Retranscription de Le temps qu’il fait le 4 septembre 2015. Merci à Cyril Touboulic !
Bonjour, nous sommes le vendredi 4 septembre 2015. Et avant-hier, le 2 septembre, mon 17e livre – ça fait beaucoup ! – a paru, qui s’appelle Penser tout haut l’économie avec Keynes, chez Odile Jacob. Et on commence à m’interroger, à publier des entretiens à ce sujet, et ça m’oblige à revenir un petit peu… à penser moi-même à ce que j’ai voulu faire avec ce livre.
J’en parlais hier avec la personne avec qui j’en ai discuté la première fois, c’est une amie que vous connaissez parce qu’elle publie parfois des billets sur le blog, qui s’appelle Annie Le Brun. Et c’est devant elle que j’ai énoncé pour la première fois le projet, et je lui ai rappelé, elle s’en souvenait.
Et ce n’est pas une mauvaise idée que je vous dise comment ça s’est passé : l’idée qui m’était venue, depuis un certain temps – depuis que j’ai commencé à réfléchir sur la formation des prix et ça, ça ne date pas d’hier –, c’est quand j’ai commencé à examiner mes notes sur les captures de poissons et les prix obtenus par les pêcheurs de l’île de Houat, en 1973 et 1974, et que j’ai découvert que la loi de l’offre et de la demande ne rendait pas compte certainement de ce que je voyais là, et que j’ai commencé à me poser des questions sur l’économie. Je me suis intéressé plus spécialement à ce que l’on appelle l’« anthropologie économique » et j’ai commencé à produire une théorie alternative de la formation des prix dont j’ai trouvé le modèle, le patron qu’il me fallait. Pas le patron en terme du « patron du bar », mais le patron (anglais) : la configuration, le modèle, le « patron » comme on dit quand on fait du modélisme – la forme, voilà ! La forme, dont j’ai trouvé la forme chez Aristote. Et puis bien entendu, il n’avait pas parlé de l’économie moderne, il n’avait pas parlé de la finance, donc il fallait adapter ça. Et c’est à partir de là que ma réflexion sur faire l’économie autrement, penser l’économie autrement a démarré.
Et puis, je me suis retrouvé un jour, et c’est le jour où je parlais avec Annie Le Brun où je me suis dit : « Il faut mettre tout ça ensemble ! Mais il faut trouver un point d’ancrage, il faut trouver où accrocher ça ! ».
Et alors là, j’ai pensé à ce qui me permettrait de comprendre ce que je fais moi-même. Vous savez, ça c’est ma théorie sur le comportement humain, c’est que : vis-à-vis de soi de moi-même, on est comme les autres, c’est-à-dire qu’on essaye de comprendre et c’est en se regardant soi-même en interaction qu’on découvre comment ça marche. Et ça, on en parlait hier aussi, quand il n’y a pas d’interaction, quand il n’y a plus d’interaction pour une raison ou pour une autre, eh bien, ça ne marche plus. Robinson Crusoé, ça ne marche pas. Ça repart quand il découvre Vendredi, et que Vendredi et lui vont rebâtir quelque chose.
Alors, le point d’ancrage, qu’est-ce qu’il fallait trouver ? Je me serais trop ennuyé à lire, je ne sais pas, à lire Marshall, à lire Menger, à lire des gens comme ça. Ça n’aurait pas marché, alors il fallait trouver quelque chose qui m’intéresse. Et dans la mesure où j’ai croisé des parents de Keynes à Cambridge, à l’époque où j’étais là : des gens par alliance, sa nièce, et ainsi de suite… bon voilà, il y avait un point d’ancrage possible. En plus, le contexte de Cambridge, j’avais fini par le comprendre après 10 ans de présence – 5 ans comme étudiant thésard et puis 5 ans de professorat. Donc là, il y avait la possibilité pour moi de réfléchir tout haut, de penser tout haut l’économie avec Keynes. Et ça serait ma méthode à moi pour pouvoir mettre sur le papier ce qui m’apparaissait comme l’originalité de mon approche à moi, et c’est ce que j’ai fait. Et ça dépasse du coup, vous le verrez peut-être, pas mal de ce qui était à l’origine de mon questionnement : la formation des prix, je suis passé ensuite aux questions du taux d’intérêt et au partage de la richesse. Et voilà, si vous avez suivi ce que j’ai écrit à ce sujet, ici, au fil des années, ce n’est pas pour vous surprendre
Pas pour vous surprendre vous ! Mais ça peut surprendre d’autres personnes. Et là, ce qui s’est passé hier, dans l’émission La Grande table (France Culture) de Caroline Broué, c’est très intéressant. Je fais mon exposé, je discute avec eux, je suis très content de la manière dont ça s’est passé. Évidemment, bah évidemment, on a invité un « anti-keynésien » pour dire tout ce qu’il pense de mauvais de Keynes. Mais enfin bon, comme ce n’est pas mon propos à moi, je l’ai dit à un moment donné quand un malentendu semblait s’installer : « Bah moi je ne suis pas keynésien, donc ne comptez pas trop sur moi. ». Mais au moment où je sors de l’émission, il y a quelqu’un qui m’envoie un texto et qui dit « Pourquoi n’as-tu pas répondu à leurs questions ? Ils n’arrêtaient de revenir à la charge en disant qu’ils posaient des questions et que tu ne répondais pas. », et là je tombe dans la perplexité. Ce n’est pas du tout ça que j’ai vécu, moi. Ce n’est pas du tout ça, moi, que j’ai vu se passer. Et il faut que j’attende, bien évidemment, il faut que je revienne chez moi, en Bretagne, pour écouter le podcast. J’écoute le podcast, et là je m’aperçois que effectivement, j’ai affaire à des gens qui ont l’impression que je ne réponds pas à leurs questions. Ce n’est pas tellement le cas au début de l’émission dans les 20 premières minutes, mais dans les 10 dernières minutes, il y a des gens qui me posent des questions et qui ont l’impression, effectivement, que je ne comprends pas leurs questions, et que je réponds n’importe quoi : je reviens sur mon bouquin sur Keynes ou quelque chose de cet ordre-là.
