Retranscription de Le temps qu’il fait le 13 mars 2015. Merci à Olivier Brouwer !
Bonjour, nous sommes le vendredi 13 mars 2015. Et quand j’ai vu qu’on était vendredi 13, je suis d’abord allé regarder la une des journaux… Non, non, je plaisante !
Je vais vous parler d’autre chose. Je vais vous parler de ce que j’ai fait hier soir. Hier soir, j’étais à Namur, en Belgique. Nous étions dans le Palais provincial (je crois que ça s’appelle, oui, le Palais provincial) qui est un Hôtel de Maître du 18ème siècle, et c’est décoré de manière tout à fait charmante ! Si vous allez aux toilettes en passant par la porte qui se trouve derrière l’estrade où interviennent les personnes qui parlent, les orateurs, vous allez passer par un corridor et puis vous allez vous trouver dans une espèce de pièce qui à mon sens est un peu négligée [P.J. sert à entreposer divers objets], dans laquelle se trouve un tableau splendide de Mazeppa. Alors, vous ne connaissez peut-être pas l’histoire de Mazeppa, mais il y a des tableaux, il y en a une série, des tableaux sur Mazeppa au 19ème siècle, c’est l’histoire de cet homme qui était attaché nu sur un cheval. Voilà. Vous pourrez lire ça sur Wikipedia. Il y a de très beaux tableaux sur Mazeppa, mais là, c’est le plus beau, le plus beau que j’aie vu. Et ça se trouve dans ce corridor mal éclairé du Palais provincial. Si on pouvait mettre ce tableau davantage en évidence, c’est absolument splendide ! Quand j’ai essayé de le décrire, hier, j’ai parlé de Delacroix, j’ai parlé aussi de certains de ces splendides tableaux de Daumier, surtout connu par ses gravures, mais qui a fait aussi des tableaux à l’huile extraordinaires. Un très beau tableau qu’il faudrait quand même mettre davantage en évidence.
Et la petite salle dans laquelle je parlais, vous allez la voir, je vais mettre une photo pour accompagner la vidéo, et d’ailleurs, il y a une vidéo qui a été prise, il y a un film qui a été fait de ma présentation – d’ailleurs aussi un enregistrement purement audio au cas où ça ne marcherait pas avec la vidéo, mais je crois que tout s’est bien passé – vous allez voir ça. Nous étions nombreux, on m’a signalé qu’il y avait un grand nombre de lecteurs du blog qui étaient là, et cette splendide petite salle était vraiment bien, bien remplie, et les questions étaient intéressantes ensuite.
Et j’ai parlé dans ce cadre merveilleux du début du 18ème siècle apparemment, et en revenant dans le train, en reprenant le train pour Bruxelles, je pensais avec une certaine (c’est peut-être le mot) nostalgie – ce n’est peut-être pas ça, c’est peut-être un goût, simplement, pour la fiction – je me suis dit que parler comme cela, comme j’ai eu l’occasion de le faire hier, de la vérité, première partie de mon livre : « Comment la vérité et la réalité furent inventées » publié en 2009 chez Gallimard, à la Bibliothèque des Sciences humaines, que parler comme ça une soirée, d’avoir un auditoire attentif pour m’écouter parler d’Aristote, de Platon, de Socrate, des comparaisons possibles entre la Chine ancienne et la Grèce de la même époque – ce que j’appelle parfois mon « vrai métier » – eh bien, c’est que j’aurais pu, voilà, avoir une vie où je ne parlerais que de ces choses-là. Où il ne serait jamais question, comme il le sera dans la chronique à venir du Monde, c’est quoi, mardi prochain, où je disserte sur les arcanes du swap de cinq ans dans cinq ans, savoir si c’est un bon outil pour évaluer la déflation qui nous menace ! Que j’aurais pu avoir une carrière, comme certains de mes collègues, d’ailleurs, hommes et femmes, qui n’ont écrit que des livres du genre « Comment la vérité et la réalité furent inventées » et qui n’ont pas d’autre chose à mettre à leur palette, dans un monde où parler de Nietzsche commentant la transition de la tragédie, du fait de l’intervention de Socrate et de son influence sur son ami Euripide, que, voilà, on pourrait encore vivre dans un monde où on s’intéresserait essentiellement à ça, parce qu’il n’y aurait rien d’autre pour nous distraire.
L’autre jour, ça m’est venu de faire une petite plaisanterie sur les « Trente glorieuses », quand on nous parle toujours de cette époque en disant : « Oui, c’était formidable ! » Pourquoi est-ce que c’était formidable ? Surtout, parce qu’on avait l’impression que le monde allait rester dans l’état où il était, mais on oublie, on oublie vite ! On oublie vite. C’est comme, c’est quoi ? les cauchemars, on les oublie rapidement, on me dit que les dames oublient rapidement les douleurs atroces de l’enfantement ! Nous sommes une espèce tout à fait remarquable ! Nous oublions que nous étions dans la terreur de la guerre thermonucléaire, que sa probabilité était très élevée, et que personnellement, moi qui crois aux théories de Monsieur Hugh Everett en physique, je suis convaincu qu’il y a un ou plusieurs mondes parallèles où tout ça a pété parce que c’était beaucoup plus vraisemblable que le fait que nous soyons toujours là, dans un contexte comme celui de la tension qui existait dans les années 61, 62, entre les deux grands blocs de la guerre froide.
Alors voilà. Avant d’idéaliser le monde passé, réfléchissons. Le monde est en chaos en ce moment. Je suis épaté quand il y a des gens qui viennent à certains de mes exposés – en général à ce moment-là c’est quand c’est (comme ça a été récemment le cas) un club d’hommes et de femmes d’affaires – qui viennent me voir avec le visage un petit peu bouleversé, en disant : « Mais vous croyez vraiment que le monde est comme vous nous l’avez décrit ? » Euh, des gens qui découvrent ça ! Qui découvrent ça : l’état d’effondrement dans lequel nous nous trouvons.
Alors, comme je disais, oui, ça a toujours été un petit peu comme ça, mais maintenant, le mouvement se précipite. Il y a une sorte d’ironie, évidemment, à écrire des papiers sur le swap de cinq ans dans cinq ans en se demandant si ça marche, parce que ce qu’il faudrait faire en fait, s’il ne s’agissait pas de chroniques qui sont limitées à quatre mille signes, c’est de décrire chaque fois le cadre général dans lequel l’effondrement a lieu, et que cette histoire de swap de cinq ans dans cinq ans, ce n’est finalement qu’un détail dans un tableau qui est celui de la totale absence de maîtrise qui est la nôtre maintenant, vis-à-vis de l’économie autour de nous. Il y a eu des périodes difficiles, dans les années 1930, bien entendu, où on cherchait ce qu’il fallait faire, etc. Mais ici, quand vous décrivez en fait le fonctionnement du système financier, maintenant, c’est : on essaye vraiment n’importe quoi ! On essaye vraiment n’importe quoi pour voir si ça va marcher ou non, on pousse sur un levier et puis on regarde, et puis on attend, et surtout – et c’est ça le sens de ce billet que vous allez voir – on se fie à des modèles qui n’ont aucune qualité, sur des modèles dont on sait qu’ils sont inutilisables, dont on sait que tous les résultats qu’ils produisent sont sans intérêt, et pourquoi est-ce qu’on le fait quand même ? Eh bien, parce que la théorie nous dit que « si l’homme était rationnel », eh bien, ça marcherait. Voilà. C’est là qu’on en est, malheureusement, en théorie financière.
Je vais arrêter là-dessus pour aujourd’hui. À la semaine prochaine !
Rectif : Le skieur progressiste (et non progressif)