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À la suite du billet de Michel Leis intitulé Une filière, une discussion sur la formation des prix dans l’agriculture s’est engagée dans le cadre du groupe de réflexion Les amis du Blog de Paul Jorion. Ayant ce matin le sentiment que le débat bénéficierait de l’éclairage qu’offre la section de mon livre Le prix (Le Croquant 2010) intitulée La vérité sur l’offre et la demande (pp. 98-109), je la reproduis ici afin que la discussion puisse devenir générale.
La vérité sur l’offre et la demande
La prise de décision économique à la petite pêche se situe pour le pêcheur dans le cadre d’une représentation globale : celle de la pêche comme « jeu à somme nulle ». Tout gain de l’un est en effet censé se faire aux dépens des autres : pêcheurs concurrents comme mareyeurs adversaires. On reconnaît là la conception dite des biens en quantités limitées, reconnue et dénommée pour la première fois par George Foster (Foster 1965) pour rendre compte de la représentation spontanée du processus économique au sein d’une population de paysans mexicains (pour l’application du concept au cas des pêcheurs de l’Ile de Houat, voir Jorion 1984a : 90–91).
Cette conception des ressources comme strictement limitées préside à toute représentation de la concurrence dans le milieu de la pêche (tout ce qui est capturé par d’autres pêcheurs, pense–t–on, diminue d’autant mes propres prises potentielles ; tout bénéfice fait par eux à la vente diminue d’autant mon profit potentiel) ainsi qu’à toute représentation de la distribution des gains entre parties conçues comme antagonistes (le profit fait par le mareyeur diminue d’autant celui du pêcheur).
C’est à l’intérieur de ce cadre que doivent être comprises certaines modélisations partielles, telle la « loi de l’offre et de la demande » – examinée au deuxième chapitre – envisagée comme exemple et illustration de la pêche conçue comme « jeu à somme nulle ». La « loi » de l’offre et de la demande en tant que mécanisme de la formation des prix est l’exemple même d’une modélisation que le pêcheur invoque volontiers. Il émaillera son discours de remarques du genre, « Si le prix a été d’autant, c’est à cause de l’offre et de la demande ». Ce qui fonde la plausibilité de la référence à une telle « loi », c’est la constatation renouvelée de faits empiriques apparemment compatibles avec le mécanisme que la « loi » postule. A savoir que,
– lorsque l’apport de poisson est faible son prix unitaire est à la hausse par rapport au prix moyen, [1] et
– inversement, que lorsque l’apport de poisson est important, son prix est à la baisse par rapport au prix moyen.
Le mécanisme supposé est le suivant : si le prix a été médiocre, c’est parce que l’offre était supérieure à la demande, alors que si le prix a été élevé, c’est parce que la demande était supérieure à l’offre. [2]
Ceci serait sans conséquence si le pêcheur ayant souscrit, comme le lui suggère aujourd’hui l’école, à la formulation marginaliste de la « loi », n’essayait d’expliquer les faits à la fois comme confrontation nue de l’offre et de la demande, et comme effet des facteurs d’ordre essentiellement humain décelés par lui, introduisant par là même des incohérences majeures dans ses explications. Ainsi, et à titre d’illustration, la négociation peu combative d’un patron avec un mareyeur, en raison, selon le pêcheur, de la fatigue consécutive à une marée éprouvante, et qui se conclut par l’obtention d’un faible prix unitaire, sera « expliquée » quand même par celui–ci comme résultant en fait de la « loi de l’offre et de la demande » ; le faible apport de poisson observé sur le marché sera considéré comme sans influence réelle puisque le mauvais prix obtenu constitue en soi la preuve d’un apport important existant quelque part ailleurs, en l’occurrence, une « importation » occulte. Cette dernière est toutefois simplement inférée : elle explique a posteriori – et en fonction de la formulation marginaliste de la « loi » dont la validité est considérée comme incontestable – le faible prix effectivement obtenu. Du coup, l’explication du pêcheur, où la fatigue aurait pu jouer un rôle causal suffisant si le prix se déterminait ponctuellement et en fonction de l’interaction effective entre vendeur et acheteur, se transforme en une explication incohérente où des importations postulées et invérifiables par lui jouent un rôle explicatif comparable à celui que jouaient autrefois les esprits ou les sorciers.
