Billet invité. A paru originellement ici.
Sartre avait dit, dans la revue Les Temps Modernes, il y a un demi-siècle : « Tout anti communiste est un chien ». Il ne faisait pas bon être libéral chez les économistes universitaires.
A partir des années 1970, « Tout anti libéral est un chien » sous-entend l’école de Chicago qui introduit un concept cohérent et ravageur d’ « extrême libéralisme » qui va dominer le monde. Traumatisée par le communisme russe, réfugiée aux États-Unis, la philosophe Ayn Randt a lancé ses chiens de garde contre tous ceux qui ne pensent pas que l’état et le collectif doivent disparaitre et que l’égoïsme et la cupidité doivent devenir la colonne vertébrale de l’espèce humaine. Alan Greenspan, adepte inconditionnel de cette philosophe, et longtemps président de la Banque Centrale Américaine a contribué à détruire les régulations et les oppositions à ce dogme chez les financiers, mais aussi chez les universitaires.
La liberté académique n’existe-t-elle donc pas à l’Université française ?
Le droit à la liberté académique est bien réaffirmé encore dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 et jusque dans la Recommandation 1762 du Conseil de l’Europe sur la liberté académique et autonomie des universités du 30 juin 2006. La loi de 2003 article L141.6 du code de l’éducation dispose que « le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse et idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique » ». le professeur d’université, contrairement aux autres fonctionnaires, est censé pouvoir librement critiquer le pouvoir et même son institution assurant ainsi une sorte de contre-pouvoir minimal démocratique.
Mais la liberté académique est-elle effective ?
La liberté académique n’est pas effective chez les économistes. L’Association Française d’Economie Politique a prouvé, chiffres à l’appui, que les économistes qui ne sont pas du courant dominant disparaissent [1]. Ils sont peu représentés dans les instances du pouvoir universitaire qui définit les nominations aux postes de professeurs et donc ne peuvent former de docteurs [2]. Le milieu académique est un « petit monde » où les recrutements sont souvent locaux et récompensent ceux qui ont rendu services localement ou ceux qui respectent le dogme.
La liberté académique n’est pas effective chez les financiers
En dehors de la finance mathématique basée sur l’efficience du « Dieu marché », aucune chance de publier dans des revues faisant autorité. Si bien que, sans reconnaissance académique, malgré la crise, peu de financiers tentent une critique autre que cosmétique. L’obligation de publier deux articles dans des revues cotées et sous contrôle du courant de pensée dominant tous les quatre ans sous peine d’être exclu des laboratoires et de voir son service d’enseignement augmenter rend suicidaire pour les jeunes recrues de s’intéresser à une finance alternative au service de la société.
La liberté académique n’est pas effective chez les gestionnaires
A l’Université, l’Entreprise devient « institution sacrée » d’autant plus que les entreprises financent des chaires et des projets de recherche. Les établissements universitaires de type « écoles de commerce » ont le vent en poupe puisqu’ils assurent des débouchés aux étudiants. Ils bâtissent souvent un discours dogmatique qui devient un hymne à l’entreprise. Dans ces établissements universitaires, conduits par des professeurs de gestion, on peut vite prendre pour modèle la gestion d’une entreprise et transformer les enseignants en salariés sous la houlette d’un directeur du personnel et les étudiants en clients. Comme en entreprise, la moindre critique du système constitue alors un affront hiérarchique.
La liberté académique est de moins en moins effective dans les autres disciplines
La critique de l’utilité sociale des recherches, financées massivement par des entreprises en sciences dures, est difficile comme l’a montré l’éviction de Jacques Testard de son laboratoire et d’autres nombreux cas où les partenariats publics-privés rendent dominants les intérêts financiers à court terme.
Une critique radicale s’avère, de fait, inaudible dans l’institution universitaire à l’heure où pourtant, elle apparaît de plus en plus nécessaire. Par quel mécanisme ?
La nouvelle « liberté des universités » permet de détruire celle des universitaires
Avant la loi LRU de Liberté des Universités en 2007, ceux qui dirigeaient les institutions étaient souvent les plus experts dans leur domaine : des intellectuels parfois au service des autres, parfois usant pour eux de ce pouvoir. Cependant, les possibilités de marginaliser des intellectuels « alternatifs » et « hors normes » restaient faibles.
Aujourd’hui, ceux qui dirigent les institutions détiennent un pouvoir arbitraire, conduisant à l’apparition d’une classe d’oligarques universitaires. Il leur est nécessaire de dépenser l’essentiel de leur temps dans les réseaux où sont distribués l’argent de la recherche et les avancements : des gestionnaires remplacent souvent les intellectuels. Ceci d’autant que le poids des personnalités extérieures du monde des affaires a été renforcé dans le Conseil d’administration.
Les présidents des Universités ont maintenant le pouvoir de « moduler » les services. Cela veut dire qu’il est aisé de contraindre le professeur à réserver son temps pour la gestion administrative et l’enseignement au détriment de ses recherches. Les responsables de licence et de master, à l’occasion des changements de maquette, ont, eux, le pouvoir de retirer les cours de tel ou tel enseignant, déviant idéologiquement ou dont la pédagogie ne plait pas. Celui-ci doit alors « revendre » ses compétences ailleurs, quitte à enseigner tout autre chose hors de son expertise. La liberté pédagogique peut disparaitre selon le bon plaisir des gestionnaires de licence et de master. De plus, la notation des enseignants par les étudiants conduit à une perversion du rapport de l’enseignant devant ses étudiants devenus clients et face à son institution devenue employeur. Enfin un « bougisme » permanent si bien décrit par Taguieff conduit à la multiplication des commissions et réunions et achève de déstabiliser les projets qui ont besoin de durée pour s’affiner.
