Billet invité.
Pour décrire ce qui se joue en ce moment entre la Grèce et ses partenaires européens, il est tentant de chercher des précédents historiques. Le passé des nations de notre continent est suffisamment lesté de cadavres et entaché d’infamies pour nous laisser l’embarras du choix. Il n’est donc pas rare d’entendre comparer Wolfgang Schäuble, Angela Merkel, François Hollande, Jeroen Dijsselbloem (et bien d’autres élites européennes) à des figures peu sympathiques des années ’20 ou des années ’30. Parfois, ce sont les Etats eux-mêmes qui sont incriminés (« l’Allemagne », « la France »), comme s’il s’agissait d’individualités crapuleuses. L’inconvénient de ce type de propos est double : d’une part, ils contribuent à alimenter une sorte de magma émotionnel au sein duquel ils deviennent eux-mêmes inaudibles. D’autre part, ils rendent toute réflexion prisonnière de ce passé auquel ils ramènent, retardant le dépassement des vieilles catégories, celles-là même qui nous ont conduits dans l’impasse où nous sommes.
Pour élucider le comportement des négociateurs qui font actuellement face au gouvernement grec d’Alexis Tsipras, je propose donc un détour par le monde animal. « Animal » ne doit pas être entendu ici dans un sens péjoratif, qui consisterait par exemple à dire que « Jean-Claude Juncker est un animal ». Par « monde animal », j’entends tout simplement « règne animal », selon la classification traditionnelle des êtres vivants. L’avantage de ce détour par la zoosphère (plutôt que par l’Histoire) est, lui aussi, double. D’une part, il laisse une certaine place à l’humour, ce qui n’est pas négligeable en cette période funeste. D’autre part, il permet une analyse plus exacte et plus profonde des comportements observés. Car les décisions prises en ce moment par les dirigeants européens n’ont plus grand chose d’intellectuel ou de rationnel. Elles constituent plutôt une série d’actions et de réactions conditionnées, semblables aux réflexes d’un groupe de grands prédateurs.
Or, parmi les grands prédateurs du règne animal, il en est un qui retient particulièrement mon attention depuis que je m’intéresse à la politique économique de la Zone Euro. C’est un rapace, qu’on trouve notamment dans les Alpes, les Pyrénées ou les montagnes de Crète. Selon Wikipédia, l’animal « se nourrit principalement d’os, qu’il laisse tomber sur les rochers, afin qu’ils se brisent, et qu’il puisse se nourrir de la moelle, mais aussi de pattes, de tendons et de ligaments d’ongulés sauvages ou domestiques qu’il ingère grâce à un gosier élastique. Doté de puissants sucs digestifs, il est capable d’utiliser les protéines, graisses et sels minéraux contenus dans cette nourriture très spéciale. » (C’est moi qui souligne).
C’est la stratégie très particulière de l’oiseau qui lui vaut le surnom de « casseur d’os » : il a l’habitude de laisser tomber les os les plus gros (de préférence les os longs, riches en moelle) d’une hauteur de 50 à 100 mètres sur les flancs de falaise ou sur les champ de pierres : il en mange alors les débris et les ligaments. (Plus de détails ici)
Telle est la stratégie des créanciers de la Grèce en ce moment, stratégie qui trouve son aboutissement dans le tout récent « plan Schaüble » : une sortie de l’euro pendant cinq ans de la Grèce – mais le maintien dans l’Union européenne – la restructuration de sa dette en vendant à une fiducie des actifs à hauteur de 50 milliards d’euros, le tout assorti d’une aide humanitaire. (Voir ce billet de F. Leclerc).
Telle est d’ailleurs la stratégie des créanciers de la Grèce depuis le début, quand on y pense. Depuis le début, c’est-à-dire depuis le maquillage des comptes du pays pour permettre son entrée dans la Zone Euro (des oeuvres de Hank Paulson et Wim Duisenberg, entre autres, si l’on en croit cet autre billet de R. Boulant).
Et telle est en somme, à tout prendre, la stratégie barbare de tout capitaliste ultralibéral qui se respecte… jusqu’à transformer la planète elle-même en amas de pierres et d’ossements.
Ainsi, après (et avant) bien d’autres, la Grèce est la proie, ici même, sous nos yeux, de ces singuliers rapaces « casseurs d’os, prédateurs placides et redoutables que jusqu’à présent personne n’a pu (ou n’a voulu) mettre hors d’état de nuire. Il faut dire qu’ils sont particulièrement habiles, comme le montrent ces images, où l’on reconnaîtra sans peine quelques figures politiques d’envergure (âmes sensibles, s’abstenir).
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