Billet invité.
Lectrice/lecteur, voici pour t’appâter un grand classique, le sexisme. Succombe donc, car la suite est bien différente !
1) Hormones
Parmi les réactions recueillies de ci de là au débat Piketty/Lordon le 17 avril dernier sur CSOJ, celle-ci : « mais il y a que des mecs », suivie de « et dans des réunions de femmes sur des sujets un peu moins éthérés, l’ambiance est autrement plus pratique ». Oui-da!
Je prends le risque de m’aventurer sur le grand débat du sexisme, en mettant en scène les hormones. Ajoutant immédiatement qu’elles sont partagées entre les sexes !
J’analyserai donc « tentativement » ce genre de comparaison et ses conséquences idéologiques, pas moins, dans le registre « testostérone contre ocytocine« . L’ocytocine C43H66N12O12S2 est considérée comme l’hormone de la sociabilité et de l’attachement, déclenchant l’accouchement ainsi que la lactation. Avec évidemment la précaution renouvelée qu’une société a renormalisé tout cela à un point où le culturel rend à nouveau tout possible et ne laisse qu’un déterminisme statistique et biaisé. Donc je parle commodément de « clan » d’une hormone ou l’autre pour me dédouaner, chacun des clans comprenant homme et femme.
La question qui vient est : Peut-on forcer le « clan testostérone » à réagir comme le « clan ocytocine », histoire de sortir de la prise de tête et d’aller vers le concret ?
On peut d’abord s’attaquer aux dirigeants censés être quasiment des sociopathes du clan testostérone. On peut avoir l’idée de leur demander de faire, façon rééducation maoïste, une immersion d’un mois ou deux dans « la vie au SMIC dans un truc limite salubre avec grève de RER pour aller à paupaul emploi trouver le prochain contrat de m…« .
Cela pour tenter de faire développer à ces dirigeants une « philia » pratique, un goût voire une sublimation des choses réelles. Concrètement ? Est-ce que la direction de la RATP pourrait cesser de prendre les conducteurs métro ou RER pour des gnoufs de façon à ce qu’ils ne fassent pas grève pour des motifs illisibles ? Est-ce que les gens qui font les annonces pourraient en dire un peu plus sur les tenants et aboutissants des ralentissements, d’une façon qui conduise à une amélioration du ressenti dans les six mois, pas dans les 30 ans ? Immergeons quelques top-cadres de la RATP comme je l’ai dit, pour voir. Le résultat ne sera sûrement pas rien.
Mais d’un autre côté, le diable est dans les détails. La conduite des affaires ménagères en couple montre qu’aucun signal n’est interprété de la même façon par l’un ou l’autre : pas le même seuil de déclenchement sur la saleté, le panier à linge, le tartre dans l’évier, la brosse à dents pas rangée, etc., sans parler des règles du relationnel encore plus implicites (cf. plus bas).
Ce qui me fait craindre que l’on soit là dans une situation où l’abondance technique récente de notre monde et la faible réciprocité qui en découle entre objet et pratique (ma brosse à dent ne me parle pas comme la fourche du paysan lui parlait) contribuent à faire des codes illisibles, ou mal entés dans le langage (enter = ~ greffer). D’où les effets que je mentionne ci-dessous autour de Sennett et du théâtre, aux curieux de passage. Une raison structurale assez vaste en somme, qui bloque les choses.
De ce point de vue, on pourrait dire que Lordon et Piketty ne sont que deux façons d’éluder la présence nécessaire de la réciprocité, de la « philia pratique » qui tisserait l’assise des changements que nous attendons:
– Piketty en faisant croire qu’il sait désigner la montagne de capital et peut être comment l’éroder (comment lui en vouloir toutefois ?). La structure de langage de « la domination » peut produire tant de bâtons dans ces roues là…
– Et Lordon en faisant croire que la domination en amont de l’accumulation peut se démonter (même dédouanement…), mais sans nous parler du pouvoir dissolvant qu’aurait une pratique « sèche ». La pratique d’un démontage tout intellectuel, qui nierait qu’il y ait des « philia pratiques à tisser », et qui noierait les contradictions ainsi laissées entre langage et choses sous ses propres vertus proclamées: tu reconnais, lecteur/lectrice, le risque bien connue de l’idéologie qui s’auto-renforce jusqu’à s’aveugler, si l’on pense à l’analyse de Lordon comme la mise en place d’une lutte des idéologies.
