Selon Adam Smith, auteur illustre de « La richesse des nations » (1776), l’intérêt général n’est pas assuré parce que le boulanger ou le boucher y travaillent, mais parce que chacun d’eux poursuit son intérêt égoïste. C’est là le principe de la « main invisible » à laquelle le philosophe écossais a attaché son nom.
Dit autrement, le fait que chacun s’occupe de ses propres affaires, sans se soucier pour autant du bien commun, a un pouvoir d’autorégulation. Celui-ci s’observe sans que personne ne s’y force : chacun suit simplement sa « pente naturelle ». Le mot « naturel » est ici fondamental : suivre son propre intérêt est « naturel », alors qu’au contraire, chercher à imposer l’intérêt général implique une régulation qui débouche sur des prohibitions, et constitue du coup une démarche « contre nature ».
Admettons donc ce principe très plausible que le bien commun découle « naturellement » de l’intérêt individuel bien compris. Réfléchissons-y cependant un instant.
L’homme est une espèce que les biologistes qualifient de « colonisatrice » : elle croît jusqu’à envahir entièrement son environnement. Nous pouvons aisément confirmer ceci en jetant un regard en arrière sur l’histoire du genre humain.
Une fois son environnement entièrement envahi, une espèce colonisatrice l’épuise peu à peu. Que fait-elle quand il est totalement épuisé ? Elle se met en quête d’un nouvel environnement qui lui soit propice.
Chacun connaît ces campagnols nordiques appelés lemmings qui pullulent parfois jusqu’à détruire entièrement la vallée qu’ils habitent. Ils s’en échappent alors à la recherche d’un habitat vierge. C’est cela qui explique leurs comportements qui nous apparaissent « suicidaires » : dans leur course folle, ils tombent en masse d’une falaise ou se noient très nombreux en tentant de traverser un cours d’eau bien trop large pour eux.
Notons-le : rien dans le comportement observé des lemmings qui ne soit parfaitement « naturel » à leur espèce : la « nature » continue, si l’on veut, de les protéger de l’extinction aussi longtemps qu’existe une nouvelle vallée à découvrir ou que s’est reconstituée en leur absence une vallée qu’ils ont précédemment épuisée.
Notons aussi que dans la fuite éperdue des lemmings, chacun d’entre eux suit son intérêt particulier, sans qu’aucun projet collectif ne préside à son comportement : sans se soucier des autres, en conformité donc avec les préconisations d’Adam Smith. S’il existait un principe d’intérêt général assurant leur survie, à savoir la conservation de leur vallée d’accueil en bon état de marche, les courses folles des lemmings ne seraient jamais observées.
L’homme, nous le savons, s’est conduit jusqu’ici comme un lemming : envahissant la terre sans grand souci de rendre durable l’usage qu’il a du monde qui l’entoure. Et même quand il se préoccupe de celui-ci en énonçant des recommandations, ses efforts sont vains. Un seul exemple : depuis l’adoption en 1997 du protocole de Kyoto visant à réduire les effets de serre, les émissions annuelles de carbone à l’échelle de la planète sont passées de 6 400 à 8 700 millions de tonnes. C’est dire si nous sommes efficaces !
Les limites d’un comportement « colonisateur » vont cependant de soi : une fois l’ensemble des habitats possibles colonisé puis détruit, c’est l’extinction qui menace.
La conclusion est terrible : le comportement « naturel » d’une espèce ne la garantit en aucune façon contre l’extinction. Celle-ci n’a pas été prise en compte par la nature (les dinosaures ne nous démentiront pas sur ce point). La nature – le processus biologique – permet que se mettent en place les conditions qui autorisent qu’une espèce vive et s’épanouisse sur le court terme, mais elle n’offre aucune garantie quant à sa survie sur le long terme.
Autrement dit, et en ce qui nous concerne, la main invisible d’Adam Smith assure notre survie, mais à une seule condition : tant qu’il nous reste encore une autre vallée à coloniser.
Que faire sinon ? Le film Interstellar nous offre la recette : envoyer une fusée dans le trou de ver qui existe à proximité de Saturne et coloniser une exo-planète habitable orbitant autour d’un trou noir à l’autre bout de la galaxie.
Plus vite dit que fait certainement ! Il reste l’alternative consistant à mobiliser sans tarder un talent dont la nature nous a pourvus par ailleurs : notre capacité à réfléchir, à trouver des solutions et à les mettre en œuvre – en prohibant s’il le faut les comportements qui nous conduisent droit vers l’extinction. Parce qu’en matière de survie de l’espèce, il faut bien l’admettre, la main invisible d’Adam Smith nous laisse hélas tomber !
PSI, chap. X.2 « Petit à petit, le « germe » s’enrobe à la suite des connexions qui s’établissent entre les…