de fer reliant Alep à Lattaquié, et l’irrigation de la Syrie. La formation de la République arabe unie entre l’Egypte et la Syrie va définitivement arrimer le pays au bloc économique constitué autour de l’URSS.

L’arrivée du parti Baas au pouvoir en 1963 va encore renforcer l’assistance économique de l’URSS, avec l’arrimage idéologique au bloc soviétique, matérialisé par l’instauration du socialisme arabe (réforme agraire, politique de nationalisation et de grands travaux). La coopération avec l’URSS sort encore renforcée du coup d’état de 1966, qui voit la prise du pouvoir par la frange la plus socialiste du Baas.

Pour aider le pays, l’URSS prête alors 450 millions de dollars afin de financer des achats de matériel soviétique (remboursable sur 12 ans).

L’URSS et Assad :

A l’orée des années 1970, les infrastructures se développent sous l’impulsion des ingénieurs soviétiques (barrage de Taqba en 1973 …). L’URSS obtient une base navale à Tartous. Cette base logistique est alors plus symbolique que réellement stratégique : la marine soviétique dispose de nombreuses autres bases dans la région (en Libye, en Egypte, en Ethiopie).

L’arrivée au pouvoir d’Hafez el-Assad en 1970 ne change pas la situation, le dictateur s’appuie sur les fractions socialistes du parti Baas pour contrôler le parti, mais refuse les ingérences soviétiques. C’est ainsi qu’il engage la Syrie dans la guerre de 1973 contre Israël, puis à partir de 1976 au Liban contre l’avis de l’URSS.

Le rapport entre les deux états s’équilibre d’autant plus qu’avec l’évacuation des bases égyptiennes, la marine soviétique devient plus dépendante de la base de Tartous.

C’est ainsi que le soutien militaire de l’URSS à la Syrie continue (et notamment des appareils récents : Mig-23, etc.), alors qu’Hafez el-Assad obtient le report du remboursement de sa dette.

Au départ maillon d’un réseau d’alliance (avec l’Egypte, l’Irak et le Yemen), la Syrie va progressivement devenir un partenaire majeur de l’URSS dans la région (puisque le réseau pro-URSS se marginalise à la fin des années 70 en se réduisant à l’Afghanistan, au Yemen du sud et à l’Ethiopie).

Le 8 octobre 1980, Hafez el-Assad se rend à Moscou et signe le traité d’amitié et de coopération de 20 ans entre les deux pays (ce traité était proposé par l’URSS depuis plus de 10 ans).

Suite à ce traité, la coopération prend un nouvel essor, avec l’augmentation du nombre de conseillers militaires, et l’implantation de base de missiles antiaériens russes récents. Cette aide permet à la Syrie de défier à partir de 1982 Israël au Liban (contre l’avis de l’URSS), et de jouer un jeu stratégique dans la région, en s’alliant avec les milices chiites engagées au Liban, tout en refusant d’aider l’OLP (là encore contre l’avis de l’URSS).

On le voit, la coopération entre la Syrie et l’URSS est purement transactionnelle, et les divergences entre les diplomaties des deux pays sont nombreuses (l’URSS soutient ainsi l’ennemi irakien). Et surtout l’habileté d’Hafez el-Assad a permis de préserver l’indépendance du pays, et même de renverser le rapport de forces, l’URSS étant contrainte de soutenir un pays qui agit contre ses propres intérêts.

Le bouleversement de la Perestroïka :

L’effondrement de l’URSS change radicalement la situation. Très vite, Gorbatchev refuse de poursuivre à l’identique les accords de coopération militaire signés, malgré plusieurs visites à Moscou d’Hafez el-Assad entre 1985 et 1990. L’URSS n’a plus les moyens de soutenir à fonds perdus la Syrie, et si les accords commerciaux et militaires ne sont pas dénoncés, les Soviétiques exigent pour les poursuivre, le remboursement des dettes passées.

Pire, Gorbatchev se rapproche d’Israël. Hafez el-Assad se rapproche alors des USA, participant par exemple à la coalition contre l’Irak lors de la première guerre du Golfe de 1991. Il ne rompt pas avec la Russie, mais diversifie ses fournisseurs d’armement, notamment vers les pays d’Europe de l’Est, anciens membres du bloc communiste.