2) Shakespeare
Une autre question posée suite à ce débat était « pourquoi se focaliser sur cet évènement télé du monde du spectacle alors que la lecture des articles est plus instructive« ?
La réponse pour moi est qu’un débat regardé par plein de gens offre davantage d’occasions de tester grandeur nature le degré de « colinéarisation » des idées ou des idéologies entre un public demandeur et des idées.
Ce mot de « colinéarisation » est celui utilisé par Lordon-le-spinoziste pour décrire l’adhésion actuelle des masses à l’idéologie néolibérale, adhésion relative (qui est une autre face du « ça ne percole pas » de Paul Jorion) mais objectivement indéniable.
A l’examen, le ver du fruit me semble être surtout dans « regardé« , et pas dans « plein de gens » : ce débat est un spectacle au sens d’un machin à réciprocité faible.
L’excellent sociologue américain Richard Sennett, dans son livre « Les tyrannies de l’intimité« , rappelle qu’avant le respect actuel en silence pour le jeu de l’acteur, avec extinction des lumières de la salle, les théâtres du temps de Shakespeare étaient un lieu de lumière, de raffut et d’interpellation permanente des acteurs, donc de réciprocité –, lesquels acteurs/actrices avaient le statut du bas de l’échelle, pas celui des actuels demi-dieux dont l’entorse au petit doigt dans Gala fait chavirer les cœurs.
De façon intéressante, Sennett place le virage entre 1700 et quelques, et un 1848 : un marqueur de 1848 est Lamartine. Est resté célèbre l’impact de son discours de 1848 à l’Hôtel de Ville qui dégonfle la révolte, car il est l’homme au verbe respecté, bien trop respecté. Le couvercle des luttes sociales se refermera un peu trop, les coopératives ouvrières dans le second Empire attendront 1870 pour tenter le coup suivant.
Et la raison de ce virage que Sennett met en avant est d’une grande inspiration pour nous : c’est, mutatis mutandis, pour cause de « mondialisation »: c’est l’afflux d’inconnus dans les villes, début de l’exode rural et/ou natalité en croissance. Et la nécessité dans un monde de braillards très « réciproques » jusque-là de trouver des « codes » pour côtoyer ces inconnus en ville… codes qui s’épanouissent dans un cadre d’embourgeoisement certes. Sennett suggère d’ailleurs que l’illisibilité de ces codes au XIXe siècle est pour les femmes la source majeure des névroses : trois jupons, c’est honorable, mais 5 jupons, je passe pour demi-mondaine, etc. Freud doit beaucoup aux jupons.
Je ne crois pas trop me tromper en disant que Jean-Luce Morlie fait d’un tissu dense de réciprocités le point essentiel de nouvelles pratiques ainsi que l’assise nécessaire des changements que nous souhaitons. Et que Bernard Stiegler le dirait aussi : il parle de la création par la technique d’un « milieu associé » permettant ces réciprocités, et de l’émergence de nouveaux savoir-faire. Ils émergent quand les anciens ont disparu dans la crise de passage, supprimé par la technique.
3) Mettons maintenant ensemble les deux éléments ci-dessus :
D’abord comprenons que les névroses d’aujourd’hui sont le reflet de notre difficulté à gérer une mondialisation au rythme soutenu. Mais pas éternellement soutenu, rappelons que le monde est fini, et que la mondialisation ne va pas encore dans d’autres systèmes solaires.
Et plus près du sol, une façon de faire des réciprocités bien tissées serait alors de rejouer à petite échelle dans chaque canton ou mairie ou centre commercial une seynette intitulée « Piketty et Lordon débattent coincés dans le métro (/ aux caisses / …) en panne/grève », avec dans le rôle des Sorman quelques Pangloss de passage bien sûr.
C’est bien à la quatrième blessure narcissique infligée à l’humanité à laquelle nous assistons. – Blessure copernicienne (la terre n’est…