Le dernier qui s’en va éteint la lumière (à paraître chez Fayard… quand ce sera terminé). Le feuilleton.
La prématuration de l’être humain, c’est le fait qu’il naît encore très incomplet, dans un degré de dépendance des adultes bien plus important que la plupart des autres mammifères qui, si ce n’est leur dépendance vis-à-vis du lait maternel, peuvent se tenir sur leurs pattes et deviennent semi-autonomes au bout de quelques jours. Dans notre espèce, il faut près de deux ans pour que ce stade soit atteint. C’est le biologiste Lodewijk Bolk (1866 – 1930) qui nous avait expliqué cela : nos bébés ont une très grosse tête et il faut qu’ils sortent du ventre de leur mère avant que cette tête ne tourne au problème insurmontable, ce qu’il n’est pas loin d’être déjà. En conséquence, un nouveau-né humain est bien davantage un fœtus prématurément expulsé qu’un véritable jeune d’être humain. Il exige un soin considérable pendant de nombreuses années et ce n’est donc pas un luxe qu’il y ait deux adultes humains veillant sur lui durant cette période de dépendance extrême, même si l’un des deux – celui qui n’a pas de lait à offrir – va de temps à autre chasser le mammouth. Ce n’est donc pas plus mal si le père est un compagnon fidèle de la mère aussi longtemps que le petit n’arrive pas à se débrouiller tout seul.
Mais on imagine facilement le genre de conflit qui peut éclater du coup entre l’inclination à copuler quand l’envie vous prend avec quiconque partage cette envie et la nécessité de protéger le petit en raison de sa prématuration.
Vous avez peut-être vu un film sorti en 2014 qui narre les sports d’hiver d’une famille suédoise dans les Alpes. Son metteur en scène, Ruben Östlund, a lui-même appelé son film « Turist » mais, très curieusement, les pays anglo-saxons ont voulu lui donner un titre français : « Force majeure », tandis que les pays francophones lui ont attribué un titre en anglais : « Snow therapy ». Je n’irai pas jusqu’à voir là le signe que chaque culture tente de mettre une certaine distance entre elle et le propos du film, mais sait-on jamais ?
Sur la terrasse en plein air d’un café dans une station de ski, la famille : la mère, le père et leurs deux jeunes enfants, prend une collation en compagnie d’un grand nombre d’autres vacanciers. Les regards se tournent soudain vers une avalanche contrôlée qui vient d’être déclenchée au flanc de la montagne qui domine la scène. Mais l’avalanche se rapproche dangereusement de la terrasse. Des enfants se mettent à crier. La mère s’accroupit pour protéger de son corps ses deux enfants. Le père, qui filme la scène sur son smartphone, prend lui la poudre d’escampette. Un brouillard envahit tout, avant de se dissiper peu à peu. Heureusement tous sont indemnes.
Dans les jours qui suivent, la mère racontera avec amertume à deux reprises et en présence de son mari, à des gens de rencontre puis à des amis, ce qui s’est passé. Le mari niera farouchement s’être enfui. Après avoir d’abord feint le remords, il finira par craquer quelques jours plus tard. Il se rachètera ensuite en sauvant sa famille d’une situation dramatique, cette fois sur les pentes. Une remarque de la mère laissera cependant supposer qu’il s’agit dans ce sauvetage d’une mise en scène visant à convaincre les enfants, fort ébranlés par l’incident et par les querelles subséquentes de leurs parents, que le spectre du divorce qui les taraude est conjuré et que tout est rentré dans l’ordre.
Qu’a donc fait ce père de famille ? Il a préservé sa capacité à faire d’autres enfants ailleurs, plus tard. Aussi pénible que cela puisse être d’exprimer les choses aussi crûment, c’est bien de cela qu’il s’agit.
Au cas où nous pourrions imaginer, nous, êtres humains du genre masculin, que les avanies de cet homme nous sont étrangères, le metteur en scène a tenu à mettre par anticipation les points sur les « i » en dupliquant au sein du couple ami le drame de la fuite. L’homme de ce couple tente ainsi de justifier le comportement de son ami en affirmant qu’il a voulu se réserver l’opportunité de désensevelir sa famille le cas échéant. Sa compagne n’a que faire de telles fariboles et lui rétorque qu’il se serait conduit de la même manière parce que c’est ainsi que les hommes sont faits. Elle ajoute : « D’ailleurs que fais-tu ici avec moi qui ai vingt ans, alors que ta [première] famille est en ce moment à Oslo ? ». Plus tard, pour lui permettre de s’endormir, elle lui dira affectueusement d’oublier tout cela.
De tels tiraillements, dus au fait que les exigences de la survie de l’espèce peuvent à l’occasion entrer en conflit, débouchent sur une dissonance extrêmement inconfortable pour ceux en qui la contradiction vient à s’incarner. Si l’on se retrouve malencontreusement être soi-même l’auteur de la petite vidéo prouvant que l’on a pris les jambes à son cou devant une avalanche menaçante, laissant en plan sa femme et ses enfants, on est contraint de s’éveiller à son propre comportement, quelles que soient les contradictions alors entre celui-ci et l’image que l’on entretient de soi-même. Les seules paroles que l’on puisse alors énoncer sont celles que prononce Ivan Locke, héros du film éponyme de Steven Knight (2014) : « Je me suis conduit d’une manière qui n’était pas moi mais maintenant je vais faire ce qu’il y a à faire… ». À l’instar d’une possession, un autre avait, prétend-on, temporairement usurpé la place du vrai moi.
160 réponses à “C’est quoi notre espèce ? (III) La « prématuration » de l’espèce complique singulièrement les choses”