Ce qui vient renforcer la conviction acquise par le pêcheur que la « loi » de l’offre et de la demande est bien le mécanisme opérant dans la formation des prix, et lui seul, c’est que la vente peut avoir lieu dans des conditions apparemment comparables, que le mareyeur (acheteur) et le pêcheur (vendeur de ses prises) soient présents ou que ce dernier soit totalement absent, comme c’est le cas dans les systèmes de criée qui ont poussé le principe de l’anonymat du vendeur à son ultime aboutissement. Ceci n’empêche pas qu’à l’inverse, et paradoxalement, il est difficile sinon impossible de convaincre le pêcheur que la vente se déroule dans des conditions également favorables pour lui lorsqu’il n’est pas présent pour « défendre sa pêche » selon l’heureuse expression d’un pêcheur cité au chapitre précédent. Comme le dit un responsable de la commercialisation : « Le pêcheur pense toujours qu’il vendra mieux qu’un autre. C’est pour cela qu’il préfère vendre au Pan Coupé (voir chapitre précédent) plutôt qu’à la Coop : le rapport est plus personnalisé… D’ailleurs c’est vrai que depuis qu’on pèse [dans les criées, mais pas sur les marchés à l’amiable], les prix ont baissé. Du coup ils mettent moins dans les caisses [pour que le poids de la caisse elle–même intervienne davantage] ».
Dans les années mil neuf cent soixante, l’idée s’imposa dans les pêcheries françaises que, puisque le prix se constitue « objectivement » au point de rencontre de l’offre et de la demande, il serait souhaitable d’organiser les marchés de manière à réduire au minimum l’interférence humaine dans le processus de la vente. Seraient ainsi éliminées les conséquences néfastes d’influences purement subjectives. La vente aux enchères anonyme permettrait d’atteindre cet objectif.
La condition d’anonymat est respectée selon divers degrés dans les différents cas de vente en criée. Dans certaines, les acheteurs potentiels suivent dans ses déplacements un « priseur » qui circule entre les captures disposées dans des grands bacs plastiques sur le sol de la halle et regroupées par bateau. Une vente aux enchères ascendantes se tient successivement devant chacun des bacs contenant une seule espèce de poisson, de crustacé ou de mollusque et censément une seule qualité de prises. L’anonymat n’est ici nullement respecté puisque tout participant à la vente connaît parfaitement l’identité du bateau dont la pêche est actuellement vendue ; de même les acheteurs sont présents et font leurs offres en leur nom propre et au vu de tous. À l’autre extrémité de l’éventail de l’anonymat se situe le cas où les bacs de poisson traversent la salle des ventes sur un tapis roulant et l’acheteur marque son accord à un prix affiché dans des enchères descendantes en pressant un bouton sur un pupitre qui enregistre son achat. Dans ce cas–ci, le vendeur est anonyme durant la vente, et l’acheteur est censé l’être, ou en tout cas, la concurrence est censée s’exercer dans des conditions suffisamment proches de la perfection pour que le principe de la vente descendante assure au vendeur le meilleur prix.
Mais, mise à part la croyance jamais étayée que le prix se constitue dans la rencontre de l’offre et de la demande (des chiffres réels seront analysés plus bas, dans la section intitulée Les variations de prix), et se constitue « mieux » en l’absence de facteurs subjectifs, quels sont les éléments qui pourraient faire penser que la vente aux enchères anonymes générerait un prix « juste » du point de vue du vendeur ? Quelles sortes de biens retrouve–t–on en effet dans les ventes aux enchères ? Proposer sa marchandise dans le cadre d’une salle des ventes est un pari fait par le vendeur. Quand il existe un prix de retrait, la vente rappelle l’achat d’une option financière du type call dans la mesure où il existe une possibilité de gain mais non de perte (voir chapitre 11, section Les options sur instruments financiers) : si la vente a effectivement lieu, le vendeur est assuré de vendre sa marchandise à un prix égal ou supérieur au prix de retrait qu’il fixe lui–même. [3] Par ailleurs, la concurrence entre acheteurs potentiels est susceptible de pousser le prix à un niveau supérieur à celui que le vendeur pourrait obtenir dans un autre contexte, par le marchandage en « face à face », par exemple. Mais une dimension de pari du point de vue du vendeur demeure sous–jacente, l’organisateur des enchères décourageant les prix de retrait trop élevés qui, en augmentant la proportion des objets « ravalés », retirés de la vente, nuit au bon renom de la salle des ventes, qui se voit alors souvent contrainte de déguiser les retraits en ventes effectives.
