Les monnaies locales peuvent-elles être un rempart contre le capitalisme financier ?, par Dominique Temple

Billet invité.

Il faut bien reconnaître que la monnaie dominante actuellement ne fonctionne que comme monnaie de libre-échange. Elle n’est comptable que des productions qui fournissent des profits.

Le crédit qui pourrait être source d’investissement social à partir de la redistribution n’est plus à la disposition des États depuis qu’ils ont perdu leur droit régalien de battre monnaie et qu’ils sont obligés d’emprunter leurs ressources financières sur le marché monétaire selon un taux d’intérêt qui leur interdit des prêts non lucratifs. Cette démission de l’État, décapité de son pouvoir de redistribution au profit du marché capitaliste, décidée en France par le ministre des finances Valéry Giscard d’Estaing sous la responsabilité du banquier Georges Pompidou lorsqu’il devint Président de la République, a été suivie de la création de la Banque européenne. Désormais, la monnaie ne s’investit pas où les intérêts du capital ne sont pas garantis. La seule utilité de la valeur d’échange qui intéresse le capital est d’être produite pour l’accumulation du capital. Toute dimension éthique de la valeur est, du point de vue capitaliste, sans intérêt. Le crédit est désormais hors d’atteinte des personnes sans ressources et sans recours ou qui ne sauraient produire des intérêts capitalistes, mais aussi de ceux qui n’ont pas pour but d’accumuler du capital.

L’exclusion est une conséquence du système capitaliste qui engendre une nouvelle territorialité. Il est donc en théorie possible aux exclus de s’organiser en communautés et de faire en sorte que leurs prestations donnent naissance à une monnaie de réciprocité. Mais cette territorialité est virtuelle puisque dans une société où la propriété est privatisée, elle ne peut disposer d’aucune propriété sinon publique, et par conséquent d’aucun moyen de production.

Les services sociaux peuvent néanmoins se constituer une telle territorialité virtuelle. Les mutuelles pourraient donc éventuellement recourir à des monnaies parallèles. Mais il leur suffit de se déclarer sans but lucratif pour que la monnaie usuelle leur serve de monnaie de réciprocité [1].

Cependant les tentatives de monnaie locale ne manquent pas. La littérature économique est suffisamment pourvue de comptes-rendus de ces tentatives de monnaie parallèle ou complémentaire pour que chacun puisse se convaincre qu’il s’agit d’un pis-aller qui ne peut fonctionner qu’à petite échelle pour des communautés dont tous les membres choisissent délibérément d’avoir entre eux des relations d’amitié et non pas d’intérêt.

Les monnaies parallèles disposent en théorie d’un champ libre tant qu’elles sont des monnaies de réciprocité, c’est-à-dire à condition de ne pas être convertibles en monnaie de libre-échange. Toutes les expériences monétaires qui s’aventurent dans le marché monétaire d’une manière empirique sont vouées à la faillite parce qu’elles ne peuvent s’empêcher de suivre ou reproduire la même évolution de la monnaie qu’elles contestent du moment qu’elles confondent son usage dans une relation de réciprocité et dans une relation de libre-échange[2]).

La réciprocité simple crée l’amitié, et la réciprocité généralisée crée la confiance, sur laquelle se fonde la monnaie de réciprocité. Si l’amitié ou la confiance demeure, l’amitié garantit le prêt ; si l’amitié disparaît et que l’intérêt prend sa place, le prêt est risqué. Si l’on fait appel alors à une garantie, la monnaie devient monnaie d’échange, et celle-ci entre en concurrence avec la monnaie dominante déjà établie comme telle. La monnaie dominante a une telle assise bancaire qu’elle absorbera immédiatement sa petite rivale en lui proposant de la démultiplier [3]. Les banques sont mieux à même de gérer ces questions de crédit et de prêt et ne laissent aux monnaies complémentaires locales que les prestations à grand risque, c’est-à-dire la faillite annoncée. Dans un contexte où règne la propriété privée, aussitôt qu’elles autorisent le prêt, les monnaies de réciprocité sont en danger.

Elles préparent le terrain pour une intervention de la monnaie d’échange dès qu’elles se proposent comme sources de crédit. Ce n’est pas le crédit lui-même qui est en cause. Ce qui est en cause c’est la nature de l’investissement qui sollicite le crédit.

Dès lors que leur monnaie peut être interprétée comme une monnaie de libre-échange, les associations qui recréent ces monnaies pour lutter contre la monnaie dominante perdent pied car elles rencontrent le même précipice que la monnaie dominante : l’accumulation, la spéculation (et en plus la contrefaçon).

Il n’existe pas une monnaie qui serait substantiellement monnaie de réciprocité et une monnaie qui serait substantiellement monnaie d’échange. Mais toute monnaie peut avoir deux usages : soit d’équivalent de réciprocité, soit d’équivalent de libre-échange, et c’est le mode de la relation avec autrui qui lui donne son sens ; ce qui relève de la constitution que se donne la société, que ce soit au niveau de la commune ou de la nation.

Alors, oui, les monnaies locales peuvent être un rempart contre le capitalisme financier à condition d’être fondées sur la réciprocité, mais surtout le principe qui leur permet de faire face au libre-échange – la réciprocité – peut s’imposer à l’échelle internationale : c’est par exemple la proposition du bancor de John Maynard Keynes.

Pour aller plus loin : « Economie de réciprocité »

[1] Elles sont en réalité immergées dans l’économie capitaliste, et même parfois dupes de l’éthique libérale jusqu’à servir de fonds d’amortissement de la dette sur laquelle aujourd’hui prospère l’accumulation capitaliste comme l’ont rappelé les déboires des fonds de pension américains lors de la crise des subprimes.

[2] Exemple le bitcoin.

[3] On peut illustrer ce type d’intégration aujourd’hui avec la proposition de l’État de faire financer les associations non lucratives par des entreprises privées qui seront remboursées de leur investissement avec un fort intérêt en cas de réussite (sous le prétexte que leurs profits pourraient s’accompagner d’une réduction du chômage) (on parle d’un intérêt de 13%). Les entreprises privées n’ont pas d’autre raison de financer les associations que de financer des projets favorables à leurs intérêts (capitalistes). À ce taux-là, elles ne s’en priveront pas ! On doit donc prévoir une rupture entre les associations : entre celles qui choisiront de “collaborer” aux objectifs du capital et celles qui choisiront de “résister” (mais à quel prix ?). On peut aussi l’illustrer par cette proposition du Gouvernement de mutualiser la sécurité sociale. Aussitôt celle-ci sera sous la coupe de la production capitaliste comme les fonds de pension américains.

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