Billet invité.
Le gouvernement grec a donc fait voter la première série de lois à la Vouli, condition sine qua non au déblocage d’un prêt relais pour faire face aux échéances à venir en juillet. Ce faisant, une partie non négligeable du gouvernement et des députés de Syriza a refusé de voter cette loi, produisant ainsi une reconfiguration quasi immédiate du gouvernement grec, en attendant qu’une éventuelle reconfiguration politique, au sein de Syriza, n’intervienne, soit lors d’un congrès, soit par des élections provoquées. Rajouter une crise politique à celle en cours n’est pourtant pas l’objet de M. Tsipras, qui ‘fera le job’ comme on dit : s’il peut s’éviter et éviter à la Grèce une seconde crise politique dans un laps de temps qui puisse être le plus long possible, le premier ministre grec le fera autant qu’il le pourra.
Car Alexis Tsipras parie sur une reprise du cours normal des choses, après que les plus extrémistes auront été contraints de se positionner et en attendant que la réouverture des banques commence à produire ses effets, en attendant que le relèvement du plafond de l’ELA de la BCE puisse produire les siens. Une telle normalisation permettrait au peuple grec de souffler un peu avant que son gouvernement ne revienne bientôt à la table des négociations, puisque négociations il y aura sur le futur plan d’aide européen, le troisième, à la Grèce. On pourrait donc croire que ce retour à la normalité serait presque une contrepartie à la capitulation du gouvernement grec.
Et pourtant, de manière sous-jacente, ce retour non pas à un état de criticité mais plus à un état de surfusion cache mal les transformations acquises ces derniers temps, tant pour la Grèce que pour l’Europe. Il y a d’abord la légitimité renforcée, à deux reprises, lors du référendum et lors du vote à la Vouli cette semaine, du gouvernement grec et de sa position : se confronter dans une négociation jusqu’avant une sortie de l’euro, soit le cadre de négociation imposé par le peuple grec. Ce faisant, les partenaires européens ont pu ainsi observer que le gouvernement grec se refuserait, même face à la capitulation, à sortir de la zone euro.
Mais ces mêmes partenaires ont aussi pu observer, en premier lieu Mme Merkel, que lorsque l’on laisse les rapports de forces s’exprimer librement dans la zone euro, celui qui ne tient pas le bon bout du manche reçoit une raclée quand celui qui tient le bon bout du manche ne retient pas ses coups. Exposée ainsi devant les opinions publiques, cette situation est devenue aux yeux de tous un échec politique pour l’Europe et a permis clairement d’identifier ceux-là mêmes qui par leur attitude s’extrayaient du jeu européen reconnu par tous comme limites : au-delà, continuer à vouloir pousser un partenaire à sortir du jeu, c’est s’exposer à sortir soi-même du jeu.
Et de fait, M. Schäuble s’est ainsi cornérisé tout seul dans ce jeu européen dont les règles s’imposent même aux plus forts des joueurs, sans quoi, c’est la fin du jeu. La cornérisation, puis l’éviction de M. Schäuble s’il persiste à pousser au Grexit, soit directement, soit en refusant de donner les moyens financiers nécessaires au plan d’aide, permettrait ainsi de finaliser ce second round, celui suivant l’affrontement violent, celui où les plus éloignés du jeu européen sont écartés peu à peu du jeu : les Grecs ayant entamé le processus, il serait ainsi logique que du bord opposé, on en vienne soit à élaguer, soit à mettre sous le boisseau les joueurs rebelles.
Dans un certain sens, l’immense mérite du gouvernement grec est d’avoir choisi de porter le combat, non pas pour gagner mais bien pour exposer à la face de l’Europe le véritable visage des joueurs les plus intransigeants, faisant de leur capitulation une porte à ouvrir nécessairement pour les autres joueurs européens. On peut sans trop se tromper supposer que si ce gouvernement avait dès le départ recherché un accord, il l’aurait trouvé et sans doute meilleur à court terme que celui qu’il se voit imposer aujourd’hui. Mais dès lors, la litanie des plans d’aide se succédant aux plans d’aide, la perpétuation du même aurait immanquablement mais aussi irrémédiablement mis fin à terme à toute logique politique : ce qu’obtient donc le gouvernement grec, c’est l’impossibilité pour l’Europe (et la Grèce) de continuer avec les mêmes règles de jeu depuis 2010. Il y a là aussi des enjeux qui dépassent la seule Grèce. L’Europe est bien à la croisée des chemins.
