Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Dans son propre Panégyrique de 1989, Guy Debord affirmait que sa si « mauvaise réputation » ne lui venait pas, en réalité, de son rôle pendant les événements de Mai 1968 : « Je crois plutôt, écrivait-il, que ce qui, chez moi, a déplu d’une manière très durable, c’est ce que j’ai fait en 1952. » Allusion directe à sa première manifestation artistique, un film de long métrage intitulé Hurlements en faveur de Sade, dont la projection à Paris le 30 juin 1952 devait entraîner un scandale retentissant. Debord évoquait ainsi cette œuvre dans un texte de 1993 : « L’écran était blanc sur les paroles, noir avec le silence, qui allait grandissant ; l’ultime plan-séquence noir durait à lui seul vingt-quatre minutes. »
Le futur auteur du livre La Société du Spectacle commence donc sa paradoxale « carrière » par un coup de maître, qu’il n’aura de cesse, par la suite, de revendiquer. A juste titre : car malgré la diversité des supports qu’il emploiera dans ses activités, tout au long des années, une implacable cohérence dans la démarche persistera résolument. Pour Guy Debord, vie et œuvre doivent coïncider de manière prégnante. Il entend bien ne pas se faire phagocyter par les fausses idéologies, les valeurs tronquées et les modes insanes qui dominent à tour de rôle la société. Il refuse lucidement les compromis déshonorants : le seul point de référence, ce sera lui-même, à l’aune de sa propre intelligence dans le siècle. « Il est vrai, écrira-t-il encore dans dans son Panégyrique, cinq ans avant de conclure son existence rebelle et non conformiste, que j’ai goûté des plaisirs peu connus des gens qui ont obéi aux malheureuses lois de cette époque. » La rigueur dans la révolte fut chez Guy Debord un travail de longue haleine.
« La destruction fut ma Béatrice », disait Mallarmé. Après avoir annoncé sans concession dans Hurlements en faveur de Sade la « mort du cinéma », Guy Debord aborda de manière plus frontale les conditions générales de l’organisation politique moderne. Un concept « négatif » est élaboré, celui de la « décomposition », qui acquiert le maximum d’acuité au moment où est fondée, en 1957, sous l’impulsion de Debord et quelques-uns de ses amis, l’Internationale situationniste (I.S.). Dans le premier numéro de la revue de ce mouvement, la décomposition est définie, parmi un certain nombre de termes propres aux théories situationnistes, de la façon suivante : « Processus par lequel les formes culturelles traditionnelles se sont détruites elles-mêmes, sous l’effet de l’apparition de moyens supérieurs de domination de la nature, permettant et exigeant des constructions culturelles supérieures… Le retard dans le passage de la décomposition à des constructions nouvelles est lié au retard dans la liquidation révolutionnaire du capitalisme. » Cette survivance du capitalisme fige la société dans un présent perpétuel et appauvri, qui ne correspond plus à aucun développement réel.
Différents tours de passe-passe idéologiques, que Debord mettra parfaitement au jour dans La Société du Spectacle, sont utilisés par la « domination » pour se maintenir en place : d’une part, le refus inconséquent de se plier à la dialectique de l’évolution historique, et, d’autre part, la mise sous perfusion d’un environnement sociopolitique complètement fissuré, et même moribond. La société ne s’oxygène plus ; elle dégénère et se décompose. De pseudo-valeurs mortifères, avec lesquelles les instances étatiques aimeraient colmater les nombreuses brèches, ne servent qu’à prolonger artificiellement le règne désastreux de la « non-vie ».
« Rien de nouveau ne peut plus se bâtir sur ces ruines », déclarait Debord, toujours en 1957, dans son manifeste situationniste Rapport sur la construction des situations. On remarque ici que, dès le départ, les situationnistes se sont donné pour mission effective la liquidation, jusqu’au dernier, de tous les débris idéologiques d’une société pétrifiée. On pourrait d’ailleurs caractériser l’un des aspects centraux du projet révolutionnaire de l’I.S. par la volonté de briser enfin ce vieux bloc de glace, avec la hache de ses théories.
