Billet invité.
Posons une hypothèse originale : les jihadistes ne sont pas des imbéciles. Illuminés, fanatiques, porteurs de croyances assez improbables sur les volontés de Dieu et la vie après la mort, tout cela, peut-être, mais pas stupides. Interprétons leurs actions comme réfléchies, s’appuyant sur des choix tactiques et stratégiques cohérents au vu de leur vision du monde, et étudions-les pour tenter de discerner leurs véritables buts.
Si l’on se donne la peine de réfléchir en ces termes, la première chose qui saute aux yeux est que la lutte contre l’islamophobie (dans son sens consacré en occident, à savoir « racisme anti-musulmans ») ne fait pas partie des objectifs des jihadistes. Il était trivial de prédire que les attentats de janvier allaient augmenter l’hostilité envers les musulmans de France, comme cela a été le cas presque partout après des attentats similaires, et comme cela s’est effectivement passé. Les exécutants comme ceux qui les ont incités à agir de la sorte devaient s’y attendre.
Poussons la réflexion un peu plus loin : si les jihadistes ne cherchent pas à améliorer les conditions de vie des musulmans, quelle est leur motivation ? Qu’est-ce qui pousse des êtres humains normalement constitués, habitant un des pays les plus prospères au monde, à sacrifier leur vie pour assassiner des dessinateurs ?
Une réponse se propose habituellement à ce stade : C’est la religion ! C’est l’islam ! Il y a manifestement de cela : quand un des frères Kouachi crie « On a vengé le prophète Mohammed », il ne parle pas d’un personnage de Super Picsou Géant. Ceux qui affirment que « cela n’a rien à voir avec l’islam » ne convainquent qu’eux-mêmes, ou du moins se trouvent une excuse pour arrêter de réfléchir.
Mais il est tout aussi paresseux de prétendre que la motivation religieuse expliquerait tout, ou même quoi que ce soit. S’il est vrai que de nombreux versets du coran incitent à la violence envers les «mécréants», d’autres appellent à convaincre par la parole plutôt que par la violence, exigent le respect envers les «gens du livre», ou affirment qu’il n’y a «pas de contrainte en religion». Les jihadistes choisissent de suivre à la lettre les premiers et d’ignorer les seconds. Il y aurait 2 millions de musulmans pratiquants en France, et plusieurs centaines de millions dans le monde. S’il suffisait de prendre le texte coranique au sérieux pour devenir jihadiste, nous serions en guerre totale depuis longtemps. Comme ce n’est pas le cas, nous devons conclure que seule une infîme minorité de musulmans pratiquants (en France comme ailleurs) partagent les valeurs des jihadistes. Ce que certains au sein de mouvements identitaires dénoncent comme de l’aveuglement de gauche anti-raciste n’est qu’une conclusion inévitable au regard de l’état du monde.
Donc : ils ne luttent certainement pas contre l’islamophobie. Ils ne sont pas simplement « programmés » par leurs textes sacrés. Il va nous falloir réfléchir davantage.
Penser que cet attentat a pour unique but de faire interdire le blasphème me semble extrêmement naïf. Le gouvernement français ne va pas rendre illégal la caricature de Mahommet, pas après un attentat, ni après dix attentats, et de toutes façons les autres pays ne suivront pas à moins d’être eux aussi gravement touchés. Seuls de doux rêveurs pourraient penser celà, et leur succès montre que les cadres d’Al-Qaeda et Daesh n’en sont pas.
Il se trouve qu’Al-Qaeda est depuis bien avant le 11 septembre tout à fait transparente sur son principal but politique, à savoir l’instauration d’un califat, un gouvernement basé sur leur interprétation des textes islamiques, régnant sur tous les territoires ayant un jour été musulmans. Un embryon de califat existe maintenant en Irak et en Syrie : c’est l’« État Islamique ». Il semblerait logique qu’Al-Qaeda et ses alliés consacrent la majorité de leurs efforts à faire grandir cet embryon. C’est effectivement ce qui se passe : des jihadistes recrutés un peu partout dans le monde affluent vers l’Irak et la Syrie. Certains, cependant, retournent dans leur pays d’origine, et parfois, y commettent des attentats, contre des cibles qui souvent, comme Charlie Hebdo, ne semblent pas avoir grand rapport avec la Syrie. Pourquoi ? En quoi assassiner la rédaction de Charlie Hebdo et les clients de l’HyperCasher renforcerait l’état islamique en Irak et au Levant ?
