Ivan is back !, par Zébu

Billet invité.

‘L’Occident’, comme on aime parfois dénommer un conglomérat d’intérêts parfois communs et parfois divergents, notamment lorsqu’il s’agit d’économie et de finances, pensait que la Russie était sur le reculoir, voire même sur l’éteignoir avec la crise chypriote en 2013 qui fut, aussi, une pierre supplémentaire dans un jardin russe proche-oriental qui semblait rapetisser à vue d’œil ces dernières années. Le bail-in imposé à Chypre, aux oligarques russes et par suite à la Russie, était une première, tant pour des institutions financières jusqu’alors habituées à des bail-out généreux parce que couverts par les gouvernements, que pour une Union européenne qui, même indirectement, s’imposait ainsi face aux intérêts russes. Et quand le président nouvellement élu d’Ukraine dut choisir entre cet ‘Occident’ et la Russie, on pensa fin 2013 que l’Ukraine pencherait vers l’Union Européenne pour une foule de raisons, notamment économiques et financières, pour un pays endetté comme elle l’était, en faisant déjà miroiter un ‘plan d’aide’ financier.

Au Proche-Orient, la Russie ne pouvait plus guère compter que sur le régime de Bachar Al Assad et sur l’Iran, tous deux en difficultés, le premier pour avoir accepté et suivi le plan imposé de désarmement et de destruction de ses armes biologiques, devant faire face par ailleurs à une opposition autrement plus structurée avec Daech et perdant du terrain progressivement, le second par les sanctions économiques imposées par ce même ‘Occident’ du fait de ses activités nucléaires.

Dans le même temps, les ambitions régionales d’une Turquie en plein essor s’affirmaient, soutenues en cela par les révolutions arabes qui avaient notamment permis en Egypte aux Frères musulmans d’accéder au pouvoir démocratiquement par l’élection de M. Morsi à la présidence et au Qatar de contrecarrer les ambitions de l’Arabie Saoudite. La Russie semblait ne pas pouvoir être en mesure de faire face au destin de sa disparition annoncée de cette région, et plus globalement, de son ‘containment’ par ‘l’Occident’ dans le monde, sinon sur ses frontières ouest et sud-ouest, celles qui importent en définitive à ‘l’Occident’.

‘Ivan’ n’aurait ainsi plus que l’Orient comme seul horizon …

Deux ans plus tard, c’est à un tout autre scenario que nous sommes en train d’assister.

Car entre-temps, plusieurs ‘révolutions’ (ou contre-révolutions selon la position où l’on se situe) se sont déroulées. En avril 2013, Daech émerge officiellement, non plus comme simple affilié à Al Qaïda, mais comme mouvement djihadiste autonome revendiquant une vision totalement différente des mouvements djihadistes d’alors avec son prédicat pour le Califat et sa radicalité.

Durant l’été de cette même année, une révolution égyptienne met à bas le président élu M. Morsi qui finira emprisonné et remplacé par le Maréchal Al Sissi, lequel commence dès la fin 2013 à prendre contact avec la Russie. Et fin de cette même année, le président ukrainien Ianoukovitch provoque une révolte par son choix ‘russe’ qui aboutira in fine par l’occupation militaire de la Crimée par la Russie.

Dès lors, la Russie stoppe ainsi l’expansion territoriale de l’Union européenne qui semblait sans limites, tout en fragilisant une Ukraine dépendante du gaz russe, accablée par ses dettes et fragmentée territorialement. Daech lui poursuit son expansion, tant en Irak qu’en Syrie, provoquant l’irruption sur la scène moyen-orientale de la question kurde, seule alors à même de stopper l’avancée du mouvement djihadiste, mais aussi de l’Iran en Irak avec les milices chiites remplaçant l’armée irakienne défaillante. Cette même question kurde poussera ensuite la Turquie à générer une guerre contre les kurdes du PKK en Turquie, dans un contexte de contestation interne croissant, avec des manifestations populaires et des élections législatives qui verront le succès inespéré d’un parti alternatif turc et en partie kurde, venant ainsi contester en son sein le discours sans limites sur le pouvoir d’un président turc qui se rêvait sultan. Le djihadisme a ainsi remplacé l’islamisme politique comme possibilité d’expansion dans la région. Dans le sud de la péninsule arabique, au Yémen, mais aussi au sein des pays du Golfe, ce djihadisme sunnite ou chiite met à mal l’image de stabilité de ces pays et remet en question les prétentions, rivales, pour un leadership régional de l’Arabie Saoudite et du Qatar. L’Iran, lui, après des années de négociations, finit par obtenir un accord sur le nucléaire contre l’avis d’Israël qui lui permet d’alléger progressivement les sanctions économiques qui pesaient durement sur son économie mais aussi sur la stabilité d’un régime qui devait faire face à une contestation sociale croissante. Sa réintégration dans le jeu moyen-oriental est aussi en bonne partie dû à la nécessité pour ‘l’Occident’ de faire face à l’offensive de Daech en Irak, grâce aux moyens militaires indirectement ou directement insérés dans le sud du pays par l’Iran.

