Les questions économiques neutres et « apolitiques » et… les autres
Imaginons que l’on prenne une mesure conforme au fonctionnement de l’économie telle que le décrit la science économique, il serait logique de considérer que cette mesure est indépendante de la variété des opinions que l’on rencontre, qu’elle est neutre et « apolitique » et que son traitement peut donc être « purement technique ».
Si elle est neutre et « apolitique », il n’est pas anormal que cette mesure soit prise et mise en application en ignorant le processus démocratique de consultation des électeurs. Et comme son traitement est « purement technique », il est logique qu’elle soit confiée à des techniciens et non à des élus.
Imaginons maintenant que la science économique ne soit pas aussi scientifique qu’elle le prétend, la question se poserait alors tout autrement. Si ce que nous appelons « science économique » n’est en réalité qu’un programme politique cherchant à se faire passer pour une science, alors une mesure motivée par elle serait tout sauf neutre et « apolitique ». C’est précisément ce qu’affirme Alain Supiot, professeur au Collège de France, dans son livre intitulé : La Gouvernance par les nombres (Fayard 2015). Supiot y écrit que
« Il faut souligner le lien étroit […] établi entre, d’une part, un engagement politique ultralibéral et, d’autre part, la croyance dans la scientificité de l’analyse économique. Pour asseoir cette croyance dans l’opinion et dans les milieux scientifique, ces économistes ont obtenu la création en 1969 du prix Nobel d’économie, qui compte parmi ses lauréats de nombreux membres de la société du Mont-Pèlerin, tels Milton Friedman, Ronald Coase et Gary Becker. Le petit-fils d’Alfred Nobel a dénoncé en 2001 cette contrefaçon, estimant que « la Banque royale de Suède avait déposé son œuf dans le nid d’un autre oiseau » afin de légitimer les thèses défendues par les économistes de l’École de Chicago » (186-187).
La société du Mont-Pèlerin fut créée en 1947 grâce au soutien du patronat suisse, son objectif affirmé est de contrer l’influence des travaux du britannique John Maynard Keynes, farouche ennemi du laisser-faire en matière d’économie. L’École de Chicago s’est illustrée elle par son soutien militant au dictateur chilien Augusto Pinochet.
La science économique suppose que l’économie est constituée d’une juxtaposition d’individus rationnels, appelés homo oeconomicus, qui visent à maximiser leur utilité personnelle par des choix rationnels entre des ressources rares.
L’économie politique, dont Adam Smith (1723-1790) fut le plus célèbre représentant, a précédé la science économique née à la fin du XIXe siècle. Elle considérait elle que les individus se distinguent en appartenant à des classes différentes, chacune de celle-ci jouant son rôle propre dans l’économie, classes dont les intérêts entrent souvent en conflit. François Quesnay soulignait dans son fameux Tableau économique de la France (1758), les intérêts divergents des « classes laborieuses » et des « classes oisives ». Karl Marx, dont Le capital (1867) est sous-titré « Critique de l’économie politique », affirme avec Friedrich Engels dans le Manifeste communiste (1848) que « L‘histoire de toutes les sociétés jusqu’ici a été l’histoire de la lutte des classes ».
Prenons un exemple. La comptabilité suppose que les salaires versés aux salariés sont des coûts qu’il faut minimiser autant que possible, et que les dividendes versés aux actionnaires et les bonus qu’obtiennent les dirigeants des entreprises sont des parts de bénéfice qu’il est important de maximiser. S’il s’agit là d’un fait scientifique, il est normal que le traitement de la question soit considéré comme « purement technique ». Mais s’il s’agit d’un sujet sur lequel les citoyens appartenant à des classes différentes ont des opinions variées, il serait anormal, voire même injuste, que des mesures de ce genre soient considérées comme neutres et « apolitiques », et mises en œuvre en contournant le processus démocratique de consultation des électeurs.
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