Billet invité. Ouvert aux commentaires.
C’est la rentrée, celle des dupes selon Jacques Attali, qui souligne le caractère cyclique et totalement inadapté de ce phénomène selon lui face aux grands bouleversements en cours au niveau mondial ou européen : crise financière en Chine, ralentissement de l’activité économique dans le monde, crise en Grèce, crise des migrants venant s’échouer sur les rives européennes et sur l’incompétence des dirigeants européens, terrorisme, guerres larvées récentes ou ouvertes depuis des années, réchauffement climatique, etc.
On pourrait voir ainsi dans cette rentrée politique en France, avec ses effets d’annonce sur la baisse d’impôts, sur la croissance qui résiste, sur l’amélioration du chômage, par les positionnements sur l’échiquier politique des uns et des autres comme autant de places à prendre pour plus tard comme un signe supplémentaire de l’effondrement en cours, du fait de son caractère présenté comme perpétuel, habituel, quand plus rien ne l’est.
Mais on peut aussi y lire des ruptures, ou du moins présentées comme telles, issues d’enseignements tirés d’événements récents, en particulier de la crise grecque qui n’en finit pas de n’en pas finir.
C’est particulièrement le cas pour la gauche française avec deux positions majeures diamétralement opposées.
Il y eut d’abord le positionnement du Président de la République François Hollande, dès l’accord signé pour le 3ème plan d’aide à la Grèce, avec sa proposition de création d’une avant-garde européenne comme solution à la crise européenne et à la crise de la zone euro : budget commun, exécutif et parlement de la zone euro. Cette proposition est une véritable rupture pour un exécutif français qui longtemps, sinon depuis l’origine de la construction européenne, a toujours été sinon sourcilleux du moins sceptique sur une orientation fédéraliste européenne.
Tirant la leçon de l’expérience de la crise grecque, François Hollande a proposé dans une tribune au JDD cet été de renouer avec la tradition européenne à la Delors : l’approfondissement de la construction européenne, actant à la fois de son inertie actuelle mais aussi du besoin impérieux pour une zone monétaire unique de posséder enfin les outils qui lui manquaient pour mettre en œuvre les nécessaires politiques de transferts en son sein.
Ce retour vers le passé mythique (ou mythifié) de la construction européenne, par son allégorie dithyrambique de la période Delors, ressemble pourtant bien plus à une fuite en avant et à une impasse qu’à une véritable solution de sortie de crise pour une Europe qui ne ressemble plus du tout à celle d’il y a 30 ans. Le contexte, notamment, est totalement différent : intégration des pays de l’Europe de l’Est suite à la chute du mur de Berlin marquant un véritable big-bang quantitatif et de complexité, crise économique et financière majeure, croissance structurelle des extrêmes-droites, etc.
Il y a donc de quoi être perplexe devant la croyance ainsi étalée qu’un tel approfondissement de la construction européenne puisse à la fois ne produire aujourd’hui qu’un cadre adapté à la fois à l’ordo-libéralisme en cours et à la production d’un rejet croissant au sein des populations européennes à cet approfondissement, s’exprimant de manière croissante politiquement par un rejet du politique (abstentions) ou un vote vers une extrême-droite qui a préempté un souverainisme national présenté comme diamétralement opposé à ce fédéralisme européen.
Un tel pari, pris à défaut de pouvoir proposer autre chose et outre qu’il est lourd de menaces politiques potentielles, peut difficilement être pris comme un pari d’avenir quand il s’ancre aussi fermement dans un passé qui paraît révolu. Révolu, car c’est dès l’origine de la création de l’euro qu’une telle proposition aurait dû être faite et réalisée et non pas dans le cadre d’une Union européenne dont l’investissement croissant dans la complexité produit un rendement marginal décroissant et est devenu en soi un élément d’effondrement, dans un cadre économique, politique et social totalement différent de celui des années 2000 et a fortiori des années Delors.
D’aucuns pourraient se lamenter sur les impérities des politiques, notamment français (ah, les empoignades pathétiques et l’occasion ratée du couple exécutif français lors du Traité de Nice !) quant à la politique européenne, mais il s’avère qu’il est bien tard, Docteur Schweitzer, trop tard pour qu’une telle solution puisse servir à autre chose qu’aux desseins plus ou moins avoués de certains de redessiner une Europe à leur propre image.
De fait, un tel pari ressemble plus à la possibilité pour l’exécutif français de pouvoir s’insérer dans les logiques ordo-libérales en cours mais dans le peloton de tête, afin sinon d’échapper du moins de retarder à la France l’ajustement structurel imposé, par exemple ou pour faire un exemple, à la Grèce.