La question de la dette publique est ainsi devenue incontournable, et pas seulement pour la Grèce. Car il faudra négocier sur un sujet qui a été jusque là soigneusement occulté politiquement. Encore faudrait-il savoir de quelle dette on parle. Car il y a la dette à court terme, celle exigible par le FMI et la BCE jusqu’en 2019 environ et celle vis-à-vis des partenaires européens, gérée par le FESF. Exiger maintenant une refonte de la dette à court terme est inenvisageable pour le FMI et la BCE, qui ont réussi à sécuriser le remboursement de leurs créances en faisant reprendre celles-ci par les Européens avec le 3ème plan d’aide. On comprend mieux ainsi la subite liberté de ton du FMI sur les créances, surtout quand ce ne sont pas les siennes… Et pour les dites créances européennes, la charge de la dette ne sera pas exigible avant 2022, ce qui impose donc le 3ème plan d’aide pour payer les échéances du FMI et de la BCE mais vient s’ajouter à la dette européenne, en espérant que la Grèce traverse ce « mur de la dette » sans trop de pertes, afin de pouvoir rembourser ensuite cette dette européenne mutualisée.
Quelles sont les solutions envisageables ? Selon le FMI, elles seraient au nombre de 3. Le rééchelonnement a évidemment la faveur des partenaires européens les plus réticents au plan d’aide, parce qu’il laisse le montant de la dette intact. Pour autant, même en augmentant la maturité de cette dette, avec un délai de grâce même de 30 ans, il est bien évident qu’une telle solution relève bien plus de la procrastination que d’une véritable recherche de solution au problème de la dette. Le rééchelonnement ne vaudra que si la Grèce passe le « mur de la dette » à court terme, à savoir survivre aux conditionnalités austéritaires infligées immédiatement.
Le haircut, la perte partielle pour les créanciers, lui, a eu les faveurs de M. Schäuble en 2011 mais comme les créanciers privés ont réussi à transmettre leurs créances aux institutions publiques européennes, une telle solution est aujourd’hui politiquement injouable, surtout pour ceux qui ânonnaient contre toute évidence « les Grecs paieront », et qui continuent à le faire pour certains d’entre eux. À supposer d’ailleurs qu’une telle solution soit envisageable, elle ne pourra l’être que dans des décennies, quand tout le monde aura enfin fini par reconnaître l’évidence : la dette grecque ne sera pas TOTALEMENT remboursée, même dans 30 ans, comme le font d’ailleurs tout les États du monde.
Reste alors l’option qui n’a jamais vraiment percé, parce qu’en pleine crise, elle nécessitait un saut dans l’inconnu que Mme Merkel hésitait à faire en 2011 : une Union des transferts sous une forme ou sous une autre. Comme on le sait maintenant, c’est M. Schäuble qui imposa alors ses vues.
Pourtant, le transfert de flux financiers avait comme avantage de prolonger la construction européenne par une intégration plus poussée en proposant ce qui fait défaut aux partisans d’un fédéralisme représentés comme institutionnaliste : instaurer la solidarité manquante au sein d’une zone monétaire unique ne laissant comme ajustements possibles que les seuls ajustements déflationnistes internes. Reste que sans recettes financières supplémentaires, une telle Union des transferts serait politiquement inacceptable pour les opinions publiques des pays du nord de l’Europe, ce qui aurait pour seule conséquence de permettre à leur extrême-droite d’atteindre des niveaux supérieurs à ceux déjà élevés observés dans ces pays.
À l’inverse, instaurer une intégration fédérale plus poussée sans ces transferts équivaudrait à faire croître une extrême-droite déjà structurellement élevée dans d’autres pays, notamment en France. Les fonds structurels européens étant insuffisants et très lents à mobiliser, il ne resterait plus qu’à trouver des financements supplémentaires là où ils résident : dans la sphère financière, en taxant par exemple les transactions. Un temps souhaitée, la TTFE (Taxe sur les Transactions Financières Européenne) qui a du mal à être instaurée du fait des États parties prenantes qui défendent chacun leur secteur bancaire national, pourrait très bien servir à créer un embryon d’Union des transferts… fondé sur la taxation des transactions financières.
Cette solution a plusieurs avantages. Financiers d’abord, puisqu’une telle taxe pourrait rapporter plusieurs dizaines de milliards d’euros annuellement, pour peu que son assiette ne soit pas rabotée par les États garants des lobbys bancaires nationaux, un financement qui pourrait ainsi assurer le remboursement des créanciers d’abord institutionnels (FMI, BCE) puis des États européens par la Grèce.
Ce faisant, l’argument du FMI qui imposa les mesures d’austérité axées sur la réduction drastique des dépenses publiques, arguant que les mesures fiscales proposées par le gouvernement grec n’étaient pas viables du fait de la déliquescence de sa capacité à collecter l’impôt, tomberait de lui-même, puisque ce sont bien les états européens qui seraient chargés de collecter la taxe, aidés en cela par la BCE devenue organisme de surveillance du système bancaire. Quoi de mieux pour s’assurer d’être remboursé que de contrôler soi-même le système de taxation… pour se faire rembourser.