Entre-temps, le ‘choc pétrolier’ entre les tenants nord-américains du gaz et du pétrole de schiste et ceux du pétrole ‘classique’ emmenés par l’Arabie Saoudite produisit une baisse très forte des prix du pétrole, pour aboutir à l’acceptation par l’OPEP de la situation ainsi créée, relativisant du coup la prééminence et la prétention de l’Arabie Saoudite à définir le prix du pétrole. Ce ‘choc’ a durement impacté la Russie en 2014, tant financièrement que sur sa monnaie le rouble, mais la Russie a su être résiliente face à cette crise dont d’aucuns prédisaient qu’elle finirait par la mettre à genoux, non sans avoir oublié d’avoir profité de l’occasion de la crise politique grecque et européenne pour se rappeler aux bons souvenirs de l’Europe par ses propositions de partenariats énergétiques avec la Grèce et la Turquie.

A la fin de l’été 2015, la Russie est donc dans une position géostratégique autrement plus favorable qu’il y a seulement 2 ans, en bonne partie du fait de l’immixtion de Daech au Moyen-Orient.

Et c’est à partir de cette situation que le pouvoir russe décide, en pleine crise migratoire des réfugiés syriens en Europe, d’intervenir massivement en Syrie, le régime semblant effectivement à bout de souffle face aux assauts conjoints des groupes armés sur le terrain.

Quelques jours auparavant, l’Egypte renoue ses relations diplomatiques avec le régime syrien, partageant ainsi à la fois les mêmes préoccupations sécuritaires (le Sinaï est régulièrement l’objet d’attentats djihadistes) et à la fois le même partenaire, la Russie, y compris sur le plan de l’armement, l’Egypte étant intéressée pour s’approvisionner auprès de Moscou.

Dans le même temps, ENI, multinationale italienne, redistribue les cartes énergétiques dans la Méditerranée orientale en annonçant que le plus grand gisement gazier de la région vient d’être découvert, un gisement autrement plus important que celui découvert par un consortium américano-israélien quelques années auparavant. Cette découverte, effectuée par une entreprise italienne dont le gouvernement stipendie régulièrement les sanctions européennes contre la Russie, sanctions qui pèsent près de 5 milliards d’euros et dont le dirigeant passé, M. Berlusconi, était un grand ami de M. Poutine mais aussi de M. Netanyahou, permettront au régime égyptien de faire face à ses besoins sociaux internes mais aussi d’exporter, sans doute à moindre coût que ceux proposés par Israël à ses voisins : Jordanie, Palestine, mais aussi … l’Europe, qui cherchait à diversifier ses sources d’approvisionnement en gaz, majoritairement russes. Rosneft, société d’état russe et seconde productrice de pétrole en Russie, signe avec cette même Egypte un accord de livraison de Gaz liquéfié pour pourvoir aux besoins du pays jusqu’en 2019, quand l’Egypte envisageait jusqu’il y a peu d’importer ce gaz d’Israël. Une Egypte, le hasard faisant bien les choses, qui serait très intéressée à racheter à la France les deux frégates qui devaient être vendues à la Russie, le premier ministre M. Valls faisant le déplacement en octobre pour s’assurer qu’un tel ‘transfert’ puisse se matérialiser …

Et c’est dans ce contexte que M. Poutine a fait une offre qu’Israël peut ‘difficilement refuser’, comme on dit, en se proposant d’investir des milliards de dollars pour l’exploitation du gisement de gaz Leviathan, allant jusqu’à ‘garantir sa sécurité’, du fait justement de son positionnement militaire récent en Syrie, contre toutes attaques terroristes, le tout dans un contexte où l’espace maritime et aérien syrien est fermé du fait de manœuvres russes jusqu’à début octobre …

Qu’un incident intervienne, contre la volonté du ‘parrain russe’, et surtout sans qu’un tel accord ait été contracté, et Israël ne pourrait ainsi que s’en mordre les doigts, alors même que sa stratégie d’exportation de gaz aux pays frontaliers se trouve battue en brèche par l’émergence, opportune, de nouveaux gisements de gaz égyptiens portés par un concurrent européen. Israël, isolée du fait des préoccupations internes de ses alliés, la Turquie et l’Arabie Saoudite, devant faire face à l’imprimatur américain quant à la réintroduction de l’Iran dans le jeu régional, devra y réfléchir à deux fois …

Une offre qui ne ‘ravira’ donc certainement pas le partenaire américain du consortium à 40% mais aussi les ‘intérêts américains’ dans la région, où les différents pays de la région ou limitrophes ne peuvent que constater le retour, effectif, de la puissance russe en remplacement d’une puissance américaine revenue de son statut d’hyper puissance, par choix (désengagement) ou par manque de moyens, ou les deux à la fois. En projetant jusqu’à un sous-marin atomique de classe Typhoon, le seul qui n’ait pas été démantelé après la chute de l’Union soviétique, la Russie montre ainsi à Israël qu’il serait plus qu’inopportun d’envisager d’éventuelles frappes contre ses alliés régionaux que sont la régime de Damas, le forçant à réévaluer sa stratégie quant à l’espoir d’une chute rapide de Bachar Al Assad, mais aussi par rapport au Hezbollah libanais ou plus largement quant à l’Iran.