Il est curieux alors que le mode de la vente aux enchères, qui implique un risque obligatoire pour le vendeur, puisse lui être imposé pour certains types de marchandises, ceci censément pour son bénéfice et sous le prétexte de l’« objectivité » du contexte de la vente. La philosophie affichée pour soutenir la pratique n’est pas bien entendu qu’il est plus facile ainsi de gruger le vendeur, mais que, de cette manière, l’offre rencontre la demande dans un contexte de plus grande « perfection » de la concurrence. La réalité, c’est que restent alors seuls en présence les acheteurs, et que ceux–ci ne sont pas à ce point stupides qu’ils ne sachent pas que leur meilleur avantage consiste à s’entendre entre eux avant la vente, la concurrence qui s’exerce pour des produits aussi interchangeables que des poids identiques de crabes ou de sardines, n’étant pas du même ordre que celle qui peut jouer à l’avantage du vendeur dans la vente d’un joyau unique. L’existence d’ententes entre acheteurs est attestée sur les criées anonymes de poisson, elles subsisteront aussi longtemps qu’il sera avantageux pour un acheteur de payer le moindre prix, à savoir pour l’éternité. Du coup les pêcheurs sont prompts à suspecter que de telles ententes existent effectivement entre mareyeurs, et l’atmosphère des criées est désormais empoisonnée par la suspicion.
Dans les années mil neuf cent quatre–vingt, la presse rapportait régulièrement des informations allant dans ce sens, en voici deux exemples : « Premiers problèmes sous la criée : « la concurrence entre mareyeurs qui n’est pas une vraie concurrence ». « L’enchère ne va jamais jusqu’en haut. Les mareyeurs tirent au sort entre eux, pour désigner l’acheteur. Il y a des accords » » (Cougot & Le Solleu 1980). Ou encore : « Jeudi (à Binic), au début de la criée, le premier lot de coquilles Saint–Jacques part à un prix très bas : 10 Fr le kg. Les lots suivants grimpent doucement, 11, 12, 13, 14 Fr. Pas très contents, les pêcheurs téléphonent dans les autres criées de la baie de Saint–Brieuc. Partout ailleurs, les prix sont beaucoup plus élevés, entre 17 et 19 Fr. « Ce n’est pas la première fois que les mareyeurs nous font le coup, et bien sûr juste avant Noël », disent les pêcheurs, qui parlent d’une entente entre les acheteurs. Pendant ce temps, la vente se termine sur le prix plus habituel de 18,45 Fr. Mais avec quelques voitures garées sur la jetée, les camions de marée sont bloqués, et le forcing commence. Les mareyeurs, sûrs de leur bon droit – la vente s’est passée tout à fait réglementairement – n’ont pas d’autre explication des cours que celle du jeu de la criée : « c’est l’offre et la demande (P.J. : souligné par moi), et puis il y a la concurrence de la coquille normande », disent–ils. […] Le directeur de la criée, M. Maigourd, relativise l’incident : « Des écarts de prix de six francs ou plus entre deux lots sont une chose normale. C’est bien parce qu’il y a des variations qu’on tire au sort les débuts de vente. Mais cet aspect aléatoire joue dans les deux sens » » (Kiesel 1987).
Comme des prix s’y créent effectivement, la vente anonyme semble confirmer l’idée que les prix se forment par l’effet d’un mécanisme automatique, fait de la simple rencontre des quantités offertes et des quantités demandées. Il convient de noter toutefois que c’est la croyance à l’objectivité du mécanisme (le caractère supposé indifférent de la présence ou de l’absence des acteurs) qui a conduit à considérer la vente anonyme comme une version équivalente de la vente à l’amiable avec marchandage mettant les acteurs en présence « face–à–face », mais supérieure quant à son objectivité, puisque rien ne vient interférer de manière parasite avec la confrontation nue de l’offre et de la demande. Le fait que l’acheteur – au contraire du vendeur – soit, lui, bel et bien présent est considéré comme allant de soi, et non comme l’introduction d’une asymétrie dans la relation entre vendeur et acheteur.
