Billet invité.
Au Proche-Orient, la situation se dégrade de jours en jours.
Nous assistons d’abord à une escalade entre Russie/USA en Syrie.
Le soutien de la Russie au régime d’Assad n’a jamais cessé, mais il s’accélère au fur et à mesure que le régime subit des échecs et perd des positions. Ce soutien est d’abord matériel, par la fourniture d’armes et de munitions. Rappelons que la coopération militaire russo-syrienne est ancienne.
Depuis le début de la guerre civile en 2011, les Russes ont ainsi soutenu au niveau international le régime d’Assad (en bloquant par exemple à l’ONU toute sanction ou résolution hostile), et les installations militaires de la base navale russe de Tartous (dans la région de Lattaquié) sont développées depuis plusieurs années.
Ce qui change n’est donc pas l’existence de ce soutien, dont il est encore difficile de juger de l’ampleur, mais :
– son extension à des troupes au sol. Jusque-là le soutien militaire russe était surtout matériel et logistique, les renforts au sol étant constitués de milices chiites iraniennes ou des troupes du Hezbollah. Il y a aujourd’hui de nombreux signes d’un engagement au sol au-delà de la simple défense de la base navale de Tartous. Il peut s’agir de conseillers militaires, de formateurs ou de volontaires.
Voici un cliché de retranchements de type russe creusés récemment sur le front au nord de Lattaquié (ni les tranchées à droite de la flèche, ni les tentes ne correspondent à l’armée d’Assad, mais bien à des forces russes) :
– Un soutien qui porte sur des matériels neufs modernes. Nous avons déjà évoqué la livraison de transports de troupes blindés BTR 82A, engagés au nord-est de la Lattaquié (la vidéo montre un matériel avec marquage à trois chiffres russe, et non syrien, et les voix semblent parler en russe selon certains commentateurs).
Il faut y ajouter des lances-roquettes multiples (aux effets dévastateurs sur les habitations civiles) BM-27 Uragans et BM-30 Smerchs, des blindés légers SPR-1et R-220P (système de brouillage électronique et radio), des blindés démineurs UR-77, etc..
Et la Russie vient d’annoncer la livraison de matériels supplémentaires de défense anti-aérienne Pantsir-S1 (appelé SA-22 Greyhound par les USA), défense d’installations et de positions contre des attaques aériennes, y compris de précision. L’armée d’Assad disposait de quelques matériels de ce type (une trentaine environ), dont un avait abattu un F-4 Phantom turc en juillet 2012, mais d’une version plus ancienne que la version actuelle Pantsir-S1E dotée de deux radars bien plus performants, et capables d’intercepter des missiles de croisière.
Cette fourniture est la preuve que la Russie ne lâchera pas Assad et qu’elle est prête pour cela à assumer un affrontement direct (l’EI n’ayant pas d’aviation, ce type d’armes ne pourra viser que des appareils de la coalition ou israéliens).
– une offensive diplomatique, avec un discours assumant le soutien militaire, comme lors d’une déclaration officielle du 9 septembre 2015, et proposant plusieurs solutions à la guerre civile, passant toute par le maintien d’Assad au pouvoir (qui est un point bloquant pour toute la rébellion syrienne).
Il ressort des constatations que ce soutien s’accélère par des rotations d’appareils de transport de l’armée russe, comme par des navires chargés jusqu’au pont de matériel militaire bien visible, comme ici le Nikolay Filchenkov passant le Bosphore :
Mais cette escalade est aussi le fait des autres intervenants, à commencer par les Etats-Unis et la coalition occidentale :
D’abord, les attaques aériennes contre l’EI couvrent désormais tout le territoire, l’aviation australienne vient ainsi de communiquer sur une première mission au-dessus de Damas.
De même, la France a lancé des vols de reconnaissance de Rafale et de Bréguet Atlantic qui se poursuivent quotidiennement, comme déjà évoqué sur le blog, et annoncé par François Hollande.
Bénéficiant désormais des bases turques, les frappes de la Coalition vont donc se multiplier, même si leurs effets au sol contre l’EI restent résiduels, comme nous l’avons déjà expliqué ici.
Les USA après avoir hésité sur une révision de leur refus de soutenir le JAN, ont décidé de relancer une nouvelle fois le programme d’armement et d’entraînement de rebelles syriens « modérés », programme onéreux qui a déjà connu deux échecs.
Enfin, les USA multiplient les actes d’hostilité à l’égard de la Russie : la Bulgarie a fermé son espace aérien aux vols militaires russes vers la Syrie.
