Billet invité.
À force d’expérience, les observateurs attentifs du Réel, et en particulier de la société humaine, et tous ceux qui ambitionnent d’influer sur le cours des choses, finissent par relativiser profondément la « valeur faciale » des paroles, des écrits, des actes qu’ils constatent. Leur circonspection est d’autant plus importante que l’auteur de ces paroles, écrits ou actes est intelligent et expérimenté en politique, en commerce ou en simple rouerie quotidienne. Il est toujours risqué de s’assoir à la table de joueurs aussi rusés.
En elle-même, la volonté ou intention profonde d’une personne n’est jamais connue de quiconque, même du conjoint ou des parents les plus proches. Au sens strict, elle demeure à jamais dans le cerveau de chacun. Et autrui n’y a accès qu’après le filtre de la pensée consciente, du langage, de la cohérence et de la sincérité de l’auteur. Paul Jorion évoque le rôle majeur de l’inconscient et le retard que la science peut détecter entre une action et son auto-perception consciente. A son instar, on peut presque se demander si cette volonté ou intention est jamais connue exactement de son auteur-même. Enfin, la pensée de quiconque est fondée sur sa perception de la Réalité. Platon explique dans son « allégorie de la caverne », et la neuropsychologie démontrent aujourd’hui, combien nos perceptions humaines sont biaisées. Enfin, l’esprit critique doit filtrer le flot d’informations qu’il reçoit sur des événements qu’il ne perçoit pas par ses propres sens. Internet concrétise d’une certaine manière la « noosphère » de Teilhard de Chardin (une enveloppe informationnelle qui recouvre la biosphère et réunit la pensée des êtres humains du monde entier), et son pouvoir est sans cesse grandissant, comme le démontre la percée de l’EI au Moyen-Orient. Il faut garder en mémoire ces réserves pour ce qui suit.
Dans les sphères politiques et pour ce qu’on appelle communément la volonté ou l’intention, les observateurs peuvent constater à quel point un acte peut s’avérer contraire à une parole qui masque une pensée différente encore. Et ceci à l’infini en fonction des enceintes, audiences et phases de la vie politique. L’art du leurre, de la feinte, de la manipulation, du signal, est crucial en politique, comme il l’est dans l’art de la guerre (les deux domaines sont d’ailleurs très proches au niveau conceptuel). Les meilleurs praticiens sont souvent les stratèges les plus puissants.
Ainsi, si on pose une volonté particulière à un acteur, il se peut qu’il juge utile de se taire, de poser des questions rhétoriques sous forme négative, de dire le contraire de ce qu’il pense, de donner des versions différentes à plusieurs publics, ou encore d’agir superficiellement ou au contraire en profondeur, dans le but d’optimiser progressivement la réalisation de son intention dans la Réalité.
N’ayons pas peur des comparaisons les plus simples pour illustrer de quoi nous parlons.
Ainsi, dans les deux derniers épisodes de la trilogie « Batman » de Christopher Nola (« The Dark Knight » et « The Dark Knight Rises »), et dans un scénario cousu de fil blanc, on fait porter un crime par le Batman, tandis qu’on transforme en héros justicier le procureur. Le procureur est en réalité le vrai criminel. Ce stratagème est monté de toute pièce par un officier de police avec la complicité du Batman, dans le but de créer autour du défunt procureur une personnification focalisante du droit, de la justice et de la paix aux yeux des habitants de Gotham. Leurre, feinte et manipulation, au service d’un noble objectif.
Ainsi, dans un épisode magistral de la série Rome, et pour forcer César à négocier avec lui le partage du pouvoir, Pompée veut-il lui faire croire qu’il a demandé au Sénat de le rendre hors-la-loi. Et qu’il va tout faire pour empêcher le tribun de la plèbe Antoine d’intervenir pour émettre son véto à ce vote. Après une échauffourée sur le forum, le tribun Antoine ne peut parvenir au Sénat et manifester son véto. Le Sénat rend César hors-la-loi. Et Pompée échoue dans son intention réelle d’amener César à la table de négociation. César, hors-la-loi, est acculé. Il ne peut qu’entrer en guerre contre Pompée. Pompée à son tour ne peut que l’affronter avec son armée. César avait anticipé ce geste tactique, et pensait qu’Antoine pourrait présenter son véto. Il est donc surpris d’être acculé à la guerre par Pompée. Pendant ce temps, la « valeur faciale » des gestes des uns et des autres est totalement inintelligible pour la plèbe impuissante. La lutte pour le pouvoir est ainsi parsemée de telles mascarades.
