Billet invité.
Levez-vous le poing ? Pour dire oui ou pour dire non ? Les deux en même temps, écrivait Camus dans L’homme révolté. Vous levez le poing pour deux raisons et deux raisons seulement. Deux raisons qui se sont manifestées sans que vous ne les convoquiez vraiment, qui sont apparues sans crier gare, mais qui vous appartiennent maintenant, vous concernent comme des évidences, vous consacrent sur la brèche, malgré vous, au-delà de vous.
Un- « parce que ça ne peut plus durer comme ça », et deux- « parce que c’est injuste ». Ce n’est pas deux idées, c’est deux conclusions, qui vous passent du cerveau au cœur, le moment venu. Le moment venu de l’existence politique dont vous n’aviez jamais rêvé mais qui s’impose à vous de l’extérieur, qui fait intrusion dans votre vie.
Les révoltes tournoient dans l’air européen, visibles ou refoulées, d’extrêmes divers. Les frontières crissent et même l’histoire est sollicitée (emprunt forcé du régime nazi à la Grèce jamais remboursé…).
Les appartenances collectives émergent en deçà des traités et des professions de foi dominantes. A qui me sens-je lié par un destin commun ? Qui me respecte ? Où se situe le minimum d’humour partagé ? Ou situer la common decency ? A quelle longueur de jupe ? Dois-je payer pour les Grecs ? Qu’est-ce que ma « proximité » ? Mon « échelon du local » ? Suis-je seul ? Suis-je accompagné ? Par tout le monde ? Qu’ai-je à voir avec une banque ou un géant du net transnational domicilié dans des paradis fiscaux ? Qu’ai-je à voir avec une dette irremboursable ? Une dette, c’est une somme qu’on doit rembourser. Il n’y a pas d’autre définition. Une dette irremboursable, c’est un concept qui sort de l’échange marchand. (Il n’y a qu’un cas dans les échanges humains ou cette idée puisse être appliquée : c’est l’esclavage.) Quelle sécurité, quel respect de ma personne me rendrait quitte de ma coopération ?
La construction européenne a froid, la construction européenne est en slip et on ne sait de quel vêtement la rhabiller. L’Allemagne et la France, entre autres, ont beaucoup aidé la Grèce ces dernières années. La France a engagé 11 milliards d’euros en garantie du premier plan de sauvetage, puis 31 milliards pour le fond de solidarité de la zone euro. Elle s’est également portée garante des prêts accordés à la Grèce par le FMI. Total 59,7 milliards d’euros sur les 250 des deux plans de sauvetage organisés par la Troïka. Il est donc faux de conclure à priori qu’aucune « solidarité » n’a été effective depuis le début de la crise grecque. Mais dans quel cadre ? Démocratique ? Que signifient les mots « Grèce », « Allemagne », « France », dans ce processus ? Dans quelle mesure nous identifions-nous à ces mots ? De quelle manière sommes-nous concernés par les décisions prises, et par leur conséquences ? L’Europe s’est constituée de manière beaucoup plus politique qu’on ne le dit. La décision de créer l’euro, déjà ancienne, et celle de le maintenir coûte que coûte, plus récente, sont des décisions politiques, qui mettent en jeu à la fois une vision à long terme, un engagement idéologique, et une certaine indépendance des intérêts particuliers. « Grèce », « Allemagne », et « France » ont prononcé des vœux, et essayent de s’y tenir. L’Europe est une construction politique extraordinaire et unique dans le monde et dans l’histoire, qui définit une autre gouvernance que celle de l’état souverain ou de l’empire.
Le problème, c’est nous. « Peuples », ou gens tout court, comme on veut. L’Europe s’est construite sur la sidération des peuples après la guerre, dans un but pacificateur, comme une sorte de corollaire à la fondation de l’ONU. Ils ont fait beaucoup de discours, et au fil des années ils ont signé traité sur traité. On a vu des drapeaux bleus à étoiles s’accoler au drapeau bleu-blanc-rouge sur les mairies. Dans le travail, on a entendu dire : ça, c’est les nouvelles règles. C’est les règles européennes. Les politiques aussi, ils disaient trois pour cent, trois pour cent ! Une fois tous les 36 du mois, on allait voter pour un « parlement » sans nation, sans visage et sans pouvoir. Les billets ont changé et ils nous ont donné des petites calculettes Franc-Euro. Plus de visage à la noix sur les biftons : des bâtiments abstraits. Jusqu’à ce qu’ils viennent vraiment nous faire les poches. Alors là on se frotte les yeux et pour la première fois depuis cinquante ans, on dit : mais c’est quoi ce truc ? On s’aperçoit vite que dans ce « truc », nous, on n’existe pas. Sauf comme débiteurs. On s’aperçoit que certains disent, et depuis longtemps, qu’il y a un « déficit de démocratie » dans les institutions européennes. Ça ne leur coûte pas grand-chose de le dire, mais bon, c’est quand même plutôt gentil pour nous. Ils nous disent « notre Europe », « nos banques »… Il y a des commissions, des présidents de commission, des présidents de groupe, des présidents de la banque centrale, et en plus, tous les autres politicailles de d’habitude, les français plus les autres, des chancelières, des ministres des finances, en réunion ou pas en réunion, tout ça bien cravaté mais qui parle pas la même langue et tout.
Anti-européen ? Il faudrait que j’y réfléchisse, mais a priori je ne crois pas. Pas moi, en tout cas. Pro-européen ? Faut pas pousser non plus. Enfin c’est surtout que « pro-européen », avec tout ce bordel je ne sais pas trop ce que ça veut dire, en fait. De toute façon, on n’a pas d’avis à donner. Je suis allé plusieurs fois en Grèce et c’est plutôt cool, c’est bien qu’on soit ensemble dans l’Europe. Le problème c’est les sous et c’est sûr que ça, ça nous dépasse un peu, quand c’est 250 milliards (d’après ce que disent les cravatés). J’ai l’impression qu’en Grèce ils ne sont pas plus tire-au-flanc qu’ailleurs mais il n’y a que du chômage, ils ont les boules. Ils n’y peuvent rien, et nous non plus. Ils ont la mer pour regarder au loin, mais ça ne remplit pas le saladier. Je crois que ça va chier. Les cravatés ont finalement remarqué qu’on existait alors ils ont décidé de s’adresser à nous, de nous convaincre, quitte à écorcher un peu leurs projets politiques : tant pis pour la Grèce. L’Europe, jusqu’ici d’un expansionnisme tout idéologique, pourrait bien reculer d’un pays. On en souffrira. On s’en remettra. Les Grecs ne sont pas comme nous : tous des voleurs, parasites, juste là pour la gratte. D’ailleurs, dans tous les autres pays, l’austérité, ça marche. Ils ont mis en joue et sont prêts à donner l’assaut final au membre incurable.
Quand ils se retourneront, ivres et le canon fumant, ils défileront en héros sur les places publiques, et on les adulera pour fêter les milliards retrouvés. Le soulagement après la peur. La peur d’être envahis par les Grecs. Mais – vous l’avez deviné – on comprendra vite qu’ils reviennent en fait sans un radis pour nous dans leurs poches…
Levez-vous le poing ? Etc.
@Pascal Même Trump peut s’apercevoir que le Groenland, Panama ou le Canada c’est plus proche et plus important qu’un bout…