Non à l’euro nihiliste ! Oui à l’euro du vivre ensemble, par Pierre Sarton du Jonchay

Billet invité

Face à la politique du néant jouée par l’Eurogroupe sur la scène médiatique, Alexis Tsipras prend la seule décision qu’un responsable politique empêché d’agir puisse prendre : demander à ses mandants d’expliciter les conditions d’exercice de son mandat. En l’espèce, les Grecs doivent dire s’ils acceptent de s’euthanasier en tant que peuple, nation, État souverain, pour rembourser les dettes contractées en euro ou s’ils vont chercher par eux-mêmes en nation responsable, le moyen de demeurer vivant comme société civile sans renier leurs obligations vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis de leurs concitoyens européens.

L’unité européenne fracassée dans la pseudo-neutralité monétaire

La longue négociation entamée depuis janvier entre le gouvernement Syriza et ses créanciers en euro a montré que la zone euro n’est pas gouvernée selon le droit pourtant écrit noir sur blanc dans les traités instaurant la monnaie unique. La zone euro a légalement été fondée pour créer un espace d’échange commun aux différents États de droit des nations européennes. Sur les nations dotées d’États pour vivre en elles-mêmes en harmonie avec les autres sur un même continent, une monnaie commune a été instaurée pour mieux négocier les prix communs du Droit de tous.

Toutes les constitutions des États membres de la zone euro prévoient que l’économie et les échanges se développent entre des personnes dont les droits et obligations sont au-dessus de la matérialité des biens promis et livrés. Le droit de tous les Européens est écrit par des assemblées législatives placées au-dessus de toute expertise technique et de tout intérêt particulier. Toutes les assemblées législatives délibèrent selon les opinions différentes de tous les citoyens qu’elles doivent représenter dans leur volonté de vivre ensemble au-dessus de leur possibles divergences d’intérêt.

Toutes les souverainetés européennes sont construites sur la mise en équivalence budgétaire du prix de toutes les obligations publiques mises en commun, avec la liquidité des fonctions et services publics assurée par le paiement de l’impôt. Tous les budgets publics européens résultent d’une discussion législative sur le contenu des charges légales incombant à la puissance publique et sur la répartition la plus juste des contributions privées aux charges communes. Toutes les souverainetés de la zone euro reconnaissent l’égalité financière de droit et de charge entre les personnes du régime national et les personnes du régime de non-résidence.

La zone euro est construite sur une véritable communauté de droits et de devoirs fondée sur un esprit et une pratique communs de la justice. L’euro a été pensé à l’origine comme la monnaie d’une nation européenne en devenir matérialisée dans la volonté et la réalité de plusieurs États-nations de former un ensemble d’enrichissement réciproque. Mais la belle intention initiale a été dissoute dans la religion féroce. Elle s’est fracassée contre le dogme libéral du capital libre qui exclut en fait toute régulation publique incarnée dans la démocratie.

Dogmes stériles de la religion féroce

La religion féroce est la négation de la personnalité morale des peuples, des nations, des États et de toutes les collectivités de personnes physiques mues par des projets humains partagés. Le matérialisme libéral ne voit que des individus mus par des intérêts antagoniques. Les seuls rapports possibles de stabilité sont des rapports de hiérarchisation financière où la masse des individus faibles se subordonne par une moindre capitalisation à des individus disposant de plus de capital que les autres.

L’astuce du financiarisme libéral est de dissimuler la rationalité du crédit afin de mettre la multitude des faibles devant le fait accompli des forts. Quelques individus sont miraculeusement élus par un crédit tombé du ciel de la quantité. La finance produit des rapports de force objectivement inéquitables en masquant l’émission du signe monétaire qui fait la relation de droit entre la chose et le prix. Pour que la monnaie soit déconnectée de l’intérêt général, il suffit d’affirmer sa neutralité ontologique et d’empêcher les États de droit de surveiller l’émission des crédits par les banquiers.

