Billet invité.
Jacques Attali nous a sommés récemment de prendre en main notre destin, dans son dernier livre « Devenir soi », d’auto-entreprendre sa vie, pourrait-on dire avec un néologisme. Si l’individu est une sorte d’entreprise unipersonnelle, on pourrait alors jouer à lui appliquer les méthodes du Marketing : il serait la JA S.A.R.L. Et parmi les analyses marketing , une est bien connue : SWOT – Strengths, Weaknesses, Opportunities, Threats (forces, faiblesses, opportunités et menaces).
Si l’on considère le marché où opère la JA S.A.R.L., c’est un marché de « niche » haut-de-gamme (« premium ») : à l’intersection des penseurs, écrivains ou philosophes et des conseillers du Prince (ou leader des masses). Un indice : Attali a écrit des biographies de Pascal, Marx, Gandhi, Diderot… Pour lui, la barre est très haute. Il y a en effet une plus-value majeure à être penseur et/ou écrivain reconnu quand on a également le rôle de conseiller du Prince ou de révolutionnaires. Malraux, Gorki, Marx, Diderot ou même Pascal sont de parfaits exemples où la réflexion alimente l’action, où ces grands auteurs ont approché les Princes ou guidé les masses. Certains furent ambitieux, d’autres désintéressés.
L’opportunité est de laisser une grande trace dans l’Histoire, pas seulement comme conseiller, plus ou moins occulte ou occulté, mais par sa propre valeur comme philosophe, essayiste ou écrivain… La menace est le risque constant d’échouer en tout : ne pas assez avoir de folie comme écrivain, d’originalité comme philosophe ou de créativité comme essayiste. Ce positionnement de niche a probablement des effets négatifs sur la JA S.A.R.L. : trop de sujets brassés, trop de Princes conseillés. Les conséquences apparaissent de temps à autre avec évidence dans le « creux » d’un billet tel que À quoi peut encore servir la COP 21 ?.
Mais dans le SWOT il est justement impossible de dissocier ces aspects extérieurs des tensions internes : les forces et les faiblesses qui vont soit faire gagner des parts de marché en penseur-conseiller incontournable (opportunité) soit d’en faire perdre et tomber finalement dans l’oubli – une note en bas de page (menace). La force et la faiblesse relèvent (comme c’est souvent le cas) d’une même qualité poussée à l’extrême qui peut paradoxalement aboutir à des effets opposés. Pour J. Attali c’est sa très grande intelligence qui risque de le faire osciller entre le brillant superficiel, dû à sa rapidité de compréhension, et la profondeur créatrice de certaines de ses analyses. Son problème vient en partie de sa formation d’excellence : il a accompli un parcours rare de Polytechnique à l’ENA. Major de Polytechnique, il était dans l’élite de l’élite : le corps des Mines. Une hyper sélection par des problèmes dont au fond on sait qu’ils ont une solution mais à trouver le plus rapidement possible lors des concours… Les X-Mines ont apporté énormément à la République mais ils ont souvent atteint leurs limites comme le démontre l’aventure nucléaire française dont ils sont les responsables et les gardiens bornés. Un juriste ou un philosophe auront évidemment d’autres façons d’aborder et résoudre les problèmes.
Malgré le très haut niveau scientifique acquis par J. Attali, il n’a visiblement pas été formé par la recherche et souvent ceci transparait dans ses fulgurances où tout se mêle, superficiellement avec brio. La recherche scientifique, c’est justement le domaine dans lequel les questions sont parfois plus importantes que les réponses et qui contient des anticorps anti-dogmatisme. L’introduction du billet dans laquelle tout est mis sur le même plan, un peu désabusé et sans plus d’arguments, étaye une constatation exacte sur l’aboulie de nos dirigeants mais reste inacceptable par ce relativisme.
Mais J. Attali a voulu s’extraire de la gangue ankylosante de sa formation initiale et il a ensuite été énarque plutôt que « simple » X-Mines. Et il est tombé dans une autre forme de dogmatisme, parmi les pires qui soient en France. La technostructure énarchique mène la France dans des impasses terribles par les dénis constants des problèmes et son manque de culture historique, géographique et littéraire, dénoncée par R. Debray. Ce qui n’est pas le cas d’Attali : sa culture est variée et approfondie, nul ne peut le nier. Il s’est aussi évadé dans la musique, domaine où il a montré ses capacités (chef d’orchestre). Cet excellent essayiste sait détecter avant tout le monde des tendances nouvelles – par ex. le gaz de schiste aux USA et son potentiel géostratégique – ou découvrir des penseurs novateurs – Paul en est un exemple car je crois me souvenir que JA a aidé à la publication de son livre sur les subprimes [P.J. : indirectement mais correct, et vrai pour les suivants !]. Il vaut donc la peine de mieux comprendre comment il peut commettre ce genre d’article trop rapidement rédigé. Car il est animé d’un désir sincère de faire quelque chose pour son pays et a déjà dit son désespoir devant la nullité de notre classe politique. Il me semble que le catalogue de bric et de broc proposé est le signe d’une immense inquiétude.