D’une façon très simple, qui a été théorisée il y a plus de dix ans par un des grands tacticiens du jihadisme moderne, un certain Abu Musab al-Suri. Ce dernier s’oppose à Osama Bin Laden et condamne les actions d’éclat d’Al-Qaeda contre les États-Unis (attentats contre les ambassades américaines à Nairobi et Dar es Salaam, le destroyer USS Cole, et le World Trade Center en 1993 puis 2001) comme dangereuses et inefficaces. Il conseille de frapper plutôt l’Europe, en une succession d’attaques menées par des « soldats » peu nombreux, autonomes et légèrement armés.
D’après le politologue Gilles Kepel, spécialiste de l’islam et du fondamentalisme, al-Suri voit en l’Europe le « ventre mou » de l’occident, et considère que ses populations musulmanes, largement défavorisées socio-économiquement, souffrant de la xénophobie, peuvent être convaincues de rejeter la société plurielle et libérale pour rejoindre le jihadisme. Il prône une tactique visant à entretenir une panique remettant en question la stabilité des pays européens et la viabilité de leurs modèles ouverts et démocratiques, afin de déstabiliser à peu de frais leurs gouvernements et les faire « sur-réagir », augmenter l’hostilité envers l’islam dans son entièreté, pour in fine convaincre les musulmans d’Europe que celle-ci ne les acceptera jamais, et que leur émancipation ne se trouve pas dans la démocratie pluraliste mais dans le fondamentalisme et l’extrémisme.
Al-Suri identifie dès 2004 trois cibles de choix pour ces nouveaux jihadistes : les intellectuels libéraux, les Juifs, et les apostats, particulièrement les musulmans qui servent sous l’uniforme des impies.
Les frères Kouachi et Amedy Coulibaly ont suivi ses instructions à la lettre, en assassinant les journalistes de Charlie Hebdo, les clients Juifs de l’HyperCasher, et le policier Ahmed Merabet. Si les raisons de cibler des Juifs et des musulmans « vendus » à l’état sont évidentes, pourquoi donc s’attaquer à des intellectuels libéraux, pluralistes, anti-racistes ? Pourquoi pas n’importe quel intellectuel, sans être trop pointilleux sur ses idées ? Pourquoi pas des intellectuels ouvertement islamophobes ?
Je reprend encore une fois Gilles Kepel, dont l’audition à l’assemblée nationale mérite d’être écoutée en entier : parce qu’une grande majorité des populations européennes s’identifie à ces intellectuels libéraux. Charlie Hebdo n’est pas seulement le journal qui a republié les caricatures danoises, ni celui qui s’obstine à dessiner le prophète : c’est aussi et surtout une partie intégrante du paysage culturel français, auquel presque toute la population peut s’identifier au moins en partie. Même ceux qui n’ont jamais acheté Charlie Hebdo connaissent le Grand Duduche de Cabu, et voyaient régulièrement les dessins de Charb à la télévision. L’assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo a été perçue comme une attaque envers toute la société française, même si la ligne éditoriale de Charlie est loin à gauche du spectre poltique actuel, son défunt rédac’ chef ne cachant pas ses sympathies communistes.
Souvenons-nous de ce qu’il s’est passé après les attentats : toute la scène politique française s’est unie en hommage aux victimes. Plus de gens sont descendus dans la rue qu’à aucune autre occasion depuis la libération. Les quelques ados qui refusaient la minute de silence – se comportant ainsi comme n’importe quel gosse se rebellant contre l’autorité – ont été décrits comme une cinquième colonne hostile à « nos valeurs », ce qui est plus qu’ironique quand on sait à quel point les valeurs de Charlie sont relativement peu partagées. Jamais une attaque contre un journal réellement islamophobe, comme Valeurs Actuelles, n’aurait généré une telle unanimité. Jamais des opposants à un mouvement #JeSuisValeursActuelles au nom de la ligne éditoriale de ce journal n’auraient été descendus en flammes par la quasi-totalité de l’opinion.
En résumé, Charlie a été assassiné non parce qu’il était perçu comme islamophobe, ce qu’il n’était pas, mais parce qu’il était la cible idéale pour engendrer une union nationale hostile aux jihadistes et, trop souvent, à l’ensemble des musulmans. Et c’est cette hostilité que recherchaient Al-Qaeda et Daesh, pour sa capacité à exacerber un sentiment de rejet chez les milliers de paumés ou laissés-pour-compte qui, espèrent-ils, pourraient rejoindre leurs rangs.
Les jihadistes ne se sont certainement pas trompés de cible en choisissant un journal pas vraiment islamophobe. Leur but a toujours été de favoriser et d’amplifier l’islamophobie, et en cela ils ont parfaitement visé. Il est fort peu probable qu’un jihadiste s’en prenne un jour à Éric Zemmour ou Valeurs Actuelles, pour une raison très simple : les jihadistes savent reconnaître leurs alliés.
Réponse de o1 , et en attendant le réponse de o3 Je comprends que vous soyez curieux de savoir comment…