On ne peut d’ailleurs guère s’étonner de retrouver dans le plan d’aide à la Grèce certaines mesures de la loi Macron, notamment de libéralisation de certaines professions …
A l’autre bout de l’échiquier politique, à gauche, on observe une toute autre rupture.
Jean-Luc Mélenchon a ainsi tiré de la crise grecque un enseignement très différent, en coupant court à ses relations avec M. Tsipras et à son admiration envers lui, pour se tourner vers la figure montante médiatique qu’est M. Varoufakis qu’il a rencontré à Paris, mais aussi en prenant langue immédiatement avec le nouveau parti grec Unité Populaire issu de la scission au sein de Syriza et qu’incarne M. Lafazanis. L’espoir qu’incarnait le ‘non’ grec au référendum sur le plan d’aide a ainsi été consumé par la signature, définitive en août, de celui-ci par M. Tsipras et sa démission pour provoquer des élections anticipées en Grèce en Septembre.
Plus profondément, Jean-Luc Mélenchon a mis fin aux espoirs d’une partie de la gauche radicale en Europe de transformer la zone euro en un espace politique et économique qui ne soit pas un carcan austéritaire : logiquement donc, puisque l’euro en est la cause, il en tire les conséquences pour promouvoir dorénavant une possibilité de sortie de l’euro et appeler de ses vœux une conférence européenne pour un ‘plan B’.
Cette rupture, apparemment consommée, était pourtant inscrite comme potentialité dans les statuts du Parti de Gauche depuis 2011, puisqu’à choisir entre les politiques d’austérité et une sortie de l’euro, le PG indiquait bien sa préférence pour la seconde solution. Mais ce choix est là encore lourd de conséquences et ressemble tout autant que le pari hollandien en une impasse et un échec futur.
Car qu’est-ce que le ‘Plan B’ dont parle Jean-Luc Mélenchon si ce n’est comme le fait remarquer Oskar Lafontaine sur son blog un … retour au SME (Système Monétaire Européen), système créé en 1979 et qui s’effondra en 1992 sous les coups de boutoir, déjà, de la spéculation monétaire, avec pourtant une monnaie commune qu’était déjà l’ECU ?
Un tel retour vers le passé ne permet guère de pouvoir s’orienter et orienter les citoyens vers un avenir radieux mais il y a certainement plus grave en termes de menaces politiques, car une telle rupture se définit aussi comme une rupture d’un certain internationalisme que pouvait incarner la construction européenne et la création de la zone euro, auquel d’ailleurs reste encore attachée une majorité au PG et pour lequel le PCF s’oppose à la vision de Jean-Luc Mélenchon.
L’affichage d’un appel européen à un ‘Plan B’ masque en effet mal les appels au souverainisme national (‘indépendantisme français‘) qu’une telle rupture ne peut que produire puisque dans le cadre politique existant, vers quoi d’autre se tourner sinon vers cette option ?
Or, s’il n’est pas interdit de penser un souverainisme de gauche puisque la souveraineté nationale est issue de la révolution française, il est nécessaire aussi de contextualiser les choses.
Un tel souverainisme a toujours été un échec politique contemporain à gauche, comme a pu le constater de longue date M. Chevènement. Et il a été préempté par la droite et surtout par l’extrême-droite, laquelle se frotte les mains à voir Jean-Luc Mélenchon enfourcher ainsi un de ses dadas et surtout une de ses visions du monde, à savoir une vision monétariste (l’euro est la cause efficiente de la crise actuelle) servant la primauté de la souveraineté nationale à laquelle tout est subsumé : économie, société, etc.
Dès lors, comment ne pas s’interroger sur la pertinence d’une telle rupture, tant sur le plan économique et financier (retour au SME) que politique, où un Front National qui a le premier fait le pari politique d’une sortie de l’euro ne pourra qu’en tirer bénéfice dans le cadre d’une normalisation politique de son parti : comment pourrait-il être d’extrême-droite puisqu’il est autant partisan d’une sortie de l’euro que l’est le PG ? Comment contrer alors le discours FN du ‘Choisissez l’original, pas la copie’ ?
S’il est bien évident que les positions politiques sociales et économiques d’un Jean-Luc Mélenchon et d’un PG sont antagoniques à celles d’un FN dont les thèses en la matière restent très ordo-libéro-compatibles, une telle rupture quant à la représentation du monde de la gauche radicale française qui se positionnerait sur le champ de celle que tente d’imposer l’extrême-droite est potentiellement porteuse d’effondrement politique, par la confusion que cela engendrerait et par l’inévitable captation que ne manquera pas d’opérer le FN sur ce terrain.