Les structures de financement décident, elles, qui aura les moyens financiers de sa recherche. La liberté de recherche n’est qu’un souvenir avec des crédits affectés aujourd’hui massivement à 10% des professeurs. Dans ce cadre-là également, les gestionnaires avisés sont bien plus performants que des intellectuels car les montants des contrats permettent d’acheter des grands noms sur le marché mondial garantissant les publications, tout comme les clubs sportifs achètent leurs joueurs.
L’université peut-elle devenir une barrique maléfique ?
La loi LRU de Liberté des Universités permet d’appliquer les recettes libérales, courantes en entreprise, à l’Université.
De fait la recherche en technoscience peut être plus efficace sous un régime de type entreprise. C’est d’ailleurs probablement la raison fondamentale de l’évolution du mode de gouvernement des universités.
Cependant, en renforçant l’hétéronomie du contexte de découverte en science, cette contrainte de limite des libertés académiques internalise de nouvelles questions taboues et restreint l’essor scientifique de recherche de vérité lié à la divergence des points de vue.
Ainsi, ce qui existe dans l’entreprise, peut être profondément nuisible à l’Université.
Le fondement du droit à la liberté académique, c’est l’exercice possible de la citoyenneté. Or, la petite taille d’une communauté universitaire permet de vivre des pratiques d’organisation basées sur une égalité des pairs qui décident les règles de leur avenir. La loi LRU de Liberté des Universités supprime une expérience démocratique qui permet non seulement aux professeurs mais aussi indirectement aux étudiants de comprendre et pratiquer qu’être citoyen, c’est être capable de vivre des expériences où l’on est tantôt gouvernant tantôt gouverné.
L’application de la loi LRU de Liberté des Universités fragilise le corps social universitaire en l’habituant à des pratiques sociologiques et politiques qui permettent des dérives dont la rapidité et l’ampleur sont imprévisibles. L’expérience de Zimbardo [3], si elle n’est pas comparaison, peut cependant nous alerter : hommes ordinaires que pouvons-nous devenir dans une barrique qui devient maléfique ?
Une récente expérience menée par Laurent Begue [4] à l’université de Grenoble a montré, dans une expérience du type de celle de Milgram, qu’être une personne agréable ou avoir l’esprit consciencieux est significativement lié à l’obéissance. De fait, c’est implicitement une sélection de personnels obéissants souvent « agréables », les zélés, qui est ainsi réalisée pour les postes de direction.
Mais l’obéissance, rappelons-le, est une caractéristique majeure pour Hannah Arendt de la déresponsabilisation. Quand elle devient le critère dominant, elle ferme la porte à la démocratie et ouvre la porte à toutes les dérives.
La loi LRU de Liberté des Universités et les zélés qui sont en charge de son application, sont bien à même d’affaiblir l’efficacité de la recherche scientifique.
Ce ne sont pas les Universités qui doivent être « libres » mais les universitaires qui doivent l’être. Une Université qui veut fonctionner comme une entreprise libérale pourra vite devenir une barrique maléfique. Si la hiérarchie universitaire se voit confier des pouvoirs de gardiens, le mimétisme se renforcera au détriment de la liberté académique : il conviendra de faire comme tout le monde ne pas se faire remarquer pour pouvoir faire carrière et au moins ne pas être ciblé comme un empêcheur de tourner en rond, prochain bouc émissaire. Tout le monde voudra même être gardien !
Les universitaires, l’histoire l’a montré, sont des hommes ou des femmes ordinaires. Ce n’est pas eux ou elles mais la structure de mode de « gouvernance » de l’Université qui permet une éducation à la citoyenneté. Arrêtons l’expérience de déresponsabilisation, remettons toutes leurs libertés aux universitaires avant qu’il ne soit trop tard.
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[1] Une étude qu’on trouve sur le site de l’AFEP (Association Française d’Economie Politique), montre qu’entre 2005 et 2011, sur 120 nominations de professeurs, 6 seulement appartenaient à des traditions critiques. Selon l’économiste André Orléan, si rien n’est fait, c’en est fait du pluralisme en économie à horizon de deux ou trois ans !
[2] Au sein même du CNU, les collègues qui se reconnaissent dans le mainstream sont dominants.
[3] En 1971, le Professeur Zimbardo réalise à Stanford une étude de psychologie expérimentale simulant une prison avec des gardiens et des prisonniers. Les étudiants participant à cette expérience, la plupart pacifistes et de plus sélectionnés pour leur stabilité et leur maturité, étaient aléatoirement affectés. Les gardes ont rapidement franchi les limites d’un simple jeu de rôles pour, dépassant ce qui avait été prévu, conduire à des situations réellement dangereuses et psychologiquement dommageables : l’effet Lucifer. Une seule personne parmi les cinquante participants s’opposa à la poursuite de l’expérience pour des raisons morales ce qui poussa à arrêter l’expérience au bout de six jours. Les gardiens ont pu être classés en 3 catégories : les sadiques, les zélés et les dociles encore capables de certains gestes d’humanité.
[4] Bègue, L., Beauvois, J.-L., Courbet, D., Oberlé, D., Lepage, J. and Duke, A. A. (2014), Personality Predicts Obedience in a Milgram Paradigm. Journal of Personality. doi: 10.1111/jopy.12104
Suite et fin : L’évolution de l’IA peut prendre différentes approches, et chacune a ses propres avantages. Voici une analyse…