LE TEMPS QU’IL FAIT LE 8 MAI 2015 – (retranscription)

Retranscription de Le temps qu’il fait le 8 mai 2015. Merci à Olivier Brouwer !

Bonjour, nous sommes le 8 mai 2015. Et ce dont j’ai envie de vous parler aujourd’hui, c’est d’une réflexion qui prend sa source, son départ, dans les discussions que j’ai en ce moment avec les autres membres de ce « Haut-Comité pour l’avenir du secteur financier en Belgique », auquel j’ai été nommé, c’était la semaine passée. Ça paraît déjà loin, parce qu’il y a beaucoup de discussions, il y a beaucoup de papiers qui circulent. Il faut déposer un rapport pour la fin décembre, et donc il faut que ça s’active assez rapidement.

Et dans les discussions qui ont eu lieu, ça m’est apparu tout de suite, et puis ça a un petit peu, comment dire, atteint un sommet, un point culminant, hier : on n’est pas sur la même longueur d’ondes, l’ensemble des gens qui travaillent là-dessus. Il y en a qui ont le sentiment, et c’est le mien – et j’ai posé la question, et le président de notre petit groupe a tranché en ma faveur – l’intérêt général que nous essayons de défendre, eh bien, c’est celui du citoyen belge, qu’il a défini lui comme étant le contribuable belge, et effectivement, d’une certaine manière, c’est lui qui nous commandite cette étude. Pour ce qui est des ministres et des directeurs de Banque Nationale, c’est le contribuable qui paye, effectivement, d’une manière indirecte ces gens-là. Nous, je vous le rappelle, nous on fait ça pro deo, on fait ça gratuitement. Nous, je veux dire, membres de la commission. Mais effectivement, l’intérêt général, c’est le citoyen belge. C’est lui qui paye les pots cassés quand ça ne marche pas.

Mais pour d’autres membres de la commission, il est clair que l’avenir du secteur financier belge, eh bien, se confond avec le bonheur de ceux qui le font, de ceux qui le constituent. Voilà. Et il ne s’agit pas seulement de banques belges, parce que les premières hésitations devant la manière dont le problème a été abordé, ce n’était même pas une banque belge, c’était une banque étrangère, et cette banque étrangère vous dit : « Eh bien, il faut encore enlever des lois, il faut prendre exemple sur ce qui est fait au Luxembourg, si on veut que la Belgique, eh bien, soit un pays prospère du point de vue financier, ait un bon secteur financier, il suffit de s’aligner sur ce que fait le Luxembourg ». Alors, si c’est vers ça qu’on va, comme conclusion, je ne vois pas trop ce que je fais dans ce comité ! Oui, je peux attendre la fin, et puis émettre une voix pour dire que je ne suis absolument pas d’accord avec la manière dont ça se fait.

Et donc, qui s’agit-il de rendre heureux ? Eh bien, soit le citoyen belge, dans l’avenir du secteur financier en Belgique, soit les financiers en Belgique. Est-ce qu’il y a une autre manière d’aborder les choses ? Quand j’ai commencé à m’interroger là-dessus, je me suis dit : « Mais qu’est-ce qui ne marche pas ? Qu’est-ce qui fait que moi je ne me reconnais pas, absolument pas, dans la méthode qui est utilisée ? » Et puis, je me suis dit – et ça a émergé à ma conscience hier soir, j’ai d’ailleurs fait un petit billet, mais que j’ai gardé pour moi – c’est que certains des membres de cette commission envisagent les choses uniquement d’un point de vue commercial. Bon. Et c’est ça qui m’est venu à l’esprit. Et puis j’ai commencé à analyser ça : « Mais qu’est-ce que je veux dire par là : uniquement d’un point de vue commercial ? »

Eh bien, ça veut dire deux choses. Ça veut dire, d’une part, que c’est uniquement en termes de profit, mais le profit, non pas pour la communauté dans son ensemble, mais de profit pour les banquiers. Et d’autre part, c’est vu dans une perspective qui est purement quantitative. Il n’est pas question de réflexion qualitative d’une manière ou d’une autre. Si : le qualitatif est défini comme ce qui permet d’augmenter les chiffres. Voilà. Et les chiffres, bon, ce sont des chiffres de profit. Et en réfléchissant à cette réflexion – bon, je rapporte souvent un souvenir d’enfance de mon père qui dit : « Ils sont en train de faire l’Europe des marchands, c’est pas ça qu’il faudrait faire » – c’est quoi l’Europe des marchands ? eh bien c’est ça : c’est une Europe où on pense uniquement en chiffres – et ces chiffres, ce sont des chiffres de profit – et où on ne parle pas de distinction entre quantité et qualité. Voilà. Tout ça a été réduit. C’est, pour employer l’expression d’Alain Supiot, c’est « la gouvernance par les nombres ». Et comme il est plus facile, par nécessité, d’associer des nombres à des chiffres de profit plutôt qu’au bonheur des individus, des familles, de tout le monde, des sujets humains, eh bien on le fait : on règle l’ensemble des problèmes comme étant un problème purement commercial. Voilà. Et si on veut résumer ce qui ne va pas avec la zone Euro, c’est qu’on a constitué une zone Euro comme étant un problème purement commercial.

Alors, la question de la quantité et de la qualité, puisque je viens de parler d’Alain Supiot, on peut l’envisager dans la manière dont il le fait dans un tout petit livre dont je vous recommande la lecture [P.J. montre le livre] : ça s’appelle « De l’éminente dignité des pauvres ». Alain Supiot qui fait un commentaire sur un discours de Bossuet, donc ça date pas d’aujourd’hui. Et je vous recommande le livre. C’est à la portée de toutes les bourses, comme on dit, puisque ça coûte trois Euros, et la perspective du livre, donc, c’est de s’intéresser à ce paradoxe, ce paradoxe de Bossuet disant que les riches sont pauvres et les pauvres sont riches, en réalité. Voilà. Alors, qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Eh bien, il veut dire que les riches sont pauvres parce qu’ils n’ont, finalement, dans la vie, ils n’ont que leur tas d’or, et que leur tas d’or, eh bien, c’est un truc inerte. Il n’y a pas de gens autour d’eux, il n’y a pas de gens qui les aiment. Voilà. Si ! on les aime pour leur tas d’or, mais c’est de manière indirecte. C’est le tas d’or qu’on aime à travers eux. Tandis que les pauvres, eh bien, dans la perspective de Bossuet, dans la mesure où ils souffrent, ils participent de la sainteté de Notre-Seigneur Jésus Christ, et, voilà, c’est une bonne chose, déjà en soi ! Pourquoi ? Ne serait-ce que parce que ça vous fait réfléchir. En tout cas, ça vous fait être un être humain. Tandis que le – bon, je l’ai déjà dit ailleurs, sans avoir lu Bossuet – celui qui aime l’or, eh bien, il est l’esclave d’un objet, il est dans la dépendance : tous ses actes sont dirigés par la gestion, la gestion de son or.

Et malheureusement, eh bien, parmi les gens qui m’écrivent autour du blog, il y en a – ils ne sont plus nombreux, ils étaient très nombreux au départ – il y en a qui me disent : « Qu’est-ce qu’il faut faire avec mon tas d’or ? », et effectivement, leur seule préoccupation véritable, c’est de voir quelles sont les volontés de leur tas d’or, et de faire ce que leur tas d’or leur demande de faire. Et vous le verrez, parfois on m’envoie d’ailleurs des extraits d’autres blogs, en disant : « Voilà, ça ressemble fort à ce que vous dites », mais là, ça ressemble, je vais dire, en surface, sauf que la seule finalité, c’est d’être au service d’un tas d’or et de savoir ce qu’il faut faire pour assurer son bonheur – « son bonheur » : le bonheur du tas d’or ! – et le sien dérive de cela.

Alors voilà la difficulté qu’on a : c’est que les chiffres s’attachent plus facilement aux quantités, au profit, qu’aux qualités, parce que les profits, l’argent, ça se calcule, l’argent, ça se calcule en nombres. Tandis que les qualités, le bonheur des gens, eh bien, ça échappe à ça. Il y avait un autre livre, d’Isabelle Sorente, « Addiction générale », qui est aussi un livre qui date d’il y a quelques années, sur le pouvoir des nombres sur nous, et le fait que nous devenons les esclaves de nombres, et ces nombres sont liés au partage du profit.

Alors voilà, comment réintroduire de la qualité dans les discussions que nous avons ? Finalement, quand on parle d’éthique, est-ce que ce n’est pas de ça qu’on essaye de parler, essentiellement ? C’est comment réintroduire des notions comme le bonheur, mais pas mesuré, le bonheur étant autre chose. Il y a des gens qui maintenant nous disent – et je crois qu’ils tombent dans un piège – il ne faut plus mesurer les choses en terme de (G.D.P., comment dit-on en français ?) de P.I.B., de Produit Intérieur Brut, il faut calculer des nombres qui expriment le bonheur. Mais, non, le bonheur, ça ne s’exprime pas avec des nombres ! Il faut faire ce que je propose, c’est-à-dire revenir à Aristote, c’est-à-dire que les valeurs, c’est dans un domaine et les prix, c’est dans un autre, et pas essayer de trouver des valeurs cachées derrière des prix. Il n’y a pas de valeur cachée derrière un prix. Derrière un prix, il y a juste des rapports de force entre êtres humains, ce n’est pas là qu’il faut aller chercher les valeurs. Les valeurs sont ailleurs.

Et comment faire ré-émerger la valeur ? Le discours sur l’éthique, c’est à mon avis une tentative un peu maladroite de réintroduire la valeur. Il y avait un vocabulaire, autrefois, c’était les vertus, voilà : les vertus. Parce que les vertus débouchent sur la vraie richesse : la richesse intérieure, et en plus, eh bien, les vertus, ça permet quand même qu’une société fonctionne à partir d’autre chose que des nombres, que des profits accumulés. Sinon, on entre dans la logique de Gary Becker, prix Nobel d’économie en 1992, que tout se calcule, tout est marchandisé, que la justice, c’est une question de nombres, c’est de savoir combien ça coûte de laisser les criminels en liberté, de ce que ça coûte, non pas à la société en termes justement de vertu, mais ce que ça lui coûte simplement en termes d’euros ou de dollars sonnants et trébuchants. Voilà, il faut sortir de cette logique-là. Pourquoi ? Eh bien, maintenant, c’est simple de justifier ça en disant que ce ne sont pas les chiffres, ce n’est pas le profit qui sauvera l’espèce de l’extinction, c’est une réflexion d’ordre plus général : c’est une réflexion sur le qualitatif. Oui, ça nous aide de savoir qu’il y a trop de CO2 dans l’atmosphère, qu’il y a trop de dioxyde d’azote, qu’il y a trop de phosphate au fond de nos océans et de faire des calculs, mais ce n’est pas à partir de là que nous sauverons l’espèce, c’est à partir de choix qui sont faits et de choix qui sont fondés sur l’intérêt général, mais formulés dans d’autres termes que ceux des chiffres de profit accumulé. Parce que ces profits, nous le savons, finalement, ça ne reflète que la destruction de la planète que nous provoquons autour de nous.

Voilà, c’est une petite réflexion comme ça. J’ai l’impression que je suis au début. Il faut que je fasse coller cette notion de « gouvernance par les nombres » de Supiot avec les réflexions que j’ai par ailleurs sur la qualité et la quantité, et des choses de cet ordre-là, et ne serait-ce que pour ça, cette participation à ce Haut-Comité en Belgique est une chose qui me fait réfléchir sur le bien commun, sur le bien général, comment y arriver, et surtout à la vision de ce qui n’est pas le bien général, de ce qui est tout autre chose, de ce qui est, justement, cet esclavage, cette servitude volontaire que nous avons, vers laquelle nous allons, parfois, comme des zombies, vers un tas d’or qui devrait diriger nos comportements.

Voilà. C’est une réflexion inachevée, je vais continuer le petit livre que je vais faire pour Fayard, et quand je pense à Fayard, je pense évidemment à Monsieur Claude Durand. Monsieur Claude Durand, qui a disparu hier ou avant-hier, et qui a été l’un de mes mentors. J’ai eu des mentors dans la vie, j’ai eu Jean Pouillon, j’ai eu Edmund Leach, eh bien, j’ai eu aussi Monsieur Claude Durand, qui m’a montré comment on écrivait des livres. Je savais un petit peu, mais il m’a conduit par la main dans cette voie-là encore. Au revoir.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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