Aux dernières nouvelles, la Grèce a – pour l’instant – refusé de faire de même, mais on se doute que les pressions diplomatiques discrètes doivent se multiplier, et surtout la fermeture de la Bulgarie et de la Turquie (et de l’Ukraine) ne laisse plus beaucoup de possibilités, comme le montre la carte d’un vol récent :
Les vols aériens russes doivent donc passer par l’Iran, renforçant le rôle iranien dans l’escalade de la guerre civile syrienne, comme le montre la carte d’un autre vol :
Or, l’Irak vient d’annoncer interdire son espace aérien aux vols russes de transport militaire vers la Syrie. C’est ainsi qu’un An-124 (indicatif 82040) de l’armée russe partant d’Iran vers la Syrie a été obligé de rebrousser chemin le 11 septembre.
L’escalade est aussi le fait des Turcs qui continuent à mener leur guerre, en priorité contre les Kurdes, visés par plus d’attaques aériennes que l’EI, au grand dam des USA.
Enfin, le soutien des Etats du golfe aux djihadistes anti-EI continue, ainsi que celui de l’Iran à Assad (soutien direct comme par l’intermédiaire de l’engagement au sol du Hezbollah), même si l’engagement chiite dans la défense d’Assad semble poser des problèmes en Syrie, comme au Liban.
Dans tous les cas, le mois d’août et de septembre 2015 figurent parmi les plus meurtriers du conflit (comme l’a constaté MSF dans la zone autour de Damas), et la carte montre des évolutions notables des positions.
Au fur et à mesure que le régime d’Assad donne des signes de faiblesse, que le soutien russo-iranien ne parvient pas pour l’instant à conjurer, les violences s’étendent et s’aggravent, chaque acteur voulant prendre des positions pour maîtriser la suite de la crise.
Il découle que ces dernières évolutions, très inquiétantes, que le risque de confrontation directe augmente, et que sous couvert de « lutte contre l’EI », la communauté internationale est de plus en plus en train de transformer la Syrie en « zone de lutte d’influence ».
A cette escalade, il faut ajouter une extension de la crise de déstabilisation engendrée par l’irruption de l’EI, que nous avions analysée ici en octobre de l’année dernière.
Dans le voisinage direct du Califat, on constate une déstabilisation brutale et accélérée de la Turquie, qui subit le contrecoup violent de ses attaques contre les Peshmergas kurdes : des émeutes ont enflammé tout le pays, avec des attaques des sites du HDP, parti de gauche pro-kurde, et des combats ont en ce moment lieu à l’intérieur de la Turquie, la ville de Cizre est ainsi encerclée par l’armée turque.
De même, la situation se tend au Liban après l’assassinat d’un leader druze de Syrie, et que ce soit en Egypte, en Libye ou en Tunisie, la lutte contre les djihadistes ne semble donner aucun résultat malgré l’implication de plus en plus grande des USA (qui viennent d’annoncer la livraison de matériel militaire à la Tunisie en 2016).
Le Yemen continue à s’enfoncer dans la guerre civile, victime de raids aussi violents que peu médiatisés des forces arabes emmenées par le royaume saoudite, la partition du pays entre nord et sud étant aujourd’hui difficile à résorber, et l’implantation d’Al Qaida et de l’EI de plus en plus assurée.
Enfin, la Jordanie et l’Arabie Saoudite semble pour l’instant résister au choc de destabilisation imposé par l’EI, même s’il faut s’attendre à une nouvelle dégradation de la situation, alors que nous sommes en Hajj (grand pélerinage de la Mecque, fixé au 21 ou 22 septembre prochain).
Le coeur de la crise reste aujourd’hui la Syrie et l’Irak. Le régime d’Assad parviendra-t-il à se redresser grâce à l’afflux de l’aide militaire directe russe ?
S’il s’effondre, les rebelles anti-EI parviendront-ils à conjurer une invasion dramatique de la « Syrie utile » (pour reprendre l’expression de la propagande d’Assad pour désigner les zones encore tenues) par l’EI et le Califat ?
Combien de temps la mascarade de la lutte anti-EI prétendument prioritaire pour tous les intervenants continuera-t-elle ?
Combien de temps Israël et l’Arabie saoudite parviendront-ils à échapper à la déstabilisation générale de la région ?
Quelles que soient les réponses, il est clair que la crise des réfugiés (qui est en réalité une crise syrienne et irakienne) à laquelle l’Europe doit faire face, ne fait que commencer.
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