Et quand j’écoute moi-même, je me dis « Non, pour moi ce n’est pas ça ! Ce n’est pas que je ne comprends pas leurs questions, c’est que eux ne comprennent pas ma réponse ! Ils ne voient pas que je réponds à leurs questions. Ils ne voient pas : ce que je leur dis apparaît sans lien avec ce qu’ils posent comme questions. » Et ils me posent la question « Est-ce que les banques centrales ont raison d’imprimer, de faire tourner la planche à billets ? » et je leur réponds, je dis « Non, il faut un ordre monétaire international, c’est par là que passe la solution. », et ils me disent « Et la croissance ? Qu’en est-il de la croissance ? » et je dis « Mais le problème de la croissance, c’est l’intérêt composé : c’est le fait que nous payons des intérêts qui vont au-delà de la croissance, que nous faisons la croissance pour payer des intérêts et des dividendes, et que c’est une machine déréglée, et on arrive à des situations où on paye des intérêts qui sont supérieurs à la croissance et la croissance est là essentiellement pour payer ces dividendes et compagnie. »
Voilà ! Mes réponses sont tellement inattendues par rapport au cadre habituel de la réponse pour ces gens-là. Pourquoi ? Parce qu’ils ont le sentiment qu’ils posent la question à des économistes orthodoxes et ils reçoivent une réponse, et puis ils reçoivent une réponse des économistes hétérodoxes et ils voient que c’est différent, et puis moi, je parle d’autre chose. Je me situe dans un tout autre cadre et ça devrait confirmer ce que je dis : je ne parle ni comme les « orthodoxes », ni comme les « hétérodoxes », je parle d’un autre endroit. Mais ça, cet autre endroit leur est si peu familier qu’ils ne peuvent pas le voir et ils ont l’impression que je ne comprends pas la question, et que quand je donne ce qui est pour moi la réponse – si vous lisez le blog, ici, si vous lisez mes livres, vous savez que c’est sinon la réponse, en tout cas c’est la réponse que je donne, moi –, mais ça leur échappe
Et ça c’est la difficulté évidemment, c’est quand on vient avec un nouveau paradigme. Parce que c’est ça : je viens avec un autre [paradigme]. Je dis « Regardez ! Il y a un cadre à ce que vous dites et ce cadre, moi, j’en propose un autre et je vous réponds dans le cadre de ce cadre-là ! » Mais la difficulté évidemment, c’est que quand on est dans un paradigme, on ne voit même pas qu’il y a un cadre, on ne sait même pas qu’il y a un cadre. On a l’impression qu’on parle au nom du sens commun, des choses qui vont sans dire, et comme Keynes l’avait souligné : le « sens commun » en économie – mais c’est vrai un peu partout – en réalité, c’est la théorie dépassée d’un vieil économiste dont on a oublié le nom, mais c’est sa théorie à lui : il n’y a pas de sens commun, il n’y a pas une façon qui va comme ça sans dire quand on parle d’économie.
Alors, bah c’est la difficulté qui était prévisible en réalité, c’est moi qui ai dit : « Je vais poser ça dans le cadre par rapport à Keynes. » Et alors qu’est-ce qui se passe ? Eh bien je le vois ce matin quand je regarde sur Amazon, l’annonce, parce qu’il n’y a pas toujours pas d’image et ça me chipote qu’il n’y ait toujours pas d’image pour le livre sur Amazon. Et quand je regarde sur Amazon, eh bien il y a un commentaire qui est fait par, je dirais, un « anti-keynésien professionnel » qui se croit obligé, parce qu’il a vu le mot « Keynes », de taper là-dessus à bras raccourcis. Mais je le reconnais, c’est quelqu’un qui, malgré son pseudonyme, est souvent venu sur le blog et il fait parti des troupes de choc de Hayek. C’est-à-dire l’« ennemi séculaire » de Keynes: l’école de Chicago, les amis de Pinochet, la société du Mont-Pèlerin. C’est-à-dire, bon, les troupes de choc de l’anti-keynésianisme sont de sortie.