Déjà, un rapprochement s’est opéré cet été entre les souverainistes de gauche et ceux de droite entre M. Chevènement et M. Dupont-Aignan. Plus grave, Jacques Sapir, figure emblématique à gauche de la dénonciation de l’euro et de l’Union Européenne, appelle même à un ‘Front de libération nationale’ qui pourrait inclure le Front National, participant ainsi à la confusion politique en cours.
Les thèses de M. Sapir sont d’ailleurs largement exploitées par le FN car elles participent de cette représentation du monde, à la fois monétariste et souverainiste, mais la méthode, trotskiste, que Jacques Sapir (‘Marcher séparément, frapper ensemble’) propose aux différents acteurs du souverainisme n’a pourtant jamais fait ses preuves politiques.
Pire, c’est là encore une tentation de retour vers le passé qui s’exprime ainsi, en voulant rejouer le coup du référendum de 2005, où les oppositions diverses, souverainistes ou pas, s’étaient agglomérées, pour produire un ‘non’ massif français. Le problème pour Jacques Sapir, c’est que la France de 2015 n’a là aussi plus grand-chose à voir avec celle de 2005 car entre-temps, c’est bien l’extrême-droite qui a réussi son OPA souverainiste et politique, quand le souverainisme à droite et à gauche ont été laminé.
La représentation du champ politique de M. Sapir est par ailleurs binaire puisque selon lui, il n’existera pas d’autres espaces que les camps souverainiste et fédéraliste, appelant d’ailleurs M. Montebourg à se positionner rapidement sur la question de la sortie de l’euro.
Un tel pari, comme le pari hollandien, est là aussi lourd de menaces futures, de par sa décontextualisation et d’une vision du monde focalisée sur la monnaie et sur la souveraineté nationale d’où découlerait tout le reste.
On se retrouverait ainsi face à deux luttes de pouvoir politique pour le leadership au sein de deux camps (re)constitués, à savoir la lutte dans le camp souverainiste entre un Jean-Luc Mélenchon et une Marine Le Pen et la lutte dans le camp fédéro-euroiste entre François Hollande et ses challengers à droite, les outsiders potentiels devant tôt ou tard choisir leur camp, selon leurs appétences, leurs désirs de revanche ou l’opportunité possible.
Et ainsi, le monde politique redeviendrait ordonné par cette rupture structurelle ainsi imposée par le cadre européen pour la grande lutte du premier tour de l’élection présidentielle en 2017, et surtout pour le second, quitte pour cela à opérer des restructurations politiques entre droite et gauche qui finiront par faire que l’extrême-droite profite de la confusion produite, elle qui clame sans cesse que gauche et droite, UMP et PS, c’est pareil.
Cette illusion du retour vers le passé est pourtant totalement dépassée, tant par les solutions proposées que par la réalité actuelle. Car l’actualité, autant sinon plus que les inégalités entre pays membres d’une même zone monétaire, c’est bien l’explosion dans tous les pays des inégalités sociales, y compris en Allemagne où le taux de pauvreté a atteint des sommets. Si la déflation salariale compétitive (et mortifère) entre pays de la zone euro reste la seule possibilité en l’absence d’une possibilité de déflation monétaire ou d’une politique de transferts, il reste que la compétition monétaire entre pays indépendants (ou souverains) sera toujours elle aussi assujettie aux rapports de force entre pays membres d’une même zone commune. Ainsi, on voit mal comment le retour à un statut souverain d’un pays permettrait de corriger les inégalités sociales en son sein tout en étant soumis aux rapports de force entre pays, autrement qu’en externalisant les rapports de force sociaux par le canal de la confrontation monétaire, le tout dans un environnement spéculatif que l’on connaît aujourd’hui, autrement plus féroce qu’en 1992 à la fin du SME, sauf à présupposer que la gestion politique de ces rapports de force entre pays souverains soient comme par miracle solidaire et commune.
Cette prédominance de la question monétaire n’est pourtant pas au cœur de la construction européenne car si l’euro fut mis en place, c’est bien pour répondre à l’échec du SME dans les années 90 du fait de la spéculation financière, SME lui-même créé pour répondre à l’échec du Serpent monétaire européen en 1978, lui-même créé pour faire face à la fin de la convertibilité dollar-or unilatéralement imposée par Nixon en 1971, mettant ainsi fin au système de Bretton Woods constitué en 1944 à l’envers de la proposition de Bancor d’un J. M. Keynes.