Le retour en force, après une longue éclipse, de la « théorie des jeux » comme outil fécond de modélisation de la formation des prix, n’aurait pas été possible sans la prise de conscience récente du rôle symétrique joué par le vendeur et l’acheteur dans l’issue de la transaction, et l’importance de leur présence physique à l’un et à l’autre quant au prix obtenu. Dans cette perspective, l’éviction du vendeur dans le mécanisme de la criée constitue ni plus ni moins une manifestation flagrante de sa spoliation – dont il est tentant de penser qu’elle reflète simplement le rapport de force réel entre les parties : pêcheurs, d’une part, mareyeurs de l’autre, au sein du tissu social. [4]
Le pêcheur considère que l’invisibilité des acteurs ne modifie en rien leur pertinence institutionnelle pour le fonctionnement même de ce mécanisme, à savoir qu’ils demeurent les acteurs en présence, présents ou absents, visibles ou invisibles. C’est cette absence du pêcheur dans la vente en criée, sans que le mécanisme de la formation des prix en semble affecté, qui permet à la « loi » de l’offre et de la demande d’être invoquée également dans les situations où le pêcheur est présent mais s’abstient d’exprimer aucun desiderata quant aux prix – alors que rien dans les circonstances de la vente ne s’y opposerait – et se confie entièrement au bon–vouloir du mareyeur sur cette question. De même dans d’autres cas où des fluctuations sont observées et dont le mécanisme est parfaitement compris, mais où le fait même qu’il y ait fluctuation semble ramener inexorablement à une interprétation en termes de confrontation nue d’offre et de demande. Un bel exemple en est offert par le cas de la vente des sardines au Croisic dans les années 1920 et 1930 présenté ci–dessus : tout se passait en effet là comme si le prix diminuait à mesure que l’offre augmentait, du début à de la journée à 10:00 h à sa fin à 16:30 h (après quoi, les achats étant interrompus, il n’y avait plus de prix du tout pour les pêcheurs retardataires), et comme si le phénomène fournissait une illustration parfaite de la loi de l’offre et de la demande. Or nous savons que le mareyeur offrait un meilleur prix d’intention délibérée en matinée afin que les pêcheurs, confrontés au choix stratégique entre moins de poisson mieux payé et plus de poisson moins bien payé, étalent statistiquement leurs retours, permettant ainsi au mareyeur qui fractionne ses achats à intervalles réguliers tout au cours de la journée, de maximiser les quantités vendues, et éventuellement son profit (s’il maximisait ou non son profit dépendait des différents prix qu’il avait à payer à divers moments de la journée afin que le choix des pêcheurs entre les deux stratégies, retour précoce ou retard tardif se résolve statistiquement par leur rentrée parfaitement répartie entre 10:00 h et 16:30 h). Au cas où les intérêts financiers des deux parties, pêcheurs et mareyeurs, auraient été ainsi satisfaits de manière optimale, on aurait eu affaire à une illustration splendide d’un effet d’homéostase, de « main invisible », mais dépendant entièrement de la rencontre des stratégies des uns et des autres au sein d’un contexte de bonne volonté mutuelle (philia aristotélicienne), et en aucune manière d’un mécanisme qui aurait opéré selon la rencontre fortuite de facteurs objectivés tels que l’offre et la demande.
Comment expliquer alors que le pêcheur puisse à la fois considérer que les prix se fixent en fonction de la « loi » de l’offre et de la demande, et que le prix lui soit « logiquement » défavorable dans la vente en criée dont il est écarté ? Tout simplement, parce qu’il n’y a pour lui rien d’inhabituel à rendre compte des faits à l’aide d’un faisceau d’explications concurrentes éventuellement inconciliables. [5] Ainsi, dans le cas mentionné plus haut où un pêcheur explique une « mauvaise vente », à la fois par sa fatigue personnelle et par une importation (occulte) de poisson influant sur l’état du marché. Tout se passe comme si la première explication (la fatigue) valait pour le monde sensible, le monde empirique de la vie quotidienne (le monde en acte d’Aristote), tandis que la seconde explication (les importations) valait pour la Réalité–Objective (le monde en puissance d’Aristote) que met en scène la Science véhiculée par l’école et par les scientifiques que les pêcheurs fréquentent occasionnellement.