Prenons le cas de la géo-ingénierie. C’est une démarche absurde et dominée par l’hybris. L’espèce humaine a su modifier son environnement (cf. les polders aux Pays-Bas, les qanats en Iran…) mais en prenant le temps, beaucoup de temps ! De nos jours notre puissance technologique nous amène à nous précipiter dans des catastrophes à long terme en croyant résoudre des problèmes à court terme. Timiota a indiqué avec humour ces impasses intellectuelles de la démarche de géo-ingénierie :
« La géo-ingénierie: l’apprenti-sorcier en majesté dans le volet n°2. Taille encore plus grande que le nucléaire, erreurs encore plus irrattrapables. « Chérie, j’ai rétréci le Gulf Stream ». »Quoi, t’avais pas mis du succinate de fer dans la lessive ? »
Non, il n’y avait a priori aucune malignité à protéger des risques incendie la Tour Montparnasse par de l’amiante, pas plus que de mettre du Bis-Phénol-A dans les biberons ou plus généralement de nous retrouver avec des pollutions presque irréversibles de l’air, des eaux et des océans. Il est évident que nul ne peut prévoir les effets de ces opérations car, malgré la complexité de nos ordinateurs, nous sous-estimons systématiquement les complexités en interaction de Dame Nature. Et en précipitant nos actions, nous ne lui donnons plus jamais le temps des adaptations. Dans le cas du réchauffement climatique, il faut bien sûr attaquer ses causes plutôt que de compenser ses effets et surtout avoir une vision d’ensemble car tout n’est pas lié au réchauffement… Zébu résume parfaitement :
« Attali pose un diagnostic : l’absence de consensus et l’échec programmé de la COP 21, au regard des objectifs et de l’urgence. Mais ce n’est pas un constat lucide, parce qu’il évite d’interroger les causalités. Ces causalités sont les rapports de force mais aussi les modalités de fonctionnement du système. » (…) Le prémisse ‘exact’ serait : ‘puisqu’on ne pourra atteindre les objectif de la COP 21 sans transformer les modalités de fonctionnement du système, il faut donc transformer ces modalités’. Et de cette prémisse, on en tirerait évidemment (et lui avec) des conclusions toutes différentes. C’est ce refus qui conduit Attali là où il va (…) simplement parce qu’il se refuse à examiner la réalité, dans son ensemble ».
Mais par ce déni J. Attali suggèrerait qu’il a une vision effrayante de ce qui se dessine à l’horizon mais sans pouvoir renoncer à toutes ses croyances. Or le néolibéralisme a porté à son apogée la nocivité perverse des systèmes coloniaux et capitalistes. Ainsi est-il impossible d’avoir une telle explosion démographique avec un tel développement des inégalités au profit d’une caste prédatrice féroce ; c’est devenu risque majeur pour la planète. On partage ou l’on meurt.
Jean-Maxence Granier a décrit les quatre postures « sémiotiques » de sortie de crise. Je cite Paul Jorion :
« On est 5 ans plus tard. Jacques Attali était dans la 2ème catégorie, où il disait « on va pouvoir garder le système tel quel, par des modifications assez dramatiques, mais on pourra toujours parler de capitalisme ». On m’avait demandé à moi, moi je disais « il faudra changer le système. Il y a des choses qu’il faudra changer absolument. (3ème catégorie)». 5 ans plus tard, le blocage a été total du côté de l’industrie financière. M. Attali est passé de la catégorie à celle où j’étais à l’époque (3ème catégorie). Et moi, je suis passé de la catégorie disant « en faisant de gros efforts, on va pouvoir changer ce système » à la dernière catégorie, celle qui dit « non, on ne va pas pouvoir le sauver » (4ème et dernière catégorie) ».
Le passage de la posture 3 à la posture 4 ne met pas seulement en cause le système capitaliste mais toute notre civilisation (la survie de l’espèce) et elle pourrait être pénible à vivre pour ceux qui finissent par franchir cette étape. Pour Jacques Attali, ça pourrait se traduire par ce genre de billet…
SWOT
sémiotique de la crise par J.-M. Granier
Académie Sciences US et géo-ingénierie
verbatim :
L’Académie des sciences états-unienne en appelle à la prudence quant à l’utilisation de la géo-ingénierie. Cette technique consistant à intervenir sur le climat et dont les risques scientifiques n’ont pas été évalués, n’aurait qu’un effet limité dans le temps, et n’agirait en aucune façon sur les causes du réchauffement climatique.
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