Dans la série Homeland, portant sur la lutte de la CIA contre le terrorisme iranien, les apparences ne sont jamais ce qu’elles sont. Chacun porte un masque dans un jeu d’ombre et de lumières digne du Carnaval de Venise. Chacun semble souvent agir à l’inverse de ses propres intentions et valeurs supposées, toujours dans l’espoir de mieux atteindre ses propres objectifs. Le spectateur est trompé de bout en bout par l’intrigue savamment menée. En particulier dans le domaine du renseignement, la fin semble souvent justifier les moyens.
On découvre que depuis l’Antiquité au moins, les guerres se gagnent aussi en marge des champs de bataille, par le pouvoir du renseignement et de la manipulation de l’information.
Et pour ceux qui veulent constater et pratiquer certaines de ces règles sans prendre de risque, le poker est un jeu extrêmement passionnant. Il fait émerger par quelques règles simples une bonne partie du spectre du comportement stratégique et de la guerre psychologique qui l’accompagne.
Souvent, la voie détournée, à première vue paradoxale, semble ainsi préférée par les meilleurs stratèges et les meilleurs tacticiens. Parfois à leur détriment.
Ainsi, n’y a-t-il pas eu d’officiers, miliciens ou policiers, jugés comme collaborateurs à la fin de la guerre 40-45, qui étaient en fait d’héroïques résistants informateurs de la Résistance, sacrifiant leur réputation et leur nom aux yeux de tous pour permettre les coups les plus percutants contre le régime nazi ? N’ont-ils pas dû leur salut aux témoins réels de leur moralité, pour peu qu’ils aient subsisté ? Ainsi l’exemple fameux de l’industriel et membre du parti nazi Schindler qui fut nommé au rang de Juste parmi les Nations par les Juifs.
Mais combien de héros de l’histoire sont des traitres, et des traitres sont des héros ?
Enfin, la Réalité elle-même est paradoxale face à nos intentions et notre volonté. Sa nature de système complexe rend parfois nos efforts éminemment et ironiquement contre-productifs.
Ainsi, certains pensent que les tenants d’une certaine « realpolitik » auraient raison de commercer avec les dictatures, en comptant plus ou moins accessoirement sur la création de richesse et d’une classe moyenne pour les faire s’effondrer au final. Collaborer pour mieux détruire ? Leur discours pourrait publiquement défendre les droits des travailleurs tandis que leurs actions masquées seront de signer de juteux contrats d’exportation avec les pays qui emploient ces mêmes travailleurs.
Ainsi ces mêmes tenants calculeraient que la chute d’un tyran et de sa pyramide de pouvoir peut mener, dans les sociétés sans alternative, à une situation objectivement pire, où le taux de meurtre, de torture, d’orphelins et de veuves, de destruction d’infrastructure, de pauvreté et d’abjection totale est objectivement et massivement supérieur à la situation qui prévalait ? Leur discours sera officiellement celui des barricades, de la défense des héros de la liberté, mais leurs actes seraient, au mieux, d’éviter pudiquement de fournir des armes à la rébellion…
Et dans la réalité quotidienne, combien ne sommes-nous pas à dire ou faire blanc pour que noir se produise ? Et qu’ironiquement, blanc se produise quand même !
Bref, on voit là l’immense fossé qu’il peut y avoir chaque fois entre les informations, les perceptions, les intentions, les pensées, les discours, les écrits et les actes et les événements qui se réalisent finalement. Chaque niveau de transmission de l’intention et de la volonté peut être volontairement manipulé par leur auteur (ou ses ennemis). Et chaque saut entre ces sphères peut mener à l’échec de l’intention initiale de l’auteur à cause de l’imprévisibilité du monde.
Dans ce cadre à plusieurs niveaux de lecture et pour les enjeux les plus cruciaux, que nous traitons sur ce blog, en tant qu’acteurs de la noosphère, le traitement circonspect de l’information est déterminant. Comment devons-nous interpréter le récent billet de Jacques Attali A quoi peut encore servir la COP 21, à la lumière de notre volonté, de nos intentions pour la préservation de l’espèce et de la société humaine face aux risques environnementaux ? Comment mettre à jour les intentions et la stratégie d’Attali ?
Attali est un acteur central de la noosphère, dans la francophonie mais aussi au-delà. Il n’est plus à présenter. Les Amis du Blog de Paul Jorion ne peuvent pas se permettre de ne pas se positionner face à ses propos. La lecture de son dernier billet, dans la continuité d’autres billets plus anciens, laisse en effet un grave sentiment de doute sur son analyse de la situation et sur le bien-fondé de son positionnement.
