Deux leçons grecques, par Michel Leis

Billet invité.

Les articles de journaux qui se sont multipliés ces derniers jours sur la crise grecque suscitent à parts plus ou moins égales deux types de réactions.

Nombre d’entre elles soutiennent le peuple grec, parfois au nom de la démocratie, parfois au nom de l’antieuropéanisme, parfois par simple compassion envers un peuple qui n’a pas mérité de punition collective.

L’autre moitié se résume en substance à « Salauds de Grecs, ils n’ont eu que ce qu’ils méritent, ils n’ont qu’à payer aujourd’hui ». Il est toujours dangereux de pratiquer l’amalgame entre un peuple et les turpitudes de ses dirigeants, surtout pour des opérations destinées à être cachées du grand public. Les manipulations comptables des dirigeants grecs lors de l’entrée dans l’Euro, aidés de Goldman Sachs, ont totalement échappé aux citoyens grecs. Ce type de réaction révèle surtout une incompréhension totale de la réalité, faire « payer les Grecs » comme ils le réclament n’est en réalité qu’un hors-d’œuvre.

La gravité de la situation grecque tient en une situation complexe où des dérives mondiales se superposent aux dérives locales. Après la dictature des colonels (1974), les privilèges exorbitants de l’église grecque et des armateurs ont été maintenus. Les aides internationales sont arrivées à flots de plus en plus continus au fur et à mesure que la Grèce se rapprochait de l’Europe. Elles ont été utilisées pour construire une démocratie fondée sur le clientélisme, pour le plus grand profit de deux dynasties politiques, les Karamanlis et les Papandréou. La croissance des années 80 et 90 a renforcé l’illusion du peuple grec sur la nature véritable des changements, la prospérité tenait lieu de démocratie et fabriquait le consentement collectif. Ce dysfonctionnement endémique de la démocratie grecque n’est pourtant qu’un facteur aggravant, pas une cause. En réalité, le coup fatal a été porté par l’ouverture rapide de l’Europe, comme je le rappelais dans mon tout premier billet sur le blog de Paul Jorion. Mais au-delà des situations particulières, il y a de vraies leçons générales qui s’appliquent à tous les peuples d’Europe.

La Troïka et les institutions internationales ont mené une politique dogmatique, nous le savons tous. Les réalités comptables sont simples : plus l’austérité agit, plus le PIB se contracte, plus le pays doit consacrer une part croissante de celui-ci à rembourser la dette. Les mesures destinées à dégager un excédent primaire renforcent la récession et créent un effet boule de neige. Les prêts prétendument accordés au peuple grec ont en réalité bénéficié à 90 % à faire rouler la dette et rembourser les créanciers privés (la dette privée représente aujourd’hui moins de 10 % du total), mais 10 % ont servi à simplement assurer le quotidien. L’excédent primaire invoqué par la Troïka s’est révélé largement hors d’atteinte malgré des mesures d’austérité drastique. Curieusement, le choix de l’austérité en lieu et place d’une politique contra-cyclique met en pleine lumière l’insoutenabilité de la dette, une question qui est loin d’être propre à la Grèce.

Quand les politiques d’austérité ont été imposées par la Troika, ce ne sont pas les privilégiés du système, armateurs et églises grecques qui sont passés à la caisse. De la même manière, les entreprises ont bénéficié d’une mansuétude extraordinaire : au nom de la compétitivité, l’impôt sur les sociétés a même diminué en pleine crise. Les mesures visant la consommation de luxe ont été aisément contournées par la grande bourgeoisie grecque. En réalité, la manière dont les efforts ont été répartis en ces temps de crise illustre un point fondamental : pendant les années de prospérité, les rapports de forces n’ont pas évolué. L’illusion que la prospérité avait fait bouger les lignes au sein de la société a volé en éclat avec la crise. Les classes moyennes et populaires ont été mises à contribution bien plus que proportionnellement. Leur sacrifice est la mise à nu de rapports de forces toujours plus déséquilibrés au sein de la société, et pourrait illustrer le possible retour de l’esclavage pour dette, même si la liberté du citoyen restera (formellement) acquise. C’est une leçon qui vaut pour tous, pas seulement pour le peuple grec. L’accumulation des rapports de forces s’est accélérée insidieusement ces dernières décennies : lorsqu’il faudra payer les pots cassés, on ne nous laissera pas le choix, les 99 % seront mis à contribution à 100 %.

Le dogmatisme de la religion féroce pratiquée par la Troïka ne peut s’expliquer que par deux choses. La première serait une croyance aveugle et absolue dans les dogmes qu’ils professent, ce qui les assimilerait aux pires fondamentalistes et intégristes qu’ils dénoncent pourtant à longueur de discours dans un autre contexte.  La deuxième serait un cynisme total : ils savent qu’ils sont au service de rapports de forces implacables. Sans doute y a-t-il des représentants des deux engeances au sein de ce microcosme, cela ne rassure pas sur la suite. La crise a fait tomber les masques, le maintien de l’ordre existant ne connaît en réalité aucune limite, y compris celui du sacrifice des peuples et de la démocratie. Dans ce contexte, toute concession arrachée à l’ogre est une lueur d’espoir.

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