Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Je commencerai par une image un peu brute de décoffrage, celle que je visualise du travail de Todd et que j’utiliserais si je devais raconter le livre en quelques mots à ma nièce de 16 ans, elle qui n’en a entendu que la cacophonie que vous savez. Dans un laboratoire, un scientifique en blouse blanche observe un groupe de rats enfermés dans une cage. Au début de l’expérience, les rats reçoivent des rations adaptées à leurs besoins, ils sont dotés de personnalités inviduelles et s’articulent en groupe par des règles de vie en société. Progressivement les rations sont réduites, le scientifique observe les conséquences de la pénurie grandissante, et la réorganisation sociale qu’elle génère : la soumission des faibles, l’adoubement par les forts, les alliances de circonstance, les exclusions, l’agressivité de l’action suivie par celle de la réaction… L’expérience s’arrête, le scientifique constate, explique le déroulement et extrapole l’évolution de la situation en fonction de deux scénarios extrêmes.
Quelques axes qui persistent dans mon esprit après une semaine de décantation
La nourriture que l’on réduit graduellement dans l’expérience n’est pas une fatalité, c’est un acte qui a son origine dans l’action, celle des tenants de la religion féroce, et dans l’omission, le renoncement, par les élites politiques et, progressivement, par la citoyenneté aux valeurs d’égalité (au sens de la déclaration des droits de l’homme) et de fraternité. La liberté, elle, n’est plus importante que dans son acception “individuelle” et “dans les limites des disponibilités”. Ce qui colle très bien avec le moule ordolibéral dans l’air du temps. Dans cette première phase, la citoyenneté, ce sont des groupes constitutifs bien déterminés, les MAZ – classes moyennes, retraités, catholiques zombies – gagnants ou du moins pas encore perdants du système.
L’homme Todd dans le livre
Il y a de nombreuses références, en mode nostalgique, à une France assimilatrice de cultures, au métissage de son arbre généalogique. Todd érige l’histoire de son lignage en exemple de ce qu’étaient les fondements constitutifs de la France depuis 1789 et leur percolation lente mais intense. Il fait une référence brève à Stefan Zweig, je l’interprète comme une mise en parallèle des contextes historiques mais aussi comme une identification. Todd souffre des évènements actuels dans sa chair et estime les élites responsables de la dérive éloignant la France de ses valeurs (surtout celles se proclamant de gauche, traitres à leur cause). Un modus vivendi ayant mis des siècles à se mettre en place vole en éclats.
La France présente / la France absente aux manifestations de janvier
Todd analyse des mobilisations médiatiquement impressionnantes mais de composition très typée. Un pays fragmenté en groupes d’intérêts s’accommodant sur des dénominateurs communs matérialistes ou alors carrément opposés. Des indicateurs de dégradation (taux de chômage, décrochage scolaire, population carcérale, niveau de pauvreté…) relativement “tenables” dans l’ensemble mais massivement concentrés à des niveaux inacceptables au sein de certains groupes et pratiquement inexistants dans d’autres (les MA et une partie des Z qui vivent dans des zones où la solidarité locale est encore de mise et atténue les méfaits de l’ultralibéralisme hégémonique).
La polémique
Réaction disproportionnée, dévoyée quant au sujet de fond et, à mon sens, narcissique et de déni. J’ai dans mon entourage des “gauchistes” de toute la vie qui estiment commettre un acte révolutionnaire quotidien en achetant Libération. Ils ne supportent pas qu’on leur présente un miroir leur retournant l’image d’un proto-fasciste passif. Leur capacité de douter d’eux-mêmes et plus encore d’autocritique est inexistante et leur agressivité surprenante. Très objectivement, on pourrait considérer ce livre comme une “suite” des travaux de Piketty. Ce dernier explique le phénomène de concentration des richesses et alerte des conflits armés qui peuvent en résulter. Todd, lui, se salit les mains et prend des risques en faisant zoom-in en live sur cette période – potentiellement – de montée imperceptible d’une ambiance fétide et de pourrissement lent qui s’est developpée entre 1929 et 1939.
La religion, ou plutôt l’anti-religion, puisque les religions traditionnelles sont remplacées par celle que l’on nomme la « religion féroce » de l’argent. Il dénonce l’intégrisme laïque qui rejette les premières tout en admirant cette dernière et en la promouvant. L’islam n’est ni le sujet du livre – juste un épiphénomène – ni un problème fondamentalement insoluble (dans les deux sens du mot au passage). Ce pourraient être les Noirs aux USA, les Roms en Hongrie, les Aborigènes en Australie, les Pakistanais à Dubai, les Juifs européens des années 30. En somme toute population minoritaire et faible assumant le rôle imposé de bouc émissaire par la majorité si pas de nombre, d’influence.
Le découplage cognitif entre le monde réel que voit et subit la majorité et celui imaginaire que nous dépeignent ceux, minoritaires hypocrites mais à la voix portante qui sont déconnectés du monde pur et surtout dur (donc les politiques, les médias, le 1 % et les MAZ). Ne vivons-nous pas à l’ère de tous les découplages ?
Todd joue son rôle d’intellectuel qui se doit, sans concessions et reniflant des choses là ou la majorité ne perçoit rien, de tenter de les rendre visibles à ses risques et périls (y compris de ses erreurs). Un livre courageux d’un type honnête qui a souvent reconnu s’être trompé mais qui a aussi eu spectaculairement raison sur des sujets marquants bien avant que la réalité ne vienne vérifier ses projections. Il l’aurait écrit six mois avant ou après (non centré sur les évènements de Charlie Hebdo) le livre aurait été tout aussi pertinent mais serait passé aussi inaperçu en France que celui de Piketty 😉
Beaucoup de confrontation superflue, non pertinente et diluante là où se situe l’occasion d’une réflexion profonde, autocritique et nécessaire. En un mot : la France de 2015.
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