Car au fil de ses billets, son propos tend à miner la recherche d’une autolimitation par l’Humanité de ses émissions de gaz à effet de serre, tend à placer des espoirs indus dans la découverte de solutions technologiques miraculeuses, tend à présenter l’écologie politique comme punitive, tend à laisser croire que le système économique actuel et donc la croissance peuvent être conservés, notamment via sa proposition d’économie positive, il tend à mettre sur le même pied et à donner de la visibilité à des propositions dont la validité est gravement différente (des propositions invalidées par la science) et à minimiser le consensus politique et international du 5ème rapport du GIEC. Enfin, il tend à placer dans l’altruisme, même rationnel, des propriétés qui oblitèrent le rôle indispensable que la limitation, la loi, les normes, les règles, l’impôt doivent venir mettre à la prédation suicidaire de l’espèce humaine sur la biosphère. Il tend à privilégier la voie « positive » de la créativité (nous dépasserons les limites du Réel par nos créations) au détriment de la voie « négative » de la créativité (nous utiliserons les limites pour des créations qui transcendent le cadre du Réel).
Faut-il postuler sa bonne foi, son intelligence, sa lucidité face à la crise environnementale et énergétique, face aux contingences de la société, de la politique et de l’économie, et sa perception réelle d’un risque réel de disparition de l’espèce, et à terme plus proche, de la possibilité d’un effondrement civilisationnel ? Et en déduire mécaniquement un savant stratagème, voire un héroïque sacrifice à la cause, invisible de tous, par lequel, comme dans l’extrait de poème « les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur monotone », la Résistance serait poussée à entreprendre des actions de sabotage, ou comme dans les actions de contre-espionnage ou les écrits de Voltaire, les ennemis seraient intoxiqués, humiliés, décriés par celui-là qui imite le mieux leur prose ridicule ? Attali avance-t-il masqué pour mieux défendre la cause du climat et de la civilisation ? Quel rôle joue-t-il ? Celui d’un simple provocateur ?
Jacques Attali revendique une multiplicité personnelle et veut incarner une certaine complexité intellectuelle. Discours contradictoires et actions paradoxales sont sa spécialité. Il n’y a qu’à lire le fil successif de ses billets, la liste de ses commanditaires de rapport, et le contenu de ses créations. L’homme est un caméléon. Mais ne risque-t-il pas, comme Nostradamus, de tout dire et prédire pour avoir raison dans tous les cas ? De nombreux penseurs sont encensés par l’histoire pour un livre, alors qu’un autre de leur livre défend la thèse adverse. La multiplicité légitime ne doit pas devenir de la duplicité, même inconsciente.
Si on applique le principe du rasoir d’Occam, de plusieurs théories expliquant un phénomène, la plus économe en moyens sera préférée. Réunir autant d’intelligences au sein des Amis du Blog de Paul Jorion et ne pas trouver une explication tactique crédible au billet d’Attali, alors qu’il s’adresse au grand public, c’est peut-être pousser trop loin la finesse de l’analyse. La théorie la plus simple serait-elle la bonne ? Attali s’égarerait-t-il ?
Faut-il une lecture plus littérale ? Une lecture qui nous conduise à pourfendre le billet d’Attali sur le fond, parce ce qu’il met sur le même pied des opinions objectivement fausses selon les connaissances scientifiques actuelles et défend une stratégie indéfendable ? Faut-il admettre son égarement total, et rétablir une certaine vérité ? Car ce n’est pas la première fois qu’il y a un malaise dans le discours d’Attali, un malaise qui se situe exactement aux charnières du Soliton de Paul Jorion ? Quel positionnement autour des enjeux suivants : crise environnementale, complexification du fonctionnement de la société, concentration des richesses avec leurs corollaires de croissance, d’énergie nucléaire, de rôle de la technologie face au rôle de la régulation et au niveau tactique : discours dans le cadre du système ou discours qui remette en question le cadre ?
Le rôle de l’intellectuel est-il de flatter les pulsions prométhéennes mortifères de l’espèce parce qu’elles semblent intrinsèques ou bien, quitte à se faire détester, d’établir des faits, des faits et encore des faits qui appellent à une régulation de ces pulsions ? Au lieu d’enflammer l’hybris humain, ne devons-nous pas aujourd’hui rappeler le premier fait qui doit occuper l’homme et notre époque : la limite est partout ! L’univers, la biosphère, la vie, l’Homme, la technologie, l’économie et la société ont des limites. Si ces limites sont franchies, elles nous mènent à notre perte. Ces limites ne sont pas des punitions, même si Attali en souffre comme chaque mortel jeté dans l’existence. Et l’écologie politique est le premier mouvement politique à reconnaître explicitement les limites de la biosphère. Ces limites sont des faits réels.
Plutôt que de faire croire en des chimères, un des rôles de l’intellectuel et du politique n’est-il pas aussi celui-là : rappeler sans cesse, sans faiblir, en les martelant, les limites réelles du monde et de l’humain à tous ceux qui les franchissent ?
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