Penser tout haut l’économie avec Keynes, le 2 septembre 2015

Un extrait du Chapitre 4 – Keynes, un socialiste loup solitaire

jorionKeynes n’est pas un révolutionnaire : la représentation qu’il se fait d’une société viable est une société, sinon du consensus, du moins du dissensus minimal : où l’on est parvenu à minimiser le volume du ressentiment global. Sa méfiance envers les révolutions s’alimente des conclusions auxquelles il aboutira dans les recherches qui débouchèrent en 1921 sur son Treatise on Probability, à savoir qu’il est extrêmement difficile de prévoir l’avenir.

Cette opinion est en réalité la sienne depuis fort longtemps puisqu’on la trouve déjà exprimée dans une dissertation qu’il rédige à l’âge de 21 ans alors qu’il étudie à Cambridge, à propos de l’homme politique et philosophe Edmund Burke (1729-1797) : « Notre capacité à prédire est si faible qu’il est rarement avisé de sacrifier un mal actuel pour un hypothétique avantage futur » (Skidelski 1983 : 155), opinion dans la ligne d’une autre qu’il avait défendue deux ans auparavant dans une allocution alors qu’il était encore lycéen à Eton, que les abus de l’Ancien régime auraient pu être éliminés « par des moyens moins violents et passablement plus constitutionnels » (ibid. 102). Les périodes de transition peuvent être catastrophiques, dit-il encore, et il ne faut s’engager dans de tels bouleversements prévisibles qui si l’on est certain que le bien qui en résultera les justifiait pleinement. Il écrivait en ce sens, toujours dans sa dissertation de 1904 sur Burke : « il ne suffit pas que l’état de fait que nous cherchons à promouvoir soit meilleur que celui qui le précède, il faut encore qu’il soit à ce point préférable qu’il compense aussi les tragédies qui accompagnent la transition » (ibid. 156).

Keynes justifiera par une véritable argumentation son désaccord de principe avec la voie révolutionnaire dans le compte-rendu d’un livre que Trotski vient alors de consacrer à la Grande-Bretagne (Where Is Britain Going ? 1925) :

« [Trotski] suppose que les problèmes moraux et intellectuels de la transformation de la société ont déjà été résolus – qu’un plan existe, et qu’il ne reste plus qu’à l’appliquer. Il suppose que la société se divise en deux parties – le prolétariat, adepte de ce plan, et les autres qui s’y opposent pour des raisons purement égoïstes. Il ne comprend pas qu’aucun plan ne pourra gagner avant d’avoir convaincu un nombre considérable de personnes, et que, s’il existait déjà un tel plan, une multitude ne manquerait pas de s’y rallier » (Keynes [1926] 1933 : 66).

Et Keynes de conclure : « La prochaine étape se fait avec la tête, et les poings doivent attendre » (ibid. 67).

Certains n’hésiteraient cependant pas à dire que l’argumentation de Trotski, telle que Keynes l’a rapportée dans la première partie de son compte-rendu, n’est pas moins convaincante que sa propre démonstration, voire même répond par avance à ses objections.

Keynes commence en effet par rapporter fidèlement dans sa recension les vues de Trotski. Selon celui-ci, l’hypothèse que le parti Travailliste accéderait au pouvoir par la voie électorale et « parviendrait à accomplir cette tâche avec tant de circonspection, avec tant de tact, avec tant d’intelligence, que la bourgeoisie ne ressentirait aucun besoin de manifester son opposition active, est une farce » (ibid. 65). Keynes poursuit :

« Trotski affirme que les classes possédantes respecteront le résultat des élections aussi longtemps qu’elles contrôleront la machine parlementaire, mais que si elles en sont délogées, il est alors absurde de supposer qu’elles hésiteront un instant à recourir à la force. Supposons, dit-il, qu’une majorité parlementaire travailliste décide, de la manière la plus légale du monde, de confisquer la terre sans compensation, de taxer lourdement le capital, d’abolir la Couronne et la Chambre des Lords, ‘il ne fait aucun doute que les classes possédantes ne se soumettront pas sans lutter, d’autant que la police, l’appareil judiciaire et l’armée sont entièrement entre leurs mains’. Elles contrôlent de surcroît les banques et l’entièreté du système de crédit social ainsi que le secteur des transports et celui du commerce, si bien que l’alimentation quotidienne de Londres, y compris celle du gouvernement travailliste lui-même, dépend du bon vouloir des grands combinats capitalistes. Il va de soi, affirme Trotski, que de formidables moyens de pression ‘seront mis en branle avec une violence effrénée pour bloquer l’activité du gouvernement travailliste, pour paralyser ses moyens, pour le terroriser, pour tenter de provoquer des défections dans sa majorité parlementaire et, finalement, pour causer une panique financière, des difficultés d’approvisionnement, et des fermetures d’usines’ » (ibid. 65-66).

Dans tout ce passage, et avant qu’il n’exprime pour conclure ses propres objections à l’argumentation de Trotski – objections qui apparaissent bien timides par contraste, Keynes a pris un soin à ce point méticuleux de rapporter les vues de celui-ci que, connaissant l’homme Keynes, il est difficile d’imaginer qu’il ne l’ait fait non sans une certaine malice.

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Keynes, John Maynard, Essays in Biography : MacMillan 1933, Volume X de The Collected Writings of John Maynard Keynes

Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Vol. I.. London : MacMillan, 1983

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