Dès lors, les conditionnalités hallucinantes imposées par le FMI pour s’assurer du remboursement des créances à court terme pourraient ainsi disparaître, l’aléa moral lié à « la confiance dans le gouvernement grec » n’existant plus : exit donc les excédents primaires délirants (3,5 % du PIB en 2018), de l’avis de tous. Et exit aussi les pénalités automatiques envisagées en cas de non respect des mesures définies par le plan. Les partenaires du plan d’aide pourraient alors se concentrer sur la mise en œuvre d’un État grec en état de fonctionner, à commencer par ce que propose le gouvernement grec : lutte contre la corruption, lutte contre la fraude fiscale, etc.
Enfin, pour des opinions publiques d’un bord comme de l’autre de l’Europe chauffées à blanc par le cas grec, imposer une taxation à ceux qui ont produit la crise que ces opinions subissent depuis des années ne pourrait paraître qu’un juste retour des choses et politiquement une bonne affaire pour les dirigeants européens dont les plus importants doivent se représenter face aux électeurs en 2017.
Une telle taxation, embryon d’une Union des transferts un temps envisagée par Mme Merkel, permettrait alors d’envisager bien plus sereinement une intégration plus poussée structurellement comme l’a proposé M. Hollande (parlement de la zone euro, budget fédéral, etc.), mais seulement APRÈS ces transferts, en lieu et place de toujours mettre en œuvre les structures en attendant que les politiques sociales, fiscales et financières suivent, renforçant ainsi sans cesse le camp des eurosceptiques au grand dam des eurolâtres qui ne comprennent toujours pas la nécessité du sens politique de l’Europe, à savoir l’indépassable solidarité.
D’une certaine façon, on reviendrait au choix de 2011, la procrastination étant devenue hors de portée politique pour la zone euro actuellement et le haircut ne s’étant révélé in fine qu’un simple transfert (avec quelques pertes) des créanciers privés vers les créanciers publics, sans résoudre la situation et même en l’empirant, en instaurant des politiques structurelles débiles et atroces. Le cœur donc du choix qui se révèle aujourd’hui aux acteurs européens dépasse bien le seul cas grec : quelle Europe pour demain ?
Le véritable changement pour l’Europe est bien de réorienter les politiques menées jusqu’à maintenant, en se confrontant directement au noyau dur du pouvoir, à savoir le pouvoir financier, en organisant sa taxation pour financer des politiques alternatives. L’autre alternative est binaire : attendre/souhaiter que la Grèce sorte de l’euro pour reprofiler une zone euro cohérente avec l’ordolibéralisme ou procrastiner encore, en espérant qu’un miracle advienne.
La sortie de la Grèce semblant exclue, car elle entraînerait à brève échéance le délitement de la zone euro puis de l’Europe, la procrastination semble être le véritable risque pour l’Europe, qui pourrait ainsi renouer avec ses vieilles habitudes : ne rien faire. L’électrochoc grec, grâce au référendum et à la dramaturgie des derniers jours, pourrait rendre difficile un tel retour en arrière. Les extrémistes étant écartés, ou en voie de l’être, cette solution utilisée pour éviter l’affrontement, qui a bien eu lieu, n’aurait plus de raison d’être.
Plus, c’est bien le risque en donnant du temps au temps que l’échec de la Grèce, inévitable en l’état selon les économistes, ne vienne renforcer les rancœurs envers l’Europe et ne favorise à très court terme l’extrême-droite en embuscade, ou même les partisans d’un Grexit qui ne lâchent rien. Le très court terme pour l’Europe relève du nombre de mois, pas du nombre d’années : à la fin de l’année 2015, plusieurs élections auront lieu, au Portugal, en Espagne et en France (régionales). Il suffirait, par exemple, que le FN conquière 1 ou 2 régions en France, ou que l’excédent primaire prévu pour 2015 en Grèce ne soit pas atteint pour que tout le traditionnel édifice européen de containment politique s’effondre, le tout dans un contexte à nouveau de surfusion ingérable.
Il reste donc 3 à 4 mois à l’Europe pour choisir son chemin. C’est assez long pour construire quelque chose de viable, et c’est en même temps effroyablement très court.
Comme le disait Paul Volfoni dans Les tontons flingueurs suite à la réaction musclée du camp d’en face : « Au fond maintenant, les diplomates prendraient plutôt le pas sur les hommes d’action. L’époque serait aux tables rondes et à la détente. ».
À la détente, au choix et à l’urgence.
Que les Paul soient des visionnaires, nous le savons depuis Saül de Tarse. En « voyez » vous d’autres ? 🧐