La déconnexion entre l’émission monétaire et la réalité appliquée du droit des personnes est le fondement de l’euro libéral. A partir du moment où la monnaie unique a été mise en circulation entre plusieurs États sous la seule responsabilité des banquiers, les intérêts privés ont prévalu seul sur tout intérêt général ; non seulement l’intérêt général qu’incarnaient les anciens États nations, mais aussi l’intérêt général de la nation européenne en gestation. Les cupidités nationales ont été instrumentalisées pour empêcher la formation d’un État de droit fédéral européen capable de contrôler le marché unique des capitaux et du crédit.

L’effondrement que le réveil de la démocratie en Grèce est en train d’induire sur la zone euro, n’est pas un problème de dette non remboursée mais la dégénérescence inévitable d’un système monétaire et financier incompatible avec les droits des personnes humaines. La libre circulation du capital invisible et non mesurable par la responsabilité publique ni par l’institutionnalisation de la justice, conduit inéluctablement à l’anéantissement de l’intérêt général. Le vivre ensemble est anéanti par la confrontation anarchique des intérêts particuliers privés.

Le krach des subprimes a été la conséquence mécanique de l’accumulation de dettes invisibles dans des institutions financières échappant à tout contrôle. Les intérêts privés ont été laissés libres d’accumuler des créances en monnaie hors de toute vérification étatique de la matérialisation en biens et services réels. Les paiements qui rembourseraient les dettes des emprunteurs sont demeurés virtuels. Avant et après la crise des subprimes, aucune institution financière publique en euro, aucune autorité politique responsable n’est venue mettre un terme effectif à l’accumulation de dettes sur des promesses de remboursement totalement fictionnelles.

Irrationalité de la monnaie sans l’État de droit

La dette dont l’Eurogroupe exige le remboursement auprès des Grecs n’était sciemment pas remboursable dès avant le jour où elle a été inscrite au débit de l’État grec. Dès l’origine de la zone euro, le crédit de la BCE et des marchés financiers en euro étaient structurellement antagoniques à l’intérêt général, puisqu’il reposait sur l’interdiction faite aux États de connaître les bases fiscales permettant de calculer la contribution des intérêts privés au bien commun public.

Il n’y a jamais eu dans la zone euro ni souveraineté commune, ni parlement dédié, ni budget public, ni fiscalité financière pour financer l’État de droit qui puisse assurer par une justice collective le remboursement intégral des crédits en euros. Les dettes des emprunteurs publics et privés actuellement en défaut dans la zone euro n’ont aucun fondement légal dès lors que l’euro est inconstitutionnel dans tous les États européens. Si la Grèce fait défaut, c’est en droit comme en fait tout le système financier libéral qui est en défaut. La religion féroce implose dans son inhumanité.

Une finance humaine ne peut pas exister sans les limites de la loi commune incarnée par des personnes morales publiques. Un État de droit est une personne morale formée par un rassemblement de personnes physiques solidaires par la réalité économique de leur vivre ensemble. Quand la réalité économique vient à manquer par rapport à l’anticipation financière, le droit humain doit s’incarner dans une société politique pour mesurer la limite infranchissable de la dignité des personnes.

La puissance publique autonome, donc financièrement indépendante des intérêts privés, est là pour mutualiser les pertes de crédit alloué au-delà des réalités humaines légales. Pour mesurer les excès de matérialisation du crédit au-delà de la réalité économique des personnes privées ou publiques, il faut nécessairement faire correspondre par une seule et même monnaie dans un même État l’équivalence des droits formels et des biens réels de chacun. Une monnaie n’est pas réelle en droit si son espace de circulation n’est pas circonscrit à une seule souveraineté politique responsable par son seul crédit devant les seuls citoyens qu’elle assure.

Les gouvernements français et allemands exigent le remboursement des dettes publiques grecques parce que l’euro les dispense de s’en expliquer auprès des électeurs et des contribuables grecs ; parce que les paiements des grecs en euro diminuent le coût d’assurance de l’épargne française et allemande déposée dans les banques privées françaises et allemandes ; parce que les intérêts privés français et allemands se cachent derrière leurs États nationaux pour gouverner l’économie de la zone euro à leur seul profit par l’intermédiaire d’une administration européenne politiquement et légalement irresponsable.