Il en va de même pour la vente en criée opposée à la vente à l’amiable qui confronte directement le vendeur et l’acheteur : les pêcheurs s’accordent à dire, d’une part, que « c’est la même chose », entendez du point de vue de la Réalité–Objective, mais, d’autre part, que ce n’est pas la même chose, entendez, du point de vue du monde empirique de la vie quotidienne. Ceci laissant bien entendu en suspens deux questions essentielles :
1° le rapport problématique, nous l’avons vu au deuxième chapitre, entretenu par la théorie marginaliste – qui véhicule la croyance à la loi de l’offre et de la demande – avec un mode de théorisation qui soit proprement scientifique,
2° le caractère fictif de la Réalité–Objective qui, au contraire du réel empirique, demeure essentiellement une construction métaphysique. [6]
En certaines occasions, le pêcheur n’hésitera pas à souligner la possibilité pour le vendeur, c’est–à–dire pour lui–même, d’obtenir par son astuce un meilleur prix à la vente : disposition personnelle à vendre mieux certains jours que certains autres, à vendre mieux que ne le font ses concurrents, à vendre mieux que certains de ses membres d’équipage à qui la vente est occasionnellement confiée, etc.
Une telle ouverture possible sur le « bon coup » est conçue comme offerte à quiconque fait preuve d’un certain talent à subvertir à titre personnel ce qui demeure cependant conçu comme une loi et dont le domaine d’application est celui des comportements idéaux. Et ceci, de la même manière qu’un contribuable astucieux pourra tourner les lois qui règlent le système des impôts, pendant que la Réalité–Objective a « l’attention occupée ailleurs ». Et c’est parce qu’un tel talent – dont on sait personnellement la délibération et les qualités qu’il requiert – est nécessairement mal partagé, que la loi de l’offre et de la demande demeure inentamée comme description globale sinon du monde tel qu’il est, du moins du monde tel qu’il pourrait être.
Ce que l’analyste observe ici, c’est la reconnaissance par le pêcheur de perspectives de lecture autonomes du domaine économique : pour lui en effet, l’explication d’un fait peut être produite dans la perspective de lecture qui paraît la plus éclairante en situation, sans qu’il soit nécessaire que cette explication demeure cohérente lorsqu’elle est lue dans d’autres contextes possibles et mieux adaptées à d’autres circonstances. Autrement dit, et pour recourir au langage de la physique, le pêcheur ne conçoit pas comme nécessaire (il ne ressent pas le besoin) qu’il existe des règles de correspondance permettant de traduire les phénomènes tels qu’ils se présentent à l’observateur dans une perspective de lecture, en phénomènes d’un autre ordre, lisibles dans une autre perspective.
Plus spécialement, l’incohérence n’est pas perçue d’une conception qui suppose, d’une part, que la communauté des pêcheurs est jugée sans influence dans la formation des prix et, d’autre part, que le pêcheur individuel est jugé, lui, susceptible d’exercer une influence réelle sur ces mêmes prix. Cette incohérence n’est pas reconnue : elle est jugée seulement apparente, comme un simple paradoxe, curieux en effet, mais sans conséquences.
En fait, la facilité du pêcheur à passer d’une perspective de lecture de la réalité économique à une autre, sans relever les incohérences qui apparaissent à l’occasion de leur confrontation, révèle l’affinité réelle qui existe entre la conception qu’il se fait du rôle que doit jouer une modélisation et celle qui sous–tend aussi la théorie marginaliste. Pour toutes deux en effet, la modélisation ne vise pas à dégager les traits d’un monde idéalisé au sens de « stylisé » pour sa compréhension plus aisée, mais à décrire un monde idéal au sens où chacun y respecterait la même norme juridico–éthique : pour l’économiste, que les agents économiques individuels soient « rationnels » et que les entreprises « respectent les lois du marché », et pour le pêcheur, que les confrères soient des hommes « valables » et les mareyeurs, des partenaires commerciaux « réglos ».
C’est pourquoi il n’y a pas à proprement parler pour le pêcheur d’incohérence dans ses explications lorsqu’il invoque parallèlement deux optiques logiquement inconciliables, mais simplement la mobilisation de deux perspectives de lecture, légitimes chacune à sa manière. Ainsi, le monde où l’on réussit sa vente par habileté personnelle est bien le monde tel qu’il est, alors que celui où les prix sont régulés par la confrontation nue de l’offre et de la demande – quelles que soient les qualités personnelles des agents économiques impliqués – est bien le monde tel qu’il pourrait être… si seulement chacun avait à coeur de se montrer droit et raisonnable.