Malgré l’occupation du Liban entre 1990 et 2005 (obtenue par les accords de Taef et le soutien des USA), qui permet la mise sous coupe réglée du pays, la Syrie est contrainte de réduire ses achats pour rembourser ses dettes (ce qui n’empêche pas l’achat de système antiaériens récents S-300 en 1999).

Le regain d’une alliance stratégique complexe :

L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000 change la donne. Au départ, la Russie semble poursuivre un objectif stratégique simple : récupérer la position et les avantages de l’URSS.

C’est donc tout naturel que Poutine cherche très tôt à restaurer un partenariat commercial et militaire privilégié avec la Syrie. Il s’agit aussi de garantir l’une des dernières bases navales de la marine russe en Méditerranée.

Au même moment, Bachar el-Assad succède à son père et veut rompre l’isolement international du pays. Il profite donc de l’appui diplomatique russe pour être intégré dans le concert international : participation aux négociations de paix israélo-arabes, invitations internationales … Il obtient aussi l’effacement d’une partie importante de la dette syrienne, en contrepartie de la conclusion de nouveaux contrats d’achats d’armements (dont  des missiles balistiques de courte portée Iskanders, chasseurs modernes Mig-31 et 72 missiles de croisière Iakhont). La coopération se développe, la Syrie faisant jouer habilement la concurrence entre la Russie et les autres pays occidentaux, avides de bénéficier de l’ouverture d’un nouveau marché. Pour autant, c’est la Russie qui se taille la part du lion avec des contrats dans de nombreux domaines : communication, transport aérien, tourisme, énergie, etc. et bien sûr armement.

Plusieurs contrats sont signés lors de la visite historique du président russe Medvedev à Damas en mai 2010, ainsi que des accords portant sur  plusieurs programmes d’action conjointes dans des domaines aussi divers que les secteurs scientifique, technologique, énergétique (les grandes compagnies pétrolières et gazières Taftneft et Sibneft sont présentes en Syrie depuis 2005 -2006) ainsi que dans le tourisme et l’écologie.

La révolution de 2011

En 2010, la dette syrienne à l’égard de la Russie est énorme (entre 500 millions de dollars et 1 milliard selon les estimations). Il est évident que la révolte des Syriens contre la dictature d’Assad met en péril le remboursement de cette dette, mais aussi la poursuite de contrats fournissant des débouchés à l’industrie russe en pleine renaissance.

C’est ainsi que la Russie va soutenir diplomatiquement Assad, en bloquant toute sanction ou résolution internationale contre la répression qui frappe les populations syriennes. Mais la Russie va aussi pousser Bachar el-Assad à adopter des réformes afin d’éteindre le mouvement, en le privant de légitimité politique.

Justifiant leur soutien par la volonté d’éviter un effondrement du pays propice à l’irruption des djihadistes, les Russes souhaitent avant tout résoudre la crise par un mélange de soutien et de pressions pour l’assouplissement du régime.

Après la perte de la Libye (et la chute de la dictature égyptienne), la Russie ne veut pas perdre son influence en Syrie, maillon stratégique essentiel (la Syrie est alliée au Hamas, au Hezbollah et à l’Iran) pour revivifier la position russe (qui vise au début des années 2010 un retour en Irak).

Le soutien de la Russie au régime d’Assad est donc la résultante de trois pressions :

– pression économique et militaro-industrielle (le lobby pro-Assad est très puissant à Moscou) : la dette syrienne (malgré les remises) est trop importante pour abandonner une coopération qui dure depuis plus de 55 ans.

– pression géopolitique : la Russie tient à son alliance avec la Syrie, qui lui permet de conserver un pied au Proche-orient, de se rapprocher de l’Iran, et de contenir les djihadistes qui menacent le Caucase et l’Asie mineure.

– pression psychologique : pour Poutine, l’alliance syrienne est un des symboles de la grandeur de la Russie sur le plan international.

Pour autant, et de manière habituelle dans l’histoire des relations russo-syriennes, les divergences demeurent, et le régime d’Assad reste un partenaire indépendant et habile à renverser le rapport de forces. Bachar el-Assad s’oppose ainsi aux demandes russes d’assouplir son régime, de donner des gages politiques aux opposants, privilégiant au contraire la répression. De même, Assad privilégie pour des raisons de politique interne le combat sur toute la Syrie, alors que ses moyens militaires ne lui permettent plus de garder tout le pays. La Russie et l’Iran militent pour un repli sur la « Syrie utile » (Damas, Homs et la côte), réduit plus aisé à défendre.

