Le Monde, La BCE dans le brouillard des marchés, mardi 17 mars 2015

La BCE dans le brouillard des marchés

John Maynard Keynes observait en 1923 dans son Tract on Monetary Reform que « la déflation implique un transfert de richesses du reste de la communauté vers la classe des rentiers et vers tous ceux qui détiennent des titres. Elle implique en particulier un transfert du groupe des emprunteurs, c’est-à-dire dire des commerçants, des industriels et des fermiers, vers le groupe des prêteurs, autrement dit un transfert de richesse de la population active à la population inactive ». En effet, les prix étant demain moins élevés qu’aujourd’hui, pourquoi ne pas attendre avant d’acheter ? Ceci débouche sur des carnets de vente moins fournis, des usines qui ferment, et des travailleurs à la recherche d’emploi.

La menace de déflation que connaît aujourd’hui la zone euro est encore plus compliquée par le fait que la dette souveraine nouvellement émise l’est a des taux très bas, voire même négatifs. En réponse à cette menace, la Banque centrale européenne (BCE) a mis en place le 9 mars une politique d’« â€‹assouplissement quantitatif  ». Elle achète des titres de dette souveraine ou privée sur le marché secondaire, c’est-à-dire non pas directement auprès de ceux qui émettent cette dette (qui empruntent), mais auprès de ceux qui sont disposés à la revendre après l’avoir achetée. Le prix des obligations émises précedemment augmentant du fait de leur rareté croissante, les nouveaux produits de dette, pour lesquels la demande est forte en raison des achats massifs de la BCE, peuvent être émis à des taux moins élevés. S’endetter devenant meilleur marché, les entreprises et les particuliers empruntent davantage. L’économie repart et les prix grimpent. La déflation est ainsi conjurée – du moins si l’on en croit ce scénario idéal.

Mais comment la BCE peut-elle s’assurer que sa politique produit bien les effets espérés ? En utilisant une méthode indirecte, convoquant bien davantage la croyance que le savoir. L’efficacité de la politique menée par M. Draghi, le président de la BCE, est en effet jugée à l’aune du niveau du taux d’intérêt du produit dérivé appelé « swap de taux de cinq ans, dans cinq ans », libellé en euros. Il s’agit d’un contrat où deux contreparties échangent des flux d’intérêt fixe et variable et dont la durée, comme le suggère son intitulé, sera de cinq ans, à partir d’une date située à cinq ans d’ici. Par comparaison avec le taux d’aujourd’hui, une composante « inflation » apparaît ou non dans le taux exigé.

C’est, nous dit-on, ce produit financier dont M. Draghi guette le comportement : si une inflation de 2% devait y apparaître implicitement, le pari serait jugé gagné.

Mais ceci soulève un certain nombre de questions liées à la validité des modèles financiers. Ainsi, le niveau d’inflation implicite à un produit financier vendu aujourd’hui à un horizon de X années, constitue-t-il une prédiction valable de ce qui sera effectivement le cas dans X années ? La théorie économique affirme que oui… alors que l’analyse des données passées prouve que non.

La théorie des anticipations rationnelles, dominante aujourd’hui, suppose en effet l’omniscience des marchés et l’optimalité de leurs décisions, alors que l’examen a posteriori de leurs anticipations fait voler cette « omniscience » en éclats : la performance de ces anticipations n’est pas meilleure qu’un tirage au hasard !

La raison en est évidente : imaginons même que « les marchés » devinent avec exactitude ce que sera le taux d’inflation en 2020 et que le taux du swap s’établisse en conséquence : le rapport de force entre l’offre et la demande dans les transactions portant sur ce swap « 5 ans, dans 5 ans » dans les semaines et les mois à venir diminuera ou augmentera le taux exigé, le faisant ainsi décoller de son niveau de prédiction « juste », rendant de ce fait illisible ce qu’il en est vraiment.

L’évaluation par M. Draghi de l’efficacité future de sa politique dépend d’un modèle qui ne fournit éventuellement des prédictions justes que si le rapport de force entre acheteurs et vendeurs ne s’exerce pas ! C’est dire si l’on avance ici en terrain peu sûr…

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