Le monde idéal dont parlent les économistes est bien en effet aux yeux du pêcheur celui de la Raison et de l’Harmonie triomphantes ; celui, au contraire, où l’on évoque ses propres exploits, est celui de la « triste » réalité (par opposition à la Réalité–Objective) : celui d’un monde fait de justes mais hélas aussi de coquins, de malins mais aussi d’imbéciles, où tous les confrères ne sont pas « valables », ni tous les marchands, « réglos ». Le monde de la réalité « vraie » est non seulement celui où l’espoir du « bon coup » peut se voir matérialisé ou bien déçu en dépit des implications logiques des « bons principes », mais aussi celui où chaque « coup » peut être jugé à la fois en termes généraux d’efficacité et en termes spécifiques de qualités physiques, intellectuelles, morales ou même du « pot » de la personne singulière qui le tente (cf. Jorion 1983a, chapitre 3, Bons et mauvais pêcheurs : 72–85).
On comprend dès lors mieux pourquoi les deux discours, celui du « coup » individuel et celui du modèle économique peuvent être tenus en alternance ou même parallèlement dans la même conversation. [7] Mais on peut comprendre aussi pourquoi le premier correspond davantage à un discours tenu à titre privé et orienté vers la singularité des comportements individuels soumis au jugement moral, alors que le second correspond plutôt à un discours public, orienté vers les « considérations générales », et qui permet, diplomatiquement, de passer sous silence les qualités et surtout les défauts des uns et des autres.
[1] Il ne faut pas entendre ici « moyen » au sens technique et quantifiable de moyenne arithmétique mais au sens d’habituel ou mieux encore, au sens où l’on disait autrefois « commun » : « cinq quintaux à l’hectare, année commune ».
[2] Le pêcheur pense cependant, et c’est très important, que ces oscillations n’ont lieu que « par rapport au prix moyen », ce en quoi, comme on l’a vu au deuxième chapitre, il se dissocie implicitement de la représentation marginaliste du mécanisme de la loi et cautionne implicitement celle proposée antérieurement par l’Économie Politique, et plus particulièrement par Adam Smith et par David Ricardo.
[3] Noce signale même en matière d’art l’existence de « prix garantis » supérieurs au « prix de retrait » : « … consentir aux grands collectionneurs des prix garantis : si l’enchère n’atteint pas le plancher fixé, la société allonge la différence » (Noce 1995a).
[4] Si tel était bien le cas, il serait navrant que les modélisations de la théorie marginaliste aient renforcé la position du partenaire de l’échange se trouvant dès l’origine en position plus favorable (le mareyeur), en lui offrant une caution apparemment scientifique, renforçant ainsi davantage le déséquilibre ; on serait alors nécessairement conduit à entériner l’interprétation selon laquelle le marginalisme « n’est pas la théorie scientifique générale du système capitaliste qu’il prétend être mais constitue une vaste construction idéologique cohérente bâtie sur la théorie du revenu marginal des facteurs de production et couronnée par la théorie de l’équilibre de concurrence parfaite » (Godelier 1966 : 32) ou, selon les termes de Boukharine, s’identifie à « la théorie économique des classes oisives ».
[5] Il ne s’agit pas là d’un trait propre au pêcheur : c’est une caractéristique commune à toutes les explications de sens commun. Ne nous expliquons–nous pas souvent le comportement d’une personne en invoquant parallèlement son caractère, son histoire personnelle, son humeur, sa personnalité, voire son physique ou son signe zodiacal, c’est–à–dire en faisant appel à une batterie d’arguments le plus souvent inconciliables entre eux ?
[6] « Fictif » doit s’entendre au sens d’opposé à hypothétique : destiné à faciliter la pensée par une simplification maîtrisée, comme l’entend Jeremy Bentham dans sa Théorie des fictions (cf. aussi Vaihinger 1924).
[7] Pierre Bourdieu : « … il y a très peu de chances que deux applications contradictoires des mêmes schèmes se trouvent confrontées dans ce qu’il faut appeler un univers de pratique (plutôt qu’un univers de discours)… » (Bourdieu 1980 : 145), et nous–même : « L’incohérence apparaît, soit parce que l’on rapproche aux fins d’analyse des savoirs « locaux » qui ne sont dans la pratique jamais mobilisés simultanément, soit parce que l’on « aplatit » sur un seul niveau un savoir local qui se satisfait d’une structure feuilletée où l’on puise selon les nécessités du moment » (Delbos & Jorion 1984 : 194).
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