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PAUL JORION : DES ROBOTS ET DES HOMMES
Propos recueillis par Aurélien Berthier
Anthropologue, spécialiste d’économie, titulaire de la chaire « Stewardship of Finance » à la Vrije Universiteit Brussel et bloggeur très suivi, Paul Jorion revient sur la mécanisation du monde en cours jusqu’aux valeurs que partagent les néolibéraux avec les robots.
Vous dites que des millions d’emplois sont menacés, que d’ici 20 ans, près de 50 % des emplois seront assurés par des machines. Contrairement à l’idée reçue, la technologie détruit donc plus d’emploi qu’elle n’en crée ?
Et encore, c’est une projection qu’on fait maintenant, dans l’état actuel de la technologie. Comme la technologie va s’améliorer encore, ce chiffre sera probablement beaucoup plus élevé. On ne voit pas d’emploi humain qui ne soit remplaçable par du mécanique. Sauf à ce qu’il y ait alors une politique délibérée. Par exemple de dire que les personnes sur le point de mourir doivent être assistées par un être humain et non par un robot.
On arrive à un état où tout ce que nous savons faire, la machine peut le faire mieux. Si on parle de la singularité comme du moment où l’ordinateur prend le pouvoir sur nous, ça se passe vers 1980, lors de l’invasion de l’ordinateur individuel. Le passage s’est fait là. À partir du moment où il y a un logiciel qui assiste les décisions, les personnes qui viennent après ceux qui ont créé ce logiciel n’ont plus aucune conscience du mécanisme. Elles savent qu’il faut appuyer sur le bouton pour obtenir le résultat. Mais en général, il y a une déclassification sur laquelle Bernard Stiegler attire d’ailleurs l’attention. Le fait qu’à emploi égal, par exemple dans une banque celui qui s’occupe de la valorisation du calcul des obligations, maintenant, c’est quelqu’un qui a une qualification bien inférieure au moment où il fallait concevoir les logiciels. À l’époque, on devait comprendre comment cela fonctionnait. Maintenant plus. On perd des capacités. Non seulement la machine raisonne mieux que nous mais nous, en parallèle, nous cessons de réfléchir puisque la machine le fait bien.
Cette robotisation va créer un chômage de masse. Qu’imaginez contre cela ? De nouvelles révoltes luddites ?
Si personne ne fait aucun effort pour maitriser cela oui, cela conduira à des révoltes luddites, des gens qui considèrent qu’il faut casser la machine. Le luddisme, c’est justifié par le fait qu’on n’a jamais permis à celui qui est remplacé par la machine dans notre régime de propriété privée de bénéficier véritablement du bénéfice qui en résulte. C’est le propriétaire de la machine qui va en bénéficier. En fait, il y a deux questions distinctes : est-ce que c’est une bonne idée d’inventer des machines pour nous remplacer, oui. Est-ce que c’est une bonne idée que seuls les plus riches bénéficient de cela, non. C’est pour ça que j’ai proposé avec Bruno Colmant, dans Penser l’économie autrement, une taxe sur la productivité des machines qui permettrait au travailleur remplacé par un logiciel ou un robot de bénéficier lui aussi de cette mécanisation globale au lieu d’en être simplement la victime.
D’une manière plus générale, comment faire pour que progrès technologique rime un peu plus avec ses valeurs de progrès social et démocratique ?
On s’est beaucoup leurré sur la notion de progrès. En 1867, avec l’abrogation des lois qui interdisaient la spéculation (ou en France en 1885), on disait : « la spéculation, c’est le progrès ». Le mot « progrès » dit « vous êtes un imbécile si vous ne croyez pas à ça ». Le mouvement technologique n’a jamais été spécialement motivé par le progrès mais plutôt par le profit. Ça continue de cette manière-là. La différence entre droite et gauche ne se situe pas par rapport à une attitude vis-à-vis de la technologie mais par rapport au partage des bénéfices que ça rapporte. Ce qui est de gauche, c’est de dire on partage les bénéfices, ce qui est de droite c’est de dire, c’est celui qui a apporté le capital qui en bénéficie.
La société est de plus en plus régie par des algorithmes, ces programmes informatiques destinés à accomplir une tâche sont au cœur de plus en plus de services privés et publics (Éducation, santé, énergie…) Est-ce qu’on ne risque pas d’entrer peu à peu dans une tyrannie de l’efficacité ?
On en est déjà là. Le tournant, c’est les années 1970 avec Thatcher et Reagan ou le prix Nobel Gary Becker en 1992 disant qu’on peut tout marchandiser, tout calculer et qu’il faut tout calculer… C’est la reconnaissance de la victoire du robot, que la technologie soit là ou non. C’est Metropolis. On donne le pouvoir à une rationalité purement quantitative et on évacue la question qualitative. La méthode du robot c’est la même pensée que le néolibéralisme : dire que c’est la rentabilité qui va décider.
Le problème que nous avons est que l’homme d’affaires a gagné. Et l’homme d’affaires n’est pas un très bon philosophe. C’est une sorte de robot avant la lettre. Et malheureusement, il n’y a plus qu’eux qui prennent les décisions. Le problème n’est pas celui de la technologie mais celui d’un système politique où nous nous désintéressons de ce qui se passe. On s’est déjà déresponsabilisé au profit d’individus aux schémas de pensées très robotisés. On a déjà abandonné sa souveraineté à quelqu’un d’autre ou quelque chose. Robot ou pas, peu importe.
Tant qu’on mettra la liberté avant l’égalité, on ne sortira pas du cadre!