Billet invité. L’auteur précise : « Je suis pour l’économie de marché, la libéralisation commerciale, l’Amérique – pas seulement – et même l’OTAN. Et pourtant, résolument opposé au TTIP ».
Trois objections et une alternative au Traité transatlantique (TTIP)
Par Pierre Defraigne, Directeur exécutif du Centre Madariaga-Collège d’Europe, Directeur général honoraire à la Commission européenne[1]
Trois réflexions liminaires :
- Il ne s’agit pas ici d’une zone de libre-échange de plus, car le TTIP va bien plus loin: ses promoteurs l’ont qualifié de «marché intérieur transatlantique» (De Gucht) et d’«OTAN économique» (Clinton). Que cette intégration se fasse avec un allié stratégique ne devrait pas nous rassurer, car le risque de mainmise sur le projet européen est réel puisqu’ à la dépendance stratégique va s’ajouter la dépendance économique. Rappelons-nous l’alliance du pot de terre et du pot de fer de La Fontaine: le pot de fer ne voulait pas de mal au pot de terre…
- La négociation est en effet asymétrique. Pour la première fois, l’UE négocie avec (beaucoup) plus fort qu’elle. La supériorité démographique de l’UE est bien peu de choses en regard de sa désunion, de son retard technologique et de sa dépendance stratégique. Relevons ainsi:
- l’extraterritorialité de juridiction des Etats-Unis en matière de fiscalité, de sanctions attachées à l’usage du dollar, de politique de concurrence, de lutte contre la corruption sur des marchés tiers;
- l’unité des Etats-Unis qui contraste avec la coalition lâche de 28 EM divisés: un marché intérieur inachevé dans des secteurs stratégiques (énergie, télécom, numérique, services financiers, industries de défense) et 8 monnaies contre le dollar; prévoit-on un mécanisme de régulation du change euro et dollar?
- L’asymétrie est aggravée par le Partenariat transpacifique (TPP) qui dans le calendrier vient avant le TTIP et dont les résultats seront opposés à l’Europe. L’Amérique a isolé l’Europe, qui sera ainsi la victime collatérale du containment de la Chine par l’Amérique, sans qu’elle ait rien tenté pour l’empêcher.
- Institutionnellement, la négociation commerciale, par définition secrète, n’est pas l’outil pour créer un grand marché, pas plus d’ailleurs que la négociation entre agences de règlementation. La règlementation est la tâche du Législateur.
Sur cette base, voici les trois objections majeures au Traité transatlantique TTIP :
- La croissance attendue est modeste (0,5% par an après 10 ans) ; l’impact du TTIP est incertain sur la croissance et encore plus sur l’emploi ; par ailleurs, l’étude de la Commission ne dit rien de l’impact du TPP sur nos exportations européennes vers le marché américain. La croissance sera en outre:
– divergente (des pays gagnants et perdants) et aggravera la divergence déjà critique entre cœur (l’Allemagne) et périphérie au sein de l’Eurozone ;
– inégalitaire par restructurations/relocalisations suite aux fusions et acquisitions dans les secteurs oligopolistiques à haute valeur ajoutée où UE est en retard sur les USA (Europe absente du numérique) au profit des actionnaires des MNCs et aux dépens des PME et des salariés.
- le choc des modèles sociaux : inégalitaire aux USA et diversifiés en Europe. Leur mise en concurrence pour les relocalisations, se fera à travers l’arbitrage par les multinationales sur l’emploi et les salaires (dans certains Etats fédérés américains, les coûts salariaux sont la moitié des coûts allemands et belges) et posera le problème des différences de préférences collectives (protection environnementale, sanitaire, alimentaire; principe de précaution; règlementation préventive versus class actions en dommages et intérêts; arbitrage privé (ISDS). En agriculture, le choc frontal entre agro-industrie américaine fondée sur des économies d’échelles et agriculture européenne plus multifonctionnelle et de niche; mènera à l’accélération de la concentration et d’évolution vers l’agro-industriel en Europe.
- les risques systémiques et géopolitiques
Le containment ou endiguement (normatif – arm-twisting – et stratégique ‘The West against the rest’) de la Chine par le TPP[2] divise l’Asie, partagée ainsi entre la Chine (économique) et l’Amérique (sécurité). La Chine peut créer des contre-alliances régionales qui peuvent conduire à des blocs commerciaux et monétaires: elle a les ressources (hommes, surplus financiers, vision stratégique) et peut compter sur le seul grand marché intérieur en croissance;
- Le TPP est une erreur stratégique fondamentale des USA à laquelle, avec le TTIP, l’Europe se prête avec une légèreté irresponsable.
Conclusions
Au-delà des enjeux du commerce, ce qui doit l’emporter dans le jugement des élus sur le TTIP, c’est la question centrale de l’équilibre entre les forces du marché et le politique. Pourquoi concéder de la souveraineté à une instance encore plus éloignée du citoyen, sans bénéfice de croissance significatif et en tous les cas sans création, et probablement avec des destructions d’emplois. L’Europe ne doit pas vendre son droit d’ainesse pour un plat de lentilles.
Le TTIP est le produit d’un aveuglement collectif qu’explique le désarroi des Chefs d’Etat et de gouvernement européens devant la crise économique et devant le vide stratégique ouvert par la globalisation. L’Europe doit se rassembler sur un modèle performant et solidaire et sur une capacité stratégique. Ces choix internes sont préalables.
Dès lors :
- L’enjeu dépasse les clivages gauche-droite, majorité-opposition;
- Il s’agit très précisément d’une question de conscience individuelle des élus devant l’Histoire : l’abandon de souveraineté à Corporate America dans un bilatéralisme asymétrique. La souveraineté se transfère-t-elle ici :
- au profit de l’Union Européenne ?
- ou des USA, par le Conseil de coopération règlementaire du TTIP qui devra donner son feu vert à toute initiative européenne nouvelle de protection ?
- ou plutôt des entreprises multinationales (MultiNational Corporations ou MNCs), par le truchement de la clause arbitrale (ISDS) et du lobbying ?[3]
- La Belgique ne peut pas simplement dire «non» au TTIP, d’où la nécessité d’alternatives:
- Au plan international, poursuivre la libéralisation commerciale, car elle est cohérente avec la fonction transformative du commerce et avec les exigences des chaines globales de valeurs, mais opter pour l’encadrement multilatéral sur les normes, la concurrence, la fiscalité (évitement fiscal), la prévention de la guerre des monnaies (manipulation) et les subventions agricoles. Prendre, pour y arriver, la route plurilatérale en ouvrant le TTIP à une ‘coalition of the willing’ parmi le G20, donc y compris la Chine
- Au plan européen (Eurozone) pour exploiter le potentiel interne de la croissance conclure un deal avec l’Allemagne en vue d’un budget fédéral permettant la mutualisation/restructuration de la dette (et le financement d’une défense commune), clé du déblocage de la croissance dans l’Eurozone, conclure une harmonisation fiscale sur les facteurs mobiles (entreprises multinationales et grosses fortunes mobilières), clé du shift fiscal pour réduire le coût relatif du travail par rapport au captal et réguler et réduire la taille du secteur financier hypertrophié qui obère la compétitivité de l’économie réelle.##
[1] Résumé libre d’une audition devant le Parlement fédéral belge le 26 mai 2015
[2]voir Gideon Rachman, Obama’s Pacific trade deal will not tame china, in Financial Times, 18 mai 2015
[3] Voir Stéphane Foucart, L’Europe perturbée par les hormones, in Le Monde, 26 mai 2015
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