Ce travail théorique touche de nombreux domaines, dont celui, capital, de la « vie quotidienne ». Laissée de côté par trop de doctrines irresponsables, cette question est pourtant la pierre angulaire de la liberté. Á quoi sert-il en effet de prétendre dans l’abstrait qu’on est libre, si les conditions de vie au jour le jour sont aliénantes et inhumaines ? Les situationnistes ne se paient donc pas seulement de mots ou de grands principes : il leur faut des réalités concrètes à se mettre sous la dent. Leur critique de la société n’en sera que plus sévère ; Guy Debord parle, par exemple, dans une intervention de 1961, de « la vie quotidienne, mystifiée par tous les moyens et contrôlée policièrement ».
L’I.S. proposera de perfectionner deux notions, déjà solidement ancrées dans la nature humaine, mais refoulées par la morale de l’époque : la « dérive » (« technique du passage hâtif à travers des ambiances variées ») et, la complétant, la « psychogéographie » «(« étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus »). L’enjeu était bel et bien de dépasser le conformisme routinier d’une société toujours plus amorphe. Priorité était donnée au hasard et aux expériences de toutes sortes, un peu à la manière de Rimbaud appelant jadis au « dérèglement de tous les sens ». De fait, la clef de l’aventure situationniste est probablement à trouver dans cet ambitieux éloge de la dérive. « Notre idée centrale, préconisait Debord en 1957, est celle de la construction d’ambiances momentanées de la vie, et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure. »
Dans ce qu’exprime Debord, et qui se veut toujours opératoire, le critère pratique a une importance décisive. Ce souci l’amène très logiquement à préférer l’expérience aux spéculations chimériques, la stratégie à l’utopie. Il disait dans le film In girum imus nocte et consumimur igni : « De même que les théories doivent être remplacées, parce que leurs victoires décisives, plus encore que leurs défaites partielles, produisent leur usure, de même aucune époque vivante n’est partie d’une théorie : c’était d’abord un jeu, un conflit, un voyage. » Lorsqu’il analyse, après coup, les grands tournants de son existence, Debord sait le faire avec le style froid et aiguisé du stratège relatant « au fond de tout cela, une guerre incessante » ; mais, juge fataliste de lui-même, fasciné par « la sensation de l’écoulement du temps », il laisse en plus délibérément affleurer une irréversible et profonde mélancolie, qui rappelle le poète espagnol du XVe siècle, Jorge Manrique, dont il a traduit les Coplas : « Nous partons quand nous naissons / Marchons tant que nous vivons, / Parvenons / Au terme de notre temps : / Trouvant ainsi, en mourant, / Le repos. »
Le ton du discours dont se sert Debord est « classique », dans la mesure où il n’hésite pas à dire « je ». Il est moins la marque d’un ego dont la dimension serait excessive, que la faculté assez rare de tenir des propos rationnels et sensés. Le moi n’est pas haïssable, quand il évite au langage de se dissoudre dans une informe pensée de type réformiste, que Debord avait évidemment en horreur. L’ego mis ainsi en avant ne fonctionne pas seulement comme une référence à de grands auteurs du passé (ouvertement célébrés dans Panégyrique tome second, par exemple), mais aussi et surtout comme le rejet cinglant d’un système qui tente à toute force de briser les esprits contestataires. La thèse 219 de La Société du Spectacle le proclamait du reste avec une heureuse précision : « Le spectacle, qui est l’effacement des limites du moi et du monde par l’écrasement du moi qu’assiège la présence-absence du monde, est également l’effacement des limites du vrai et du faux par le refoulement de toute vérité vécue sous la présence réelle de la fausseté qu’assure l’organisation de l’apparence. »
La vie et l’œuvre de Guy Debord incarnent par conséquent un refus intransigeant, qui va volontairement jusqu’à la « néantisation ». C’est un inflexible « travail du négatif » poursuivi sans relâche. Le suicide de Debord, le 30 novembre 1994, montre à quel point l’homme s’était fondu dans la logique interne de son œuvre. Ainsi, à ceux qui se seraient encore demandé s’« il n’y aurait pas de succès ou d’échec pour Guy Debord, et ses prétentions démesurées », l’auteur d’In girum signifiait que le seul « succès » qui lui importait était cette rigoureuse et magnifique adéquation intellectuelle. Dans Hurlements en faveur de Sade, une voix prononce, avec un accent nécessairement prémonitoire : « Tout le noir, les yeux fermés sur l’excès du désastre. »
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