Billet invité. Sur son propre blog.
Les faits :
Il est environ 9h00 le 26 juin 2015 lorsqu’un salarié a tué et décapité le directeur commercial de la société de livraison qui l’emploie depuis mars 2015. Il a attaché avec une chaîne la tête au grillage extérieur du site d’une usine de gaz industriel (Air Products, filiale d’une entreprise américaine), au milieu de deux bannières noires et blanches portant des inscriptions en arabe (a priori la Shahada – profession de foi musulmane).
Il a ensuite pris son véhicule et s’est présenté au poste de garde de ce site, classé Seveso bas. Une fois passée l’entrée, il a précipité son véhicule contre le grillage de la seconde enceinte. Légèrement blessé dans l’accident, il se rend ensuite à pied dans un hangar et tente de faire exploser les gaz présents (dévissant les bonbonnes et mettant le feu).
L’auteur a été neutralisé vivant par les pompiers intervenus rapidement (car ils étaient en manœuvre à proximité).
Le corps de la victime décapitée est retrouvé à proximité du véhicule (sans que l’on sache si la décapitation a été faite post-mortem ou si elle est à l’origine de la mort).
Au même moment, trois autres attaques terroristes ont lieu :
– une en Tunisie, à Sousse, où un étudiant tue plusieurs dizaines de victimes sur une plage et dans des hôtels touristiques
– une au Koweit où une bombe explose dans une mosquée chiite causant plusieurs morts
– une en Somalie, contre une base de la force de l’Union africaine engagée pour la paix (AMISOM), qui aurait fait plusieurs dizaines de morts là encore.
L’analyse :
Tout d’abord précisons que le concomitance de ces actions, dont les auteurs, modus operandi et objectifs sont très différents, ne démontre aucune coordination. Il est donc inutile de crier « au loup » d’un complot mondial et machiavélique dirigé par une force occulte depuis les caves de Raqqa ou d’Aden (par exemple).
ISIS a appelé il y a quelques jours dans une déclaration officielle tous les musulmans à agir. Le mois du Ramadan est traditionnellement un mois de force activité jihadiste, et le vendredi est jour de prière. Ce premier vendredi du Ramadan était donc traditionnellement un moment symbolique fort pour des passages à l’acte, et le plus inquiétant est la surprise face à une multiplication et un tempo prévisibles.
De même, si les actions au Koweit et en Tunisie ont été revendiquée par ISIS, l’attaque en Somalie est signée des Shebab.
En revanche rien ne permet d’affirmer que l’auteur de l’acte criminel en Isère s’est inscrit dans un plan coordonné, ou aurait obéi à des instructions données par un commandement jihadiste connu (ISIS, AQ, etc…).
C’est ainsi que même si des liens entre l’auteur, connu des services pour sa radicalisation et sa dangerosité, et la jihadosphère semblent évidents, il est fort probable que ce crime n’a d’abord obéi qu’à des mobiles privés et malheureusement très « ordinaires » que l’enquête devra déterminer (et la capture de l’auteur vivant est un élément clé pour l’avancée de cette enquête).
Le mode opératoire montre d’abord une action non préparée, mal construite, où après avoir tué, l’auteur a cherché désespérèment deux choses :
– inscrire son action dans le jihad
– trouver la mort (martyre) en faisant le plus de dégâts.
Les opérations jihadistes planifiées par les réseaux les plus connus montrent toujours une préparation matérielle, un choix des cibles et du planning (symbolique des dates) qui n’apparaissent aucunement ici. Nous avons étudié il y a peu ces aspects, en cherchant la rationalité des actes terroristes jihadistes.
Il s’agit donc d’un crime « ordinaire », lié à la misère et à la folie humaine, un de ces actes fous dont les faits divers sont remplis, et sûrement commis sans préparation matérielle sérieuse (ce qui n’exclut en rien la préméditation au sens juridique : qu’il se soit levé le matin avec l’intention de tuer son directeur commercial et de faire sauter un hangar n’a rien à voir avec la préparation matérielle du 11/09 qui s’est inscrite sur plusieurs années).
