LE TEMPS QU’IL FAIT LE 15 MAI 2015 – (retranscription)

Retranscription de Le temps qu’il fait le 15 mai. Merci à Olivier Brouwer !

Bonjour, nous sommes le vendredi – jour de l’Ascension – 15 mai 2015. Et cette fois-ci encore, je voudrais vous parler, non pas de ce comité en tant que tel, ce Haut-comité pour l’avenir du secteur financier en Belgique, mais des leçons que je peux en tirer par rapport à mon action, et en particulier mon action ici sur le blog.

Il y a un certain nombre de choses qui m’apparaissent. Nous avons des réunions plénières – il y en a eu une, c’était avant-hier – nous avons des réunions en sous-groupes, et ainsi de suite, et ce qui m’apparaît, ce sont deux choses.

La première, c’est qu’il y a, dans la manière d’aborder les problèmes par des comités comme ceux-là – et je n’entre absolument pas dans les détails – il y a un manque de réflexion, je dirais, épistémologique: Le monde nous est donné : le monde est comme il nous apparaît. Il n’y a pas de réalité derrière les apparences, il n’y a pas ce que Marx appelait un « fétichisme », c’est-à-dire une tendance naturelle, si l’on veut, des choses, à nous apparaître autrement que comme elles sont : les « phénomènes » au sens propre, des Grecs. Le capital apparaît comme quelque chose qui grossit de lui-même, mettant entre parenthèses le fait qu’il y a peut-être là, derrière ce grossissement apparent et naturel, peut-être des gens qui ont travaillé et dont le travail a été spolié et [les gains vont] à des gens qui ne méritent peut-être pas de [les] recevoir. Voilà, c’est un exemple. Une compréhension du monde, je dirais, purement empirique, à partir des catégories telles qu’elles apparaissent « spontanément », comme disait Pierre Bourdieu, sans tentative d’aller voir comment des mécanismes opèrent en arrière-plan, qu’il y a peut-être des classes sociales, que ces classes sociales ont peut-être des intérêts, et que le monde n’est pas fait d’une simple collection de choses qui sont telles qu’elles nous apparaissent, qu’il y a peut-être des mécanismes à mettre en évidence.

Vous savez que la « science » économique est particulièrement complice de ce côté-là. Elle s’est même donnée comme un principe, comme un présupposé, cet individualisme méthodologique qui veut dire qu’il n’y a pas de phénomènes collectifs qui apparaissent en arrière-plan, qu’il n’y a pas de dimension collective à ce que nous faisons, qu’il n’y a pas de structures qui apparaissent autre part que dans la simple collection, le rassemblement, des comportements individuels, et qu’il n’y a rien de l’ordre d’un bond qualitatif de ce point de vue-là. Le comportement d’un individu, c’est la même chose que le comportement d’une foule, et on ne peut expliquer le comportement d’une foule qu’en rassemblant les descriptions des comportements individuels. Nous savons tous que ce n’est absolument pas vrai, que le monde ne fonctionne pas de cette manière-là, qu’il y a dans le comportement d’une foule quelque chose qu’on ne peut pas déduire automatiquement du comportement des individus. Mais tout ça a été inscrit, je dirais, cette naïveté épistémologique, en fait, a été écrite par la « science » économique, elle l’a rédigée sous la forme de présupposés, de principes, qui seraient les siens. C’est-à-dire qu’on a fait [en « science » économique] de l’absence de réflexion épistémologique un principe en lui-même.

Et c’est une des choses qui apparaissent dans nos réunions. Le monde est là, constitué d’un donné fait d’éléments disparates, et nous allons en examiner le catalogue et le couvrir de cette manière-là [tel qu’il nous est donné], sans faire apparaître en arrière-plan une réalité peut-être plus complexe, non pas de l’ordre des « idées » comme chez Platon, mais où des mécanismes peu visibles agissent en arrière-plan.

