Billet invité.
Bulletin d’impressions / « ma haie » :
Quand j’allume mon ordinateur pour me promener dans ma haie, je ne suis pas dans une logique de « livre à la française », où les choses se suivent et s’enchaînent pour former un tout. (…) C’est une organisation de type « haie », en mouvement comme le « jardin » du même nom de Gilles Clément, avec ses trous, ses changements de vitesse, ses inévitables répétitions.
(Ma Haie, Emmanuel Hocquard ed. P.O.L. 2001 )
Un voyage, non pas touristique, mais pour comprendre « comment va le monde ? ». L’éloignement améliore la perspective, le changement de point de vue brise les lieux communs et les idées toutes faites. La découverte de l’œuvre de Wang Shu, architecte Chinois et Pritzker Price, a été déterminante dans ma décision de participer à ce voyage. Que la belle Shanghaï ne s’en offense pas ! Elle reste une des villes orientales aussi exceptionnelle que peuvent l’être New York ou bien Venise en Occident. La vue sur le quartier du Pudong au bord du fleuve Huangpu est époustouflante. C’est notre première soirée en Chine : restaurant en balcon au-dessus de l’eau, plateaux tournants et baguettes ; il fait très chaud !
Pudong vu depuis l’autre rive
La Chine : surpopulation. Comment faire pour affronter l’augmentation de la population sur terre ? Ici la question est cruciale. Exode rural en plein boum. C’est le XIXème siècle européen. L’expansion des villes court à toute vitesse.
Au bord des routes des immeubles de béton hauts de trente étages et tous identiques s’alignent à perte de vue. Ils semblent vides : aucune trace de vie, aucune lumière aux fenêtres, ils attendent les dernières finitions pour accueillir les habitants. Mais comment ceux-ci vont-ils vivre dans cet univers, par dizaines, par centaines, superposés.
L’urbanisation
La Chine : un état socialiste de dictature démocratique et une économie devenue libérale. Je ne comprends pas l’alignement de ces mots et leur sens juxtaposé : socialiste, dictature, démocratie.
L’urbanisation à grande échelle et à grandes mailles fait apparaître le manque de lien dans le nouveau tissu créé. La trame d’aménagement est trop lâche et l’emprise au sol des bâtiments trop faible. Les aménagements urbains ne sont pas qualitatifs. C’est toute la réflexion actuellement en cours dans la redéfinition de l’espace public à l’œuvre en Europe qui manque cruellement ici. Toutes les erreurs de la reconstruction d’après-guerre dont nous gardons les traces en France sont reproduites à grande échelle. Question de temps : ils n’ont pas le temps ! Je n’ai pas encore bien compris d’où vient l’urgence contemporaine. Un ami malien m’a raconté un jour que lors de son premier voyage à Paris il s’était mis à courir dans le métro, croyant qu’il y avait le feu, ou bien un danger quelconque. Comment, à cette vitesse là, « laisser pousser l’herbe entre les pavés » ? (« Dialogues » Gilles Deleuze, Claire Parnet, ed. Champs/ Flammarion)
Chantier : nous visitons une réalisation d’immeubles de bureaux dans le quartier de la gare sud. Et justement : l’herbe entre les pavés ! Des ouvrières chinoises, enveloppées dans des sacs plastiques pour se protéger de la pluie, finalisent les aménagements paysagers autour des constructions dans la terre boueuse. Nous apprenons qu’elles sont originaires des campagnes reculées, qu’elles sont payées quelques yuans par jour, et que leurs enfants sont laissés aux bons soins des grands-parents dans les villages.
Ouvrières sous sacs plastiques
Comme de bons petits soldats les bâtiments regardent tous dans le même sens. Mais pourquoi toutes les constructions sont-elles orientées nord/sud ? Cette obligation d’orientation empêche toute création de places et de quartiers constitutifs des villes. Comment faire sans composition urbaine préalable à tout projet d’aménagement ?
Les « villages » (c’est bien le mot utilisé ici pour nommer la prolifération des maisons chinoises au bord des immenses autoroutes urbaines) sont en fait un alignement de maisons orientées N/S. Les maisons occupent la presque totalité de la parcelle : seul un retrait réglementaire de 3m est imposé en limite de propriété. Elles sont toutes composées d’un rez-de-chaussée et de deux niveaux, dont souvent le deuxième étage est vide. Cette disposition est issue du contexte particulier qui autorise le gouvernement à exproprier les nouveaux propriétaires en cas de projet de construction publique (route, pont, nouveaux tracés, chemins de fer, grand équipement, etc.). Dans ce cas le dédommagement est calculé en fonction de la surface habitable de la maison : c’est pourquoi il faut utiliser au maximum le droit à construire dans l’éventualité d’une possible expropriation.
