Deux poids, deux mesures, et toujours les mêmes perdants, par Jean-Paul Vignal

Billet invité, en écho au récent billet de Michel Leis, « Télescopages »

Le néolibéralisme a sa raison qui nous dépasse en ignorant souvent la nôtre, pauvres consommateurs/contribuables ignorants que nous sommes, et celle qu’il nous prêche. Michel Leis nous en fournit une belle illustration dans son récent billet (Télescopages) dans lequel il commente remarquablement l’aspect cosmétique et asymétrique de l’état de droit ordo libéral : il faut sauver le soldat capitalisme financier coûte que coûte, mais il faut absolument que ce soit parfaitement légal, même si c’est totalement immoral.

Michel Leis nous apprend que GM a ainsi pu mettre derrière elle la responsabilité de la mort de plus de 80 personnes, grâce à la virtuosité de l’équipe d’avocats qui a négocié son concordat. Bien. La comparaison avec la punition imposée à la Grèce est tentante pour tout individu de bon sens, curieux de comprendre un peu le monde dans lequel il vit, car que constate-t-on ? Toute l’oligarchie néolibérale tousse un peu mais trouve finalement parfaitement normal, puisque c’est légal, que GM se soit débarrassé de ses dettes financières, sociales et légales grâce à un dépôt de bilan, avec la complicité active du gouvernement américain qui ne rate pourtant par ailleurs jamais une occasion de fustiger les demeurés obscurantistes empêcheurs de libre-échanger en rond. Solder ses dettes financières, sociales environnementales ou judiciaires en faisant faillite est une pratique courante au pays du capitalisme financier roi, qui sera sans doute bientôt enseignée officiellement dans tous les grands programmes de MBA. Ces passages par la case faillite ne sont pas un handicap trop lourd quand ils sont bien gérés : Chrysler, GM, la plupart des grandes compagnies aériennes qui ont réussi par ce biais à casser les conventions collectives de leurs personnels navigants et au sol, et bien d’autres, ne s’en sont pas trop mal remis après avoir passé à la paille de fer leur bilans et leurs effectifs. Les marchés financiers n’en sont pas morts non plus : en jouant astucieusement, certains hedge funds ont même réussi un de ces coups de légende que l’on commente avec gourmandise en sirotant une boisson d’hommes dans son club pendant l’happy hour.

Et pendant ce temps là, on hurle à la mort quand quelques pauvres bougres ont eu la faiblesse de croire au rêve de devenir propriétaire, – qu’on leur survendait légalement à longueur de pub télé -, font défaut sur leurs prêts parce que la bulle immobilière qui sous tendait cette arnaque légale a crevé, et que le défaut de quelques centaines de milliards de dollars l’a transforme toujours aussi légalement en un gouffre de plusieurs trillions de dollars par la magie noire des CDS.

On a fait mieux depuis : sentant confusément qu’un défaut de la Grèce aurait un effet cataclysmique encore plus important, car il ne s’agit plus de pauvres bougres, mais d’un Etat souverain, membre de l’Union Européenne et partenaire de la zone euro, les vertueuses fourmis des marchés financiers ont envoyé leur troika-commando prendre le contrôle du système financier grec et imposer un régime de fer à ces cigales grecques. Leur plan devait permettre un redémarrage rapide de l’activité, comme chez GM, Chrysler et les autres, mais sans le passage par la case faillite qui provoquerait essaie-t-on de nous convaincre, un tsunami financier encore pire que celui de 2007/2008 alors que les sommes en jeu sont comparables, et modestes par rapport aux trillions engloutis. Il n’en a rien été. Les prévisions optimistes des experts se sont transformées en tragédie humaine pour les Grecs qui essaient de survivre dans une économie qui s’est rétractée de 25 %, et ou de plus en plus d’entre eux n’ont plus accès ni à la nourriture ni aux soins indispensables. On sait par ailleurs que les pays ayant fait défaut sur leur dette n’en sont pas plus morts que GM ou Chrysler. Il y a toujours des financiers à l’affut d’un bon coup, et/ou des États ou des individus fortunés qui estiment qu’il est de leur intérêt supérieur de ne pas laisser un pays s’effondrer.

Deux poids, deux mesures : dans la plus parfaite légalité, ce sont toujours les soutiers qui finissent par payer les erreurs de leurs dirigeants : les salariés et les petits porteurs à qui les gérants de fonds savent refiler la patate chaude avant l’orage de gré ou de force (cf. par exemple la saga du tunnel sous la Manche) pour les sociétés en faillite, les contribuables/consommateurs pour les États.

Jusqu’à quand supporterons-nous ces abus parfaitement légaux, mais presque tout aussi parfaitement immoraux ? Les paris sont ouverts…

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