Mais ce qui est intéressant, c’est en revanche la préparation « mentale » et psychologique de l’auteur, particulièrement dans son désir d’inscrire son acte dans la logique jihadiste, telle qu’elle découle des médias (rappelons que les drapeaux noir & blanc ou avec la Shahada ne sont pas le monopole de Daesh).
Cette volonté se manifeste par la mise en scène : décapitation, banderole… Mais ces éléments restent des éléments médiatiques et non structurels (par ex. un vrai jihadiste aurait filmé ses actes, dont la commission aurait été suivie d’une profession de foi diffusée sur le net, et d’une revendication rapide), et surtout vise des cibles sans aucun lien ni avec les pratiques, ni avec les logiques jihadistes (voir mon analyse précédente).
C’est en ce sens que l’on peut parler de jihad d’opportunité : désormais, les dialectiques et les formes du jihad permettent de donner une légitimité, une motivation, un retentissement (un « hallo médiatique » comme disent les jihadistes heux-mêmes) à tous les conflits, toutes les violences, tous les crimes qu’une société humaine peut voir exister en son sein.
Et le moindre conflit violent privé, qu’il s’agisse de crimes liés à la folie, de crimes passionnels ou crapuleux, pourra être aisément « grimé » de quelques éléments relevant de la sphère jihadiste pour devenir un acte terroriste renforçant les effets des attentats terroristes précédents, et surtout poursuivant les objectifs des jihadistes : stigmatisation de la communauté musulmane et instauration du chaos et de la barbarie par la guerre civile.
Il est ainsi possible de faire en parallèle entre l’auftragstaktik qui fit la supériorité tactique des troupes allemandes entre 1940 et 1944, par leur capacité à générer structurellement une faculté d’initiative opportune aux échelons intermédiaires et inférieurs du commandement, et ce phénomène que nous subissons aujourd’hui : les objectifs et les codes jihadistes sont diffusés si largement, qu’ils alimentent des actions qui, sans être contrôlées, ni centralisées, participent de l’œuvre commune.
Les auteurs des ces actes de jihad opportunistes ne sont donc pas des « loups solitaires, », puisqu’ils baignent dans la sphère jihadiste, au point d’en recevoir la préparation psychologique nécessaire et d’en intégrer les logiques, mais il ne sont pas non plus des « soldats embrigadés » obéissant à des ordres reçus d’un état-major central planifiant les opérations.
Ce sont avant tout des êtres perdus, affaiblis, en mal de reconnaissance et de réponse à leurs misères personnelles, sociales et psychologiques, et qui sont séduits par le jihadisme, qui redonne à leurs vies misérables un sens et une valeur.
Le double défi posé par le jihad opportuniste :
Le défi est donc double :
– à la fois résister aux pulsions de vengeance, d’amalgame, de stigmatisation, de « montée aux extrêmes » qui forment l’objectif politique des jihadistes, dont la volonté est de séparer les sociétés, et de se poser en défenseurs d’une communauté musulmane qui serait menacée ou rejetée par les « autres ».
– et surtout trouver les moyens de séduction du jihadisme pour tous les esprits affaiblis ou malheureux que nos sociétés sont capables de produire et de rejeter dans un même mouvement.
Plus que jamais, la réponse à ces évènements n’est ni sécuritaire, ni policière mais politique, sociale et idéologique.
Et gageons qu’une fois encore, nos hommes politiques sauront avec leur habileté proverbiale éviter soigneusement de se montrer à la hauteur de ces défis.
Enfin, je ne peux que rendre hommage aux hommes du SDIS38 qui par leur réaction ont permis et d’éviter un attentat plus grave, et l’arrestation de l’auteur présumé vivant, et aux victimes de ces attentats.
« Tout être qui souffre ou gémit à des droits sacrée sur toi ; garde toi de les méconnaître ; n’attend point que le cri perçant de la misère te sollicite… »
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