Les villages
Il n’y a pas de réelle qualité constructive dans la mise en œuvre des bâtiments (tout va toujours trop vite), pas d’isolation thermique, pas de double vitrage, pas de prise en compte du développement durable et des économies d’énergie. Cependant le Gouvernement Central de Pékin a créé un Ministère de l’Environnement chargé de faire respecter les lois pour la protection de l’environnement. Ces mesures sont difficiles à faire appliquer dans les provinces du fait d’une trop grande imbrication des intérêts privés et politiques.
Je réalise à quel point la mixité est une composante indispensable à la création des villes. Ici les « macro-lots » sont à mono-destination : zone d’habitation, zone industrielle, zone d’activités. La mixité verticale et horizontale, où les usages et les fonctions sont partagés sur un même site, est le lien nécessaire à la notion du « vivre ensemble » qui permet de porter une attention extrême à toutes les questions sociales y compris celle de la survie de toutes les espèces et de la planète.
Pour aller à Ningbo on emprunte un pont de 36 kilomètres de long depuis Shanghaï qui permet d’éviter de faire le tour de la baie de Hangzhu. C’est le deuxième plus grand pont du monde après celui du lac de Pontchartrain en Louisiane. J’essaye d’imaginer : c’est la moitié de la distance entre Nantes et Saint Nazaire !
Au XIVème siècle, Ningbo comptait déjà 1,3 millions d’habitants ! À la même époque la population de Paris était de 100.000 habitants ! Un siècle avant, Marco-Polo (1254–1324) avait décrit cette fabuleuse civilisation. Entre Orient et Occident il a fallu attendre le XXème siècle et l’avènement du communisme pour que la conscience occidentale prenne en considération cet immense continent.
Je visite le Musée de Ningbo et observe une photo de la ville au début du XXème siècle. Je mesure à quel point le monde moderne a permis de relier tous les points sur la carte. Je découvre ainsi l’amnésie dans laquelle j’ai pu être plongée durant cinq siècles !
Le musée de Ningbo
Nous y voilà ! Je ne connaissais ce projet que grâce aux publications dont il a fait l’objet. L’émotion est toujours au rendez-vous des découvertes architecturales. Ce qui frappe avant tout le visiteur éclairé c’est l’équilibre entre modernité et tradition dans le choix des formes et l’utilisation des matériaux. Sur une structure primaire en béton, Wang Shu utilise la technique traditionnelle du wa pan qui est l’empilement de tuiles et de briques récupérées des ruines. C’est une méthode de construction traditionnelle des régions qui subissent les typhons. S’offre ainsi à mes yeux une richesse de couleurs et de matières dont chaque mur est constitué. Le regard fouille ainsi les surfaces qui se présentent comme des tableaux. J’essaye d’imaginer les ouvriers à l’œuvre disposant les différents matériaux : tuiles, briques, morceaux de pierres sculptées. Je me demande si Wang Shu a réellement fait des plans de détail de chaque mur ou bien s’il a laissé chacun libre de sa composition.
Les murs du musée de Ningbo
Les collines de Hangzhou, la brume sur le lac : quel spectacle féerique depuis le haut du temple de Lingyin ! Je regrette de ne rester ici que deux jours qui ne m’ont pas permis de visiter vraiment la ville et ses environs. J’ai acheté des galettes de thé Longjing. Hangzhou est le cœur du terroir du thé vert le plus réputé de Chine. Le thé Longjing fait l’objet d’un véritable culte pour les Chinois : il serait idéal dégusté avec l’eau de source des Tigres Bondissants. Je n’ai pas eu la chance d’aller voir cette source, ni de me faire raconter l’histoire de cette légende du IXème siècle qui remonte à la dynastie des Tang : des paysans auraient imploré les dieux pour avoir des pluies plus fréquentes, un bonze vit apparaître deux tigres bondissant de la forêt voisine et se faire les griffes dans le jardin du temple. Aussitôt une eau pure sortit des traces de griffes…
Les collines de Hangzhou
Hangzhou c’est aussi le lieu de la magnifique université construite par Wang Shu. Partout la nature accompagne l’architecture dans un onirisme qui contraste avec tout ce que j’ai pu voir jusqu’ici. La déambulation dans les différents bâtiments s’apparente à une promenade dans un paysage escarpé : les façades s’escaladent le long des escaliers, les toitures sont des surprises de placettes, petites rivières et enchevêtrements de charpentes bois, les murs en pisé côtoient la structure béton et les linteaux de métal. Les courbes des longs pans de toit me rappellent que je suis en Chine.
Université de Hangzhou
EXIT/EXIT : difficile de trouver son chemin, de se faire une idée exacte de ce pays en pleine mutation, de la nature des relations humaines et de la qualité de vie de ses habitants en si peu de temps. Mais l’expérience d’un tel dépaysement, les rencontres organisées par la Cité de la Chine avec les représentants de la ville de Shanghaï, les échanges qui s’en suivirent et la découverte de l’œuvre de Wang Shu ont été une occasion exceptionnelle d’aborder cette géopolitique complexe.
Cet extrait des « Fleurs du mal » figure dans « Topologie et signification », juste avant que Thom expose les grandes lignes de…