Implosion du capitalisme libertarien

Grâce à la démocratie grecque, l’arnaque libérale construite sur la négation de la réalité humanisante se retourne contre ses instigateurs. La BCE soit disant indépendante des pouvoirs politiques est contrainte de fournir sans limite de la liquidité aux banques grecques débitrices des banques allemandes et françaises. Cette liquidité est immédiatement retirée en billets par les déposants grecs et non-grecs afin d’échapper aux fiscalités nationales qui solvabilisent les États de la zone euro. La circulation du capital devient absolument opaque à tous les États de la zone euro. Un défaut constaté de l’État grec par asphyxie fiscale est à plus ou moins brève échéance le défaut de tous les États de la zone euro.

L’incapacitation financière des États est exactement ce que cherchent les libéraux dogmatiques ou individualistes. Mais elle conduit tout droit à la disparition de toute activité économique officielle mesurable. L’intérêt économique matériel à respecter les lois disparaît. L’abandon des communs, l’incivilité et la guerre civile engendrent plus de coûts que les marges issues de l’innovation technique. Le revenu moyen réel par personne est maintenant en baisse à l’échelle du monde. Pas seulement en Grèce, l’espérance de vie régresse dans les pays riches trop petits pour résister aux puissances financières.

En tant que société civilisée, les Grecs n’ont aucun bénéfice à tirer de la conditionnalité austéritaire des avances en euro de la BCE. Un non au référendum annoncé par le gouvernement Syriza est même quasiment la dernière chance de la société européenne de s’extirper à moindre dommage de la barbarie libérale. Le refus grec de renoncer à la démocratie mettra les gouvernements nationaux de la zone euro devant leurs responsabilités politiques : soit reconnaître explicitement le chacun pour soi qui est la règle empirique de l’euro libéral, soit engager la construction politique de la zone euro qui permette de faire revenir le capital dans le régime d’un bien commun européen.

La monnaie qui donne à toutes les personnes le droit d’exister

Le rebond de la civilisation européenne signifie la restauration de frontières étatiques publiques à la circulation du capital par la monnaie. Le marché libre ne peut pas produire de richesse sans régulation par l’égalité des droits, des devoirs entre toutes les personnes morales et les personnes physiques. L’émission de la monnaie qui fait la liquidité et le règlement des prix n’est pas détachable de l’identification d’une personne morale gouvernementale financièrement responsable de l’efficience de la Loi ; financièrement responsable de la réalisation effective des droits par les paiements en monnaie à l’intérieur comme à l’extérieur de son périmètre de souveraineté.

Une frontière financière a pour motif de donner à chaque État la possibilité de vérifier la réalité des biens entrant et sortant par rapport au droit des personnes qu’il assure par son budget public. Les droits de la personne sont réalisables si chaque paiement est fiscalisable à proportion des charges communes engendrées sur la collectivité par une transaction particulière. Les intérêts privés sont motivés à se respecter s’ils subissent un prélèvement fiscal proportionnel au risque que leurs activités font courir à la justice pour tous en chacun.

Pour mesurer et provisionner le risque conformément à la réglementation financière actuelle, il faut pouvoir tracer intégralement les flux financiers et les rapprocher un à un des biens et services effectivement livrés dans les contrats, les réglementations et les lois qui les régissent. La monnaie ne doit donc pas circuler en dehors des comptabilités bancaires ; et les banquiers ne peuvent être que les agents privés du pouvoir judiciaire. Donc des personnes responsables par leur rémunération de leurs jugements comptables assurés par leurs biens propres. Le capital anonyme des banques est négation de la réalité du Droit.