Et est-ce que ça va servir ou desservir le livre ? Ça, je ne sais pas, parce que ça va raviver évidemment toutes ces vieilles querelles à l’intérieur du vieux paradigme. Bon, est-ce que ce tourbillon va m’emporter, oui ou non ? Est-ce que je vais quand même faire passer le message que, moi, j’essaye quand même de regarder les choses avec un tout autre regard ? On peut le dire, je dirai, de manière plus simple en disant : un paradigme sociologique en regardant cela en terme de « classes » comme le faisaient d’ailleurs tous les gens qui faisaient de l’économie, je dirais, sérieusement, au XVIIIe et au XIXe siècles : François Quesnay, Adam Smith, Ricardo, Karl Marx bien entendu. Tout ça se faisait dans le cadre de l’« économie politique » où on avait des « classes », des « conditions », des « États » – on appelait ça de différentes manières –, des gens en tout cas dont les intérêts n’étaient pas les mêmes et dont les fonctions n’étaient pas les mêmes à l’intérieur du système économique, voilà
Autre chose, hier, c’est cette émission qui s’appelle Noms de Dieux qui est passée en Belgique sur la 3 de la RTBF (Radio Télévision Belge Francophone). Et là, j’avais un peu peur parce que ça avait été enregistré au mois de juin et en voyant les brumes artificielles dans le studio, les éclairages tamisés, la mise en scène, la solennité, je dirais, rajoutée à grosses couches (à couche épaisse !). J’avais un petit peu peur. Ça s’est passé mieux que prévu – je veux dire en le regardant moi-même –, je suis assez content de la manière dont ça s’est passé. Dans une émission comme ça, on pose des questions sérieuses et il faut apporter des réponses sérieuses. Et par des accidents de l’histoire, parlant en juin de la guerre du Vietnam, en fait je parlais également de la crise des réfugiés en ce moment – je ne pouvais pas le savoir, mais voilà. Des propos un petit peu intemporels comme disait l’ami Nietzsche.
Voilà, si vous avez l’occasion de voir ça, regardez le, parce que j’ai l’impression quand même que là aussi j’essaye de faire passer un message. Ce n’est pas le message économique à proprement parler, c’est celui que j’essaye de rédiger, de mettre sur le papier en ce moment dans le livre suivant qui s’appelle Le dernier qui s’en va éteint la lumière et qui, là, est une réflexion sur la fin probable – à moins d’un sursaut difficile à imaginer mais que j’essaye de produire quand même avec un bouquin comme ça, et je ne suis pas le seul bien entendu, de l’espèce humaine qui semble en bout de course.
Vous avez peut-être vu ce programme sur Arte, je ne sais plus comment ça s’appelait, « La fin de l’homme » [Les derniers jours de l’homme] ou quelque chose comme ça, c’est passé très récemment. Ils se sont contentés d’une dizaine de raisons pour lesquelles l’espèce pourrait disparaître, mais voilà, chacune ayant une très faible probabilité, mais comme je l’avais déjà montré dans le cadre d’un petit calcul très simple à propos de Fukushima : des faibles probabilités multipliées les unes par les autres, ça fait beaucoup de probabilités très importantes. La probabilité que nous soyons détruits par une émergence soudaine de rayons gamma dans l’univers est très faible, mais avec les possibilités de pandémies qui reviennent, avec les volcans en plus, avec la possibilité d’une guerre nucléaire, d’une guerre bactériologique et de la nanotechnologie qui nous échappe, plus l’intelligence artificielle confiée à l’armée. Tout ça ensemble, ça fait un paysage assez inquiétant, en fait extrêmement inquiétant. On a bien l’impression que les jours sont comptés.
Mais ! Mais ! Mais nous sommes une espèce « résiliente » comme on dit – parce qu’on n’avait pas un mot en français, on a pris un mot anglais –, robuste ! Et mes efforts un petit peu désespérés font partie du caractère robuste de l’espèce. On va continuer de ce côté-là, en espérant que le vent retombe un petit peu du côté des « Keynes » et des « anti-keynésiens » !
Voilà, il y a du pain sur la planche en tout cas pour vous et pour moi, parce que je ne peux pas faire mon combat tout seul. Et merci ! Merci pour tous ceux qui interviennent aux côtés du blog, dans les coulisses d’une manière ou d’une autre. Il y a des choses à faire si on veut se battre au nom d’un produit du vivant quand même assez intéressant. Nous le savons, nous n’avons pas beaucoup d’évidences qu’il y ait des gens qui se battent comme nous sur d’autre planètes. Nous ne savons pas et il n’y a aucune preuve qu’il y ait des gens qui essayent de relever le défi ailleurs !
Alors bah nous, on est là : allons-y ! Et à la semaine prochaine. Voilà, au revoir !
PSI, chap. X.2 « Petit à petit, le « germe » s’enrobe à la suite des connexions qui s’établissent entre les…