La rupture de 2015 :

En 2015, les troupes d’Assad ont accumulé les échecs et ont du se replier sur une portion du territoire syrien (concentrant la majorité des populations), comme le demandait la Russie.

Les forces loyales au dictateur, malgré le renfort de milices du Hezbollah et chiites iraniennes (souvent formées de « volontaires »  pris parmi les réfugiés irakiens ou afghans), sont à bout de souffle.

De son côté la Russie a besoin du régime d’Assad pour plusieurs raisons :

– garder des intérêts communs et un lien privilégié avec l’Iran, alors que les USA ont fait avec l’accord sur le nucléaire iranien un pas important vers la normalisation.

– déstabiliser l’Europe, en la détournant des tensions ukrainiennes, et en l’affaiblissant encore par l’arrivée massive de réfugiés.

– lutter contre les djihadistes de l’EI, ce qui lui permet de contenir une menace qui se développe sur les flancs sud de la Russie, et de se rapprocher de l’Arabie Saoudite, et les Etats du Golfe, que les USA sont de moins en moins capables de défendre.

L’engagement de la Russie en Syrie est ainsi le pendant direct et géostratégique du désengagement américain dans la région (comme l’engagement américain en Somalie avait suivi le retrait soviétique). Il marque une différence importante : tandis que les USA échouent (en Irak, avec les rebelles syriens de la 30ème division …), la Russie veut faire la preuve de son efficacité pour séduire et élargir sa zone d’influence.

Les objectifs de la Russie en Syrie :

Alors qu’il aurait pu se contenter de soutenir matériellement les belligérants combattants aux côtés d’Assad, la Russie choisit de multiplier ostensiblement les signes d’un engagement au sol, qui devrait rester autant limité qu’unique (les Occidentaux refusant un tel engagement).

Cet engagement au sol est d’abord dirigé contre les forces anti-Assad, mais aussi contre l’EI. Et il est probable que la Russie va chercher le plus rapidement possible à combattre directement l’EI, afin de légitimer son action.

Pour l’instant, on a identifie 4 bases russes :

– la base navale de Tartous

– la base navale de Minat al-Bayda (coordonnées 35.607351, 35.765804)

– le village de Ad Daqqaqah (coordonnées 35.709837, 35.821909)

– et l’aéroport de Lattaquié (coordonnées 35.414450, 35.948595).

Pour l’instant, ce déploiement est loin des positions de l’EI mais il est probable que la Russie va chercher à se rapprocher des zones contrôlées par l’EI afin d’entrer en combat direct.

En attaquant l’EI directement au sol, la Russie n’a que des avantages :

– prendre le leadership de la coalition anti-EI (pour l’instant ridiculement limitée à des frappes aériennes aussi onéreuses que peu productives)

– assurer les intérêts économiques et stratégiques de la Russie en Syrie dans toute solution politique à la crise (avec Assad ou sans).

– distraire l’Europe de la crise ukrainienne.

Le moment choisi pour cette opération montre une maîtrise politique importante (Vladimir Poutine doit se rendre à l’ONU à la fin septembre et gageons qu’il va proposer une solution militaire et politique « anti-EI » à la crise syrienne), et une habile coordination avec les opérations en Ukraine.

A ce stade, ce plan a deux points faibles :

– le régime d’Assad ne se laissera pas sacrifier facilement, et en mobilisant ses forces, réarmées et soutenues par les Russes, contre l’opposition et non contre l’EI, il risque d’éliminer toute « solution politique » pour la Syrie, laissant la communauté internationale devant un choix désastreux : Assad ou Al Qaida ou l’EI.

– l’EI se prépare à une confrontation au sol contre les Occidentaux (Russes y compris), et une victoire est loin d’être acquise.

Dans tous les cas, l’engagement russe en Syrie que nous constatons actuellement, en rééquilibrant les factions, va « stabiliser » la guerre civile, la prolonger et retarder d’autant la solution, et la fin des combats et des souffrances du peuple syrien.

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