Ces réponses techniques européennes à des modifications contextuelles et/ou paradigmatiques du système monétaire et financier mondial n’ont jamais eu la robustesse du système monétaire américain, qui a certes eu (et a encore) l’avantage d’être la monnaie de référence mondiale mais aussi de bénéficier d’un système de compensation interne entre banques centrales et d’un système fédéral de compensation budgétaire. Ainsi, c’est dès leurs origines que ces réponses techniques étaient vouées à l’échec, avec l’absence du FME (Fond Monétaire Européen) prévu en parallèle du SME et torpillé en 1980, et l’incapacité dès 2000 pour la zone euro à s’appuyer sur les outils dont bénéficient le dollar.
En conséquence, puisque la réponse politique à l’incomplétude de l’euro et au retour au SME apparaît aujourd’hui dépassée, sauf comme pari politique pour certains, c’est à une réponse technique qu’il s’agit de s’atteler, puisque le centre de gravité européen ne tourne pas autour de la monnaie.
La proposition de Keynes du Bancor aurait pour elle et pour l’Europe l’avantage de s’appuyer sur le SBCE (Système Banques Centrales Européen) pour créer une chambre de compensation pour les échanges internes à la zone euro, permettant une régulation politique des transferts par dévaluation/réévaluation internes et par la définition des taux d’intérêts dans chaque pays membre, la BCE pouvant rester indépendante pour les échanges externes avec l’euro. Cette solution aurait par ailleurs l’avantage de couper l’herbe sous le pied à une vision de la monnaie qui ne propose qu’un retour au SME et à une monnaie commune, retour qui par ailleurs ne répond pas à la question de la nécessaire compensation entre pays souverains.
Mais comme Keynes à l’époque, cette instrumentation monétaire à créer pour l’Europe ne serait qu’un outil à mettre à disposition des pays membres pour pacifier leurs relations : elle n’en serait pas le cœur, comme le sont tout à la fois les propositions de retour vers le passé que sont l’avant-garde européenne pour sauvegarder l’euro et le rejet monétariste et souverainiste de l’euro.
Le véritable cœur de la construction européenne fut en fait à la fois son originalité institutionnelle (ni fédération, ni inter-gouvernementalité…) et le partage du bien commun le plus important pour l’Europe, à savoir la préservation de la paix entre les pays membres pour un continent habitué aux tueries, dont les deux dernières lui auront définitivement ôté la prééminence mondiale.
Depuis la chute du mur de Berlin, la construction européenne ne possède plus comme objet central l’originalité mais bien plutôt la complexité institutionnelle qui l’écrase, ni la préservation de la paix entre ses membres. Car aujourd’hui, c’est bien la guerre à ses frontières ou à proximité qui fait rage et qui focalise l’attention : Ukraine, Tunisie, Turquie, Syrie, Irak, Libye, sans même parler de terrorisme et de vagues de migrations de réfugiés. C’est aussi bien plutôt la guerre, économique et sociale, qui fait rage dans ses propres frontières, par des politiques axées sur la concurrence et produisant des niveaux d’inégalités que l’Europe avait presque oubliés.
C’est en reprenant le chemin de l’originalité et du partage que la construction européenne pourra continuer à avancer, non pas en s’orientant vers le passé comme le proposent un nombre croissant de responsables politiques européens. Ce chemin doit suivre prioritairement l’horizon d’une pacification sociale interne, axé sur la lutte contre les inégalités dans chaque société des pays membres et entre les sociétés des pays membres.
Cela conduira à remettre en cause les logiques concurrentielles en cours et d’ouvrir un champ d’expérimentation politique sur la gestion du partage du bien commun par les citoyens européens, par l’acquisition de nouveaux droits politiques individuels des citoyens à gérer eux-mêmes le bien commun qu’ils auront défini collectivement, y compris par la production de normes de droit : environnement, culture, éducation, sécurité collective, etc.
Cette voie, originale, redonnerait à l’Europe un projet en phase avec son histoire et permettrait aux citoyens européens non plus seulement d’échanger, a fortiori seulement économiquement, mais de faire ensemble.
A terme, quand ces citoyens auront pris l’habitude de faire ensemble, on pourra alors, peut-être, penser à instituer une monnaie unique et une fédération européenne…
En attendant, ceux, notamment les jeunes, qui ne peuvent pas participer à cette société européenne en cours d’effondrement interne du fait de sa complexité croissante, de ses antagonismes et de ses tensions sociales se constituent et contribuent à constituer une contre-société pour faire face au consumérisme, à la disparition du travail et à l’exclusion.
Mais est-ce vraiment une alternative, hors de tout projet politique, hors, faut-il le préciser, de toute perspective qu’aurait pu dresser une gauche, radicale ou pas, souverainiste ou non, obnubilée qu’elle est aujourd’hui par un retour au passé ?
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