Si la finance est une émanation de la politique du bien commun, il est impossible que l’État de droit ne soit pas instrumenté dans des personnes morales disposant d’un capital. Sur le capital financier de l’État de droit viennent s’imputer les dettes non remboursables à cause des erreurs de jugement du pouvoir politique interprète public de la Loi. Si l’objet du pouvoir politique est la réalisation du bien commun par l’équilibre des intérêts particuliers, il est encore impossible que les personnes morales d’intérêt général ne soient pas gouvernées par des personnes physiques exclusivement responsables devant les citoyens par le moyen des élections et du paiement des impôts directs.

Enfin s’il faut plusieurs personnes morales étatiques dans une même zone de solidarité monétaire pour représenter toutes les visions nationales de l’intérêt commun, il est impératif que l’intérêt général de la zone monétaire soit incarné par une personne morale fédérative distincte des personnes morales nationales qui la composent. La fonction d’un État fédéral de l’euro est au minimum d’assurer la justice entre les États confédérés. La justice inter-étatique est contribution aux charges communes de régulation financière et à la juste répartition des recettes fiscales prélevées par le système bancaire commun.

Faire fonctionner les marchés financiers dans l’intérêt général visible

Un euro confédéral conforme à l’option européenne de démocratie est obligation des gouvernements locaux à contrôler la légalité du crédit selon leur droit national. Juridiquement, il suffit que la BCE répartisse par un marché d’option de capital la contrepartie de son capital entre les États membres en fonction de leur contribution économique à la production de la zone monétaire. Le prix des contributions par État à la contrevaleur réelle de la masse monétaire en euro est appréciée par le marché du crédit. Les gains et pertes des États dans l’assurance des emprunteurs nationaux en euro s’impute alors sur leur dotation en capital réel de la BCE par une compensation centrale public de l’assurance du crédit.

La BCE est alors le juge de paix impartial du crédit des États les uns par rapport aux autres dans son propre capital. En tant qu’agent comptable du pouvoir judiciaire de la démocratie européenne, la BCE applique les lois financières votées par le Parlement de l’euro. La politique budgétaire de solidarité fiscale en euro est mise en œuvre par un gouvernement financier de la zone euro responsable devant le Parlement de l’euro. Les Etats membres de l’euro n’interviennent plus dans le gouvernement de la zone qu’en leur nom propre pour leurs intérêts propres.

La matière d’une politique fédérale de l’euro est nécessairement une grille de parités fiscales internes de l’euro pour chaque personne morale étatique souveraine. Les frontières financières distinguant les différents États donnent lieu à une taxation fédérale asymétrique des paiements sortant et entrant. Un État en excédent de balance des paiements courants est affecté d’un taux de taxation financière supérieur à un État en déficit.

Outre que la taxation des flux interétatiques de capitaux améliore la compétitivité des pays déficitaires par rapport aux pays excédentaires, le Trésor Public confédéral se trouve d’autant plus doté en ressources fiscales propres que les balances de paiements interétatiques sont potentiellement déséquilibrées. Une véritable politique de bien commun européen est ainsi financée qui modère la croissance du crédit en euro en fonction de l’économie réelle et qui assure les investissements publics communs nécessaire à la croissance de tous.

Incontournable réalité morale de la personne humaine physique

Si après un non grec, la cupidité libérale conduit l’Eurogroupe à exclure la Grèce de la solidarité monétaire en euro, la société grecque ne perdra rien de plus que ce qu’elle a déjà perdu. Le gouvernement Tsipras sera obligé de fermer les frontières financières de la Grèce afin de taxer les mouvements de capitaux. Les banques seront nationalisées sans liquidation possible du capital et des dépôts détenus par les non-résidents. La Grèce appliquera seule le programme de restauration économique qui la sortira de la tyrannie financière libérale.

Quel que soit l’issue du référendum annoncé, le gouvernement Tsipras a magistralement démontré la perte totale de lucidité économique, morale et politique des élites libérales dans le non-système financier actuel. Les nations et les citoyens d’Europe ont depuis le vendredi 26 juin une raison nouvelle d’espérer. L’illusion financiariste libertarienne est en train de se déliter. Les Européens vont pouvoir se redécouvrir comme des personnes responsables de leur liberté par le capital des personnes morales qui produisent leur richesse commune.

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