Diffuser ou résister à la diffusion : Fractales fatales, par Jean-François Le Bitoux

Billet invité.

« Il y a deux types de populations. Il y a ceux où ce type d’information circule, et puis ça ne se diffuse pas à l’intérieur du reste du système. »

Paul Jorion, Le temps qu’il fait le 6 mars 2015

L’anthropologue s’étonne d’un problème qu’il connait et dénonce depuis toujours : ce qui parait simple aux uns est parfois insupportable et irrecevable aux voisins. Bruno Latour enseigne que le « fait scientifique » est peu de choses sans le « fait sociologique » qui le porte. La science pastorienne n’existerait pas sans l’encadrement sociétal et de communication que le savant a su gérer simultanément. Peu avant Pasteur, Semmelweis constatait « scientifiquement » par les statistiques, que se désinfecter les mains faisait baisser les mortalités dans les maternités. Ce constat ne fut pas partagé à l’époque !

Vétérinaire de terrain depuis 40 ans, j’ai reconnu dans la description anthropologique du fonctionnement des sociétés de pêcheurs de l’Ile d’Houat, d’ostréiculteurs, de saliculteurs, une approche « holistique » que le véto pratique au quotidien : on ne soigne pas en étudiant tel ou tel paramètre mais en vérifiant comment les fonctions vitales s’équilibrent entre elles, bien ou mal.

Scientifique, j’ai longtemps cru que cette rigueur suffit à rendre accessible la biologie, la physiologie, les dérives pathologiques et les thérapeutiques curatives ou mieux encore préventives. Même sans en connaître les détails, on peut accepter qu’il existe un lien entre population croissante et l’émergence de pathologies. Le risque pathologique augmente avec l’augmentation et la densité des populations et, pour en limiter l’effet, il faut définir et mettre en œuvre une zootechnie de plus en plus rigoureuse.

« Élémentaire mon cher Watson ? Pas tant que ça mon cher Holmes ! ». Car il existe dans toute démonstration scientifique des paramètres culturels et environnementaux masqués ou ignorés qui bloquent « la diffusion vers l’intérieur des écosystèmes ». L’environnement du vétérinaire, c’est d’abord le propriétaire de l’animal qui ayant perçu quelque dysfonctionnement, demande de l’aide pour retrouver une homéostasie. Si personne n’appelle, aucune thérapie ne résoudra rien !

Et c’est ce qui se passe aujourd’hui en conchyliculture le long des côtes françaises! Vous avez pu lire que bactéries et virus contribuent à la destruction des élevages mais l’étiologie et l’épidémiologie anthropologique ou sociologique de ces maux montrent qu’aucune des parties prenantes – producteurs, chercheurs, administration maritime – ne s’y impliquent suffisamment pour chercher à résoudre les problèmes. L’émergence de pathogènes est un phénomène parfaitement naturel qui résulte du laisser aller des uns et des autres. Tout ceci vient d’être enfin rapporté dans l’expertise du Professeur Puyt de l’Ecole Vétérinaire de Nantes.

Vous ne savez pas ce que sont les lois de l’épidémiologie, ce message ne se diffusera de lui-même nulle part, même chez ceux qui en ont le plus besoin ! À moins qu’ils n’en aient pas vraiment besoin ? Et qu’il y ait d’autres intérêts masqués qui soient plus solidement défendus que la vie des coquillages et des entreprises ?

Chacun se construit une identité bordée de membranes de sécurité culturelles, scientifiques, administratives, religieuses ; elles sont certes souples mais souvent imperméables à ce qu’on ne veut pas entendre et plus encore à ce qui n’a pas été exprimé. Je laisse conscience et inconscience aux psys, sans complètement les ignorer mais il manque un « détail » à cette histoire de conchyliculture qui se meurt : c’est le commerce qui prime sur la santé des élevages. Les huitres se promènent à travers toutes la France et au-delà en suivant des circuits commerciaux qui structurent le reste de l’activité : y toucher est une telle remise en cause de l’histoire de l’ostréiculture française que cette hypothèse n’est pas retenue. Evidemment virus et bactéries circulent aussi et il sera donc plus difficile de s’en débarrasser. En attendant, ce sont les circulations commerciales des virus et bactéries qui détruisent les animaux et la profession : un véritable suicide assisté ! La conchyliculture a progressé en « colonisant » des territoires nouveaux (Irlande) et aujourd’hui, les produits commerciaux reviennent de ces territoires récemment colonisés où un écosystème neuf les protège provisoirement de l’émergence de pathogènes et ils font concurrence aux produits locaux ! Bref une défaite qui n’a rien d’étrange ! Voilà un « fait sociologique » plus solide que le « fait scientifique » ! On pourrait définir des thérapies préventives, encore faudra-t-il les faire appliquer et donc limiter la circulation des stocks !

En changeant d’échelle, des paramètres parfois inconnus s’expriment et ils doivent être appréciés et valorisés. Mais cette remise en question est difficilement acceptable pour qui se sent à l’abri d’une protection quelconque. Il ne voit aucun intérêt à l’autocritique !

Les lois physicochimiques et biologiques favoriseraient peste et choléra ? C’est exact si on laisse à elle-même une nature « polluée » par des excès naturels ou anthropiques : cela favorise l’expression de pathogènes. Santé et Biodiversité naissent de la qualité de l’environnement. Réciproquement, la surdensité, la mauvaise circulation de l’eau, de l’air, induisent une biochimie cellulaire « à l’économie » qui peut aboutir à la production de métabolismes mal digérés (toxines) ou pire, à des cellules de type cancer qui « respirent mal » (effet Warburg). C’est une évolution inversée avec moins d’énergie mais dont les bases scientifiques sont les mêmes que l’évolution qui nous a menés où nous sommes !

Effectivement, les lois physicochimiques de la Nature ont favorisé peste et choléra pendant des siècles et au XXème siècle, elles ont induit l’apparition de pathologies émergentes dans tous les élevages industriels, ostréiculture comprise. Une fois que l’on a compris les mécanismes en cours, il est possible de les détourner à notre avantage, si quelqu’un en fait la demande et s’il existe une volonté de « diffusion » ! Ainsi ira la gestion des parcs ostréicoles et humains (avec Peter Sloterdijk). Huitres, moules, palourdes se meurent du fait qu’aucun des acteurs ne prent la partie suffisamment au sérieux : chacun attend que le monde revienne à quelques années en arrière… Et ce ne sera pas le cas ! Assez curieusement, ce seront peut-être les écolos locaux qui les obligeront à redevenir sérieux – mais ceci est une autre histoire !

Pourquoi est-ce si difficile de faire ou de faire faire un tel travail correctement ?

Nous avons évoqué la puissance des membranes qui servent à définir et délimiter des écosystèmes. C’est la membrane de la cellule qui l’isole de son environnement et qui de manière sélective lui permet de prélever à l’extérieur l’énergie indispensable puis d’y rejeter des énergies dégradées. Relire M. Crozier, B. Latour, P. Rosanvallon, et plus récemment P. Jorion, F. Lordon, C. Fleury et « Les Pathologies de la Démocratie » ne fera pas de moi un sociologue : la réception de leurs idées nait d’une culture holistique qui voit un intérêt à ne pas rester dans sa spécialité et permet d’aller d’un domaine à un autre, à la recherche de solutions satisfaisantes. Sauf quand il y a plus de confort et de paresse à rester dans son club, son association, sa famille infantilisante dans tous les sens du terme, qu’à innover en regardant ailleurs. Les membranes qui définissent les acteurs de l’ostréiculture en font des organisations tribales où rien ne diffusent par crainte de se voir déstabiliser. Tout est dit et répété dans les textes des auteurs évoqués précédemment : « l’État à la française et sa clientèle ont une capacité de résistance considérable… Notre système administratif est une culture en soi » (Michel Crozier 1987).

Les découpages sociologiques et administratifs qui voudraient « servir et défendre l’intérêt général » sont en pratique des tours d’ivoire imperméables à toute sensation externe qui utilisent leur temps et leurs petits et grands pouvoirs de faire carrière pour se renforcer aux dépens des « Citoyens », si ce mot a encore un sens.

Il semble qu’il soit difficile de voir, d’observer, d’analyser ce qui nous compose : il faut déjà une volonté, une formation et un apprentissage pour prendre du recul et accepter de voir les choses de l’extérieur. Toute interrogation sur les siens est forcément perçue comme un signe de « méfiance » envers la tribu ! Marc Henry, professeur de chimie forcément quantique, aime à souligner que si nous sommes faits de 60 à 70 % d’eau en masse, H2O constitue plus de 99% des molécules du vivant ! Ce n’est évident pour personne mais nous sommes de l’eau : on ne voit pas ce qui nous constitue !

En fait les lois physicochimiques qui permettent le vivant, santé et pathologie, sont « évidemment » les mêmes mais leur application change selon l’échelle de la cellule, à l’organisme, à la population, à l’écosystème et à Gaïa, en fonction d’un environnement immédiat qui se modifie continuellement lui aussi. Et c’est précisément ce qui a rendu possible toute l’évolution et ses régulations normale et pathologique, pour le meilleur et pour le pire.

Les lois de l’évaporation de l’eau de mer sont uniques mais on ne gère pas un marais salant artisanal à Guérande comme une exploitation de plusieurs hectares où l’eau circule par pompage. On ne gère pas une claire à huitres en Charentes comme un bassin de crevettes de 10 ha en Équateur, même si les uns et les autres savent utiliser des nitrates sans produire de marées vertes : ce n’est qu’une question de savoir-faire ! L’évolution du marché du poisson n’est pas entretenue, ni structurée de la même manière à l’île d’Houat et à Rungis. Tous ces professionnels travaillent avec un environnement fluctuant dans l’espace et dans le temps qui participe bon gré mal gré, aux décisions et aux transactions.

Mais si à un moment, des paramètres tribaux priment sur la négociation en cours, aucune étude scientifique n’aidera à résoudre les problèmes. Les membranes, les techniques et les méthodes efficaces se retournent contre l’intérêt général et sont devenues des armes de défense des intérêts tribaux contre l’intérêt général.

Si l’information ne percole pas, c’est que paresse et conservatisme font plus que Lumières et innovation. La lutte des castes a remplacé la lutte des classes : Zélites, Zélus, Zélotes même combats pour entretenir des Zakis Zaristocratiques. Ce sont bien les mêmes réactions vitales qui construisent ou détruisent organismes et tribus selon l’échelle d’application : Fractales fatales.

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