Et la réunion de mercredi a été un bon exemple de ce point de vue, c’est-à-dire qu’en fait, on a fait sauter ce cadre. Ce n’est pas moi qui ai lancé le débat dans cette direction, mais c’était une discussion à propos de l’utilité ou non d’utiliser le PIB comme une mesure possible de la capacité d’un pays à avoir un secteur financier [d’une certaine taille], et la discussion a avancé dans la bonne direction. C’est-à-dire qu’on a fait sauter ce cadre, dans l’analyse.

Alors, il y a évidemment un problème, ce sont les gens qui ne comprennent pas à quel point il est important, crucial, de faire cela, et qui font une remarque, et disent : « Eh bien, on a perdu beaucoup de temps sur des choses peut-être secondaires », alors que ces choses secondaires, en fait, ce sont les choses essentielles : c’est le cadre lui-même de la discussion.

Il y a un autre aspect, et je vais simplement couvrir ça, (parce que vous voyez que je suis dans des circonstances difficiles – en particulier de tenir cette tablette en place). Une autre chose est apparue, c’est qu’on met entièrement entre parenthèses, dans des discussions comme celles-là, spontanément, ce que j’appellerai la « société civile » : le fait que ce sont des gens qu’il y a derrière tout ça, et qu’il y a un cadre, qui est un cadre humain, qui est le cadre de la philia chez Aristote : de notre bonne volonté à tous à faire fonctionner la machine dans son ensemble. Mais ce qui n’apparaît pas, c’est, comment dire, c’est le bien commun : la nécessité, pour nous, de défendre en fait l’intérêt général. Et quand on défend l’intérêt général, on le fait sous la forme de l’intervention de groupes particuliers : nous allons quand même demander aux syndicats de venir discuter avec nous, nous allons quand même demander aux organisations de consommateurs. Mais si vous vous souvenez de cet article dont on a parlé récemment sur le blog : l’article de Gilens et Page sur le type de démocratie dans lequel nous vivons, il soulignait le fait que quand des groupes de pression de ce type-là, qui devraient nous représenter tous, comme les syndicats ou les organisations de consommateurs, interviennent, en fait, ils ne défendent pas l’intérêt général : ils défendent simplement, je dirais, un intérêt qui est lié à l’angle particulier sous lequel ils prennent les choses.

Et alors, ça, ça me renvoie à cette distinction que j’avais reprise à Hegel à un moment donné – j’en avais parlé de manière importante dans le livre qui s’appelait « Le Capitalisme à l’agonie » – c’était cette distinction chez Hegel entre le bourgeois et le citoyen que nous sommes. Et que ce bourgeois et ce citoyen que nous sommes ont parfois des exigences contradictoires, et que, dans la société civile, ces exigences contradictoires transparaissent : que l’intérêt général, c’est parfois l’intérêt du bourgeois, et parfois, c’est l’intérêt du citoyen. Et ce qui m’apparaissait dans les discussions [de ce Haut comité], c’est que même quand l’intérêt général apparaît, il apparaît uniquement sous la forme du bourgeois, et qu’il n’y a pas de représentant, je dirais, de l’intérêt du citoyen dans les discussions qui ont lieu.

Alors, eh bien, c’est peut-être la valeur ajoutée, une des valeurs ajoutées, d’avoir des gens comme moi à l’intérieur de groupes de discussion comme ceux-là, c’est de faire intervenir, de faire apparaître l’intérêt général sous une [autre] de ses formes.

Celle du bourgeois, elle apparaît nécessairement [dans] la manière spontanée d’envisager le secteur financier en Belgique : c’est essentiellement le bourgeois qu’on représente quand on parle de l’individu qui n’est pas un représentant du milieu financier, et pas nécessairement le citoyen. Faire intervenir le citoyen, ça me semble une très bonne chose, même si – et c’est par là que je termine – même si à l’arrivée, au moment ou des recommandations sont faites, la possibilité existe ou non que ces recommandations soient mises en œuvre.

Voilà, une petite réflexion vite fait, dans des conditions difficiles, un jour de congé. Voilà, à bientôt !

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