Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Jean de La Fontaine,
L’AVANTAGE DE LA SCIENCE, Livre VIII, fable 19
Entre deux Bourgeois d’une Ville
S’émut (1) jadis un différend.
L’un était pauvre, mais habile,
L’autre riche, mais ignorant.
Celui-ci sur son concurrent
Voulait emporter l’avantage :
Prétendait que tout homme sage
Etait tenu de l’honorer.
C’était tout homme sot ; car pourquoi révérer
Des biens dépourvus de mérite ?
La raison m’en semble petite.
Mon ami, disait-il souvent
Au savant,
Vous vous croyez considérable ; (2)
Mais, dites-moi, tenez-vous table ? (3)
Que sert à vos pareils de lire incessamment ? (4)
Ils sont toujours logés à la troisième chambre,
Vêtus au mois de Juin comme au mois de décembre,
Ayant pour tout Laquais leur ombre seulement.
La République a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien :
Je ne sais d’homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait : notre plaisir occupe
L’artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
Et celle qui la porte, et vous, qui dédiez
À Messieurs les gens de finance
De méchants livres bien payés.
Ces mots remplis d’impertinence
Eurent le sort qu’ils méritaient.
L’homme lettré se tut, il avait trop à dire.
La guerre le vengea bien mieux qu’une satire.
Mars détruisit le lieu que nos gens habitaient.
L’un et l’autre quitta sa ville.
L’ignorant resta sans asile ;
Il reçut partout des mépris :
L’autre reçut partout quelque faveur nouvelle.
Cela décida leur querelle.
Laissez dire les sots ; le savoir a son prix.
(1) s’éleva (2) qui doit être considéré (3) tenir table : donner à manger (4) sans cesse |
Il semble que la morale de cette fable a été trahie par le genre humain, l’avantage de la science est méconnu, au profit du confort matériel. Le but supérieur de l’existence, celui du « savoir-vivre » (Edgar Morin) dans un monde complexe, en connaissant et en respectant ses lois (Friedrich Nietzsche, « Tout individu collabore à l’ensemble du cosmos.”), est saboté sans cesse par les adeptes d’un agnosticisme pervers du réel. « Il y a des sécheresses, des maladies, des fraudes, des guerres sur la planète ? Ne vous en faites pas, c’est votre confort personnel qui compte ! » La dictature de l’intérêt privé, obsédée par l’exploitation des autres, foule au pied la raison du savoir-pour-vivre. Allons-nous nous laisser faire?
La société de la connaissance est minée par les intérêts corrompus, par une « culture » du mensonge. « … Le terme même de réforme a fini par signifier exactement le contraire d’une avancée vers la justice sociale. » (Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014, p. 571). Les « puissants » passent tout par le crible des calculs mesquins, déformant la vraie connaissance par l’intermédiaire d’interprétations viciées. Les citoyens de ce monde sont obligés de supporter le désordre et l’hyper-inflation des connaissances, des rideaux de fumée informationnelle intoxicante et la démagogie financière. Les principes du droit solidaire ont été remplacés par l’intérêt privé d’un groupe de charlatans avides, qui font passer dans la société la « peste » de l’auto-contentement à l’état de fausseté et d’indifférence à la justice.
Par contre, le pouvoir de création des humains est fantastique, il y a des logiciels gratuits, d’autres ressources gratuites, des promotions de biens et services gratuits. La nature même nous enseigne chaque jour la gratuité des actions, à partir de la conception d’un nouveau être (une mère et un père DONNENT existence à un enfant gratuitement) et à travers sa vie, jusqu’au repos final. N’occultons pas cette gratuité, elle est essentielle pour la vie. Les Beatles chantaient: « Can’t buy me love. »
Alors, un système du travail utile et gratuit, non-dépouilleur de ressources et non-gaspilleur, à la manière de la nature, de la famille naturelle, qui se développe en partage gratuit des compétences, pourrait faire échapper l’humain à la pente destructrice et autodestructrice de l’argent manipulé malhonnêtement, aliéné et aliénant. Il est vrai que même quand on récolte des fruits on s’approprie des choses qui ne nous n’appartiennent pas, mais nous pouvons le faire avec plus de rationalité, de parcimonie et de respect de la source.
Le passage vers la gratuité peut se faire graduellement, en cooptant des travailleurs des différents métiers et professions, qui reconnaissent la réalité, l’importance et la valeur en soi du travail bénévole. Celui-ci peut être enregistré dans des registres, comme contribution à la civilisation humaine, sans le faux prix qui est généralement accepté aujourd’hui. Car ce prix est un moyen d’humiliation et d’asservissement de l’intelligence et du talent humain, libre par nature. Il faut libérer le travail de cette marchandisation indigne (Engels disait que « Le travail ennoblit »).
Pensons par exemple au travail des médecins : c’est un savoir valeureux, utile et gratuit par nature. L’assurance-maladie n’est pas nécessaire, parce qu’un médecin peut réaliser un diagnostic et un traitement en bonne conscience, gratuitement. L’assistance médicale gratuite existe en fait, pour les urgences, elle doit simplement être généralisée. Ainsi des autres services utiles que l’humanité a inventés. Un autre exemple : les communautés chrétiennes monacales des déserts, où le vœu de pauvreté assurait en fait la gratuité des échanges et une assez grande liberté de pensée (mise à part la dépendance vis-à-vis de l’illusion surnaturelle).
Les paroles d’un moine du désert peut faire le lumière sur la nécessité de réduire l’inflation des mots qui accompagne l’injustice mensongère, de penser à l’essentiel :
Abraham told of a man of Scetis who was a scribe and did not eat bread. A brother came to beg him to copy a book. The old man whose spirit was engaged in contemplation, wrote, omitting some phrases and with no punctuation. The brother, taking the book and wishing to punctuate it, noticed that words were missing. So he said to the old man, ‘Abba, there are some phrases missing.’ The old man said to him, ‘Go, and practise first that which is written, then come back and I will write the rest.’
Ce trésor de pensée très humaine (à l’exception des superstitions), préoccupée par l’innocence et la justice doit être englobé, d’une manière rationnelle, dans l’héritage de la culture humaine solidaire et valorisé pour réussir la récupération de l’humanité constructrice. Il est de notre devoir de sauvegarder les bonnes pratiques que les humains ont pu développer dans l’histoire, et d’en faire des lois et des règles pour protéger avec sagesse la vie terrestre – tout ce que le néolibéralisme veut exposer au pillage et à la destruction.
Pensons donc à récupérer la science essentielle et à lui donner les moyens de survivre dans la société humaine. Car le prix de la science, celui que la justice sociale exige, ce n’est pas un prix matériel, c’est sa reconnaissance intellectuelle et sa continuation, en vue du progrès civilisationnel. Ainsi pourra-t-on aussi renforcer la gratuité naturelle par une gratuité apprise et reconnue socialement, en tant que composante de l’existence civilisée. Pour réaliser l’Utopie de Thomas More: « Ita tota insula velut una familia est » : « Ainsi toute l’île est comme une grande famille ».
Jaurès nous a prévenus :
Tant que le prolétariat ne sera pas assez organisé pour amener l’Europe à l’état d’unité, l’Europe ne pourra être unifiée que par une sorte de césarisme monstrueux, par un saint empire capitaliste qui écraserait à la fois les fiertés nationales et les revendications prolétariennes. Nous ne voulons pas d’une domesticité internationale. Nous voulons l’internationale de la liberté, de la justice et du droit ouvrier.
La vie peut se concevoir dans la liberté de la connaissance, la justice d’une société familiale et le droit de travailler pour le bonheur commun et privé.
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