La Russie démontre aussi à l’ensemble de ses alliés potentiels ou actuels ou partenaires qu’elle, au moins, est prête à investir dans la sécurité de ceux qui font affaire avec elle, comme un parrain le ferait de ses ‘protégés’, ainsi que les investissements énergétiques qu’elle pourrait réaliser dans la région.

De fait, la Russie est la seule puissance qui a démontré qu’elle est en capacité de tenir le rôle du ‘parrain’ de la région, s’appuyant sur la mise au pas sur ses frontières de la contestation de sa prééminence (Géorgie) ou sur un réseau d’alliés, comme l’Arménie, l’Azerbaïdjan, l’Iran, l’Egypte, voir même la Turquie pour ses projets gaziers et pétroliers, quand la Turquie et l’Arabie Saoudite démontrent aujourd’hui leurs incapacités respectives à tenir ce rôle, tant économiquement qu’évidemment militairement.

En pleine crise migratoire des réfugiés syriens et irakiens, la Russie démontre aussi à l’Union Européenne que cette question ne pourra pas être réglée sans elle, ni sans ses alliés, dans la région du Proche-Orient et que Daech ne pourra pas être combattu par les voies aériennes sans que les troupes au sol, qu’elles soient russes, iraniennes ou kurdes n’aient évidemment leur mot à dire.

C’est donc à une totale reconfiguration, sans doute un retour à une position ex-ante, à laquelle la Russie a poussé dans la région, profitant de la relative faiblesse américaine pour prendre une place qui en l’espace de quelques mois et années a été prise par Daech.

Cela induira évidemment l’imposition d’un règlement politique en Syrie, à l’envers des discours martiaux occidentaux, mais aussi d’aborder la question kurde en Turquie, ou le rééquilibrage de l’approvisionnement, sécurisé, en énergie de ‘l’Occident’ par cette région, au détriment des pays du Golfe et au profit d’anciens-nouveaux acteurs comme l’Iran ou l’Egypte.

Ce rééquilibrage était d’ailleurs engagé par l’émergence d’acteurs nord-américains de gaz de schiste, au profit d’une sécurisation accrue des voies d’approvisionnement et d’une baisse importante du coût de l’énergie, sans oublier un retrait américain prudent d’un soutien à l’Arabie Saoudite et plus largement aux pays du Golfe dont la fiabilité a été questionnée, pour avoir financé ou laissé financer des groupes djihadistes comme Daech.

Il n’est d’ailleurs pas dit que la Russie ne continue pas, avec son allié l’Iran, de ‘réoccuper’ une position d’influence en Afghanistan qu’elle occupait il y a presque 30 ans et que les Etats-Unis, via les services pakistanais d’abord, puis directement, ont ensuite occupée.

« Ivan is back ! » pourrait-on donc dire, mais était-il jamais parti du Proche et du Moyen-Orient ?

Car en contre-point, c’est surtout l’état de faiblesse de l’Europe et la fin de la période d’interventionnisme américain (« l’hyper-puissance »), qui entre dans une possible période d’isolationnisme, que souligne cette réémergence du pouvoir russe face aux faiblesses, aux incohérences et à l’inconsistance d’un ‘Occident’ qui n’est plus vraiment unitaire, si tant est que ce fut jamais le cas depuis la fin du mur de Berlin.

La nature ayant horreur du vide, Daech émergea et incarna ce vide, dans toute son horreur.

Le retour de la Russie, pour refermer ce vide et cette parenthèse quant à son absence, est-elle pour autant une bonne chose pour le monde entier ?

Il faudra attendre pour le savoir, notamment selon les réactions américaines à ce « retour d’Ivan » dans la région et surtout selon le résultat des prochaines élections américaines.

Le monde n’est cependant plus le même qu’il y a seulement deux ans et ne sera certainement plus le même non plus dans les deux prochaines années à venir, quitte à ce que ce retour de la Russie ait des faux-airs d’un retour au statu quo ante, au moins pour le Moyen-Orient, avec ses perdants (Pays du Golfe, Israël, Etats-Unis et Union Européenne peut-être) et ses gagnants (Russie évidemment, Egypte, Iran, Turquie et Kurdes éventuellement).

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