Billet invité, en réponse au courier critique d’un lecteur suscité par les récents billets de Michel Leis sur la Russie : Des similitudes qui font froid dans le dos, et son addendum
Ma principale cible est et a toujours été le délitement de la démocratie en Occident et les ravages du néo-libéralisme. J’ai dû écrire trois fois à propos de la Russie sur plus de 100 billets. L’avalanche de réactions à mon billet de lundi et votre mail me poussent à préciser un peu plus mon point de vue.
Oui, la Russie me fait peur. L’idée fort répandue du recul constant de la Russie depuis 1991 et de la perte de son statut de grande puissance m’apparaît comme une idée qui ne reflète plus la réalité. Si recul il y a, c’est seulement sur le plan idéologique : non, la Russie n’est plus l’URSS, elle s’est convertie à un libéralisme effréné pas moins condamnable que dans les autres pays. Elle dispose de deux atouts majeurs pour reconquérir son statut de grande puissance. Tout d’abord, elle bénéficie d’une rente pétrolière et gazière conséquente. Ce n’est pas parce que les cours sont au plus bas aujourd’hui que cette situation ne constitue pas un avantage straégique important au long terme. Ensuite, elle investit massivement dans son armée et la modernise à marche forcée. Même si le budget militaire des États-Unis est de loin le premier au monde en valeur absolue, la Russie consacre une proportion importante de son PIB (4,2 %) aux dépenses militaires. L’augmentation rapide de ce budget laisse à penser qu’elle dépassera les États-Unis avant 10 ans en ce qui concerne l’équipement de son armée[i]. Si c’est encore une armée à 2 vitesses où certaines unités restent très mal équipées, c’est aussi le seul pays au monde à développer en même temps 3 avions de combat de 5ème génération (T50, SU47, Mig 1.44).
Les États-Unis et la Russie jouent à un « wargame » depuis déjà longtemps. Dans cette partie, il est certain que les États-Unis sont intervenus bien plus souvent à l’extérieur de leurs frontières depuis 1945 que la Russie.
Du côté des États-Unis, la stratégie est largement prévisible. Sur le fond, elle n’a pas bougé depuis la guerre froide. Par ordre de priorité : défense des intérêts américains, défense des alliés, surtout s’ils possèdent des ressources stratégiques, et la loi du cow-boy (si tu m’attaques je te flingue). Curieusement, ces interventions à répétitions se font dans un pays où la population serait par nature plutôt isolationniste.
Du côté de la Russie, il y a une rupture fondamentale depuis l’effondrement de l’URSS. Avant les années 80, la stratégie était le pendant de la stratégie américaine, le côté cow-boy en moins. L’URSS bénéficiait d’une dynamique de pays non alignés qui avaient tendance à préférer le modèle soviétique (ou chinois) au modèle américain, ce qui a conduit les États-Unis à nombre d’interventions extérieures au nom de la théorie des dominos et à quelques échecs peu glorieux, au Vietnam notamment.
Après l’effondrement et l’éclatement de l’URSS, le domaine d’intervention de la Russie a changé. On est dans une forme de reconquête territoriale, soit directe comme avec la Crimée, soit indirecte avec des pays vassalisés ou qui n’existent que par la volonté du Kremlin (l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie). Cette reconquête s’appuie sur un nationalisme aux caractéristiques très particulières.
Ce nationalisme ne se réfère pas seulement au territoire, c’est un nationalisme du « sang ». Il comporte une dimension de fierté et un sentiment de supériorité extrêmement ancré dans la tête des citoyens, sentiment par ailleurs partagé par la plupart des autres pays de l’ex-bloc de l’Est, Ukraine y compris. Beaucoup de ces pays instrumentalisent ce nationalisme exacerbé, mais aucun de ces pays n’a la capacité militaire de la Russie, aucun autre pays ne peut étendre ce nationalisme à des communautés importantes vivant hors du territoire national. Le principal reproche que je fais à Poutine, c’est d‘aller au-delà de cette instrumentalisation et de passer aux actes. Mais par ailleurs, il est fort possible que dans le cas bien improbable où l’opposition parviendrait au pouvoir en Russie, celle-ci tomberait dans les mêmes travers, l’instrumentalisation du nationalisme étant souvent la solution de facilité pour masquer les inégalités intérieures.
Une dernière précision : ce que j’évoque ici à propos du nationalisme russe ne ressort pas seulement de la lecture des médias plus ou moins bien intentionnés. Entre 2008 et 2014, j’ai eu l’occasion de faire des dizaines de voyages professionnels en Russie et dans d’autres pays de l’ancien bloc de l’Est (en Europe et en Asie centrale). Il est extrêmement déstabilisant quand l’on discute « hors cadre » avec des interlocuteurs bien éduqués et très compétents de se trouver soudain face à des moutons enragés qui se lancent dans des déclarations nationalistes et racistes enflammées. Il est encore plus inquiétant de constater que ces interlocuteurs ne sont pas des exceptions… Un tel niveau de nationalisme quand il est instrumentalisé fait vraiment peur.
Que les comportements des États-Unis soient plus que condamnables, je n’en disconviens pas, mais cela ne peut être le principal argument de défense de la Russie. Les ennemis de mes ennemis ne sont pas forcément mes amis. La critique plus que jamais indispensable du capitalisme et de son fer de lance américain ne doit pas conduire à l’aveuglement.
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[i] Le pharaonique budget militaire des États-Unis ne peut être totalement comparé à celui des autres pays, car il recouvre en partie l’aide militaire directe à ses alliés, une forme de privatisation de la guerre (les énormes contrats passés avec Halliburton dans des conditions douteuses) et des coûts de fonctionnement très supérieurs à ceux des autres armées lors des « opérations extérieures », autrement dit les guerres menées par les États-Unis.
Le vent va très vite tourner ! Y’a